Guerre hybride et risques transverses
Patrick Boisselier
Le sujet de cette table ronde porte sur les guerres hybrides et les risques transverses. L’intitulé peut sembler au premier abord un peu abstrait. Permettez-moi juste d’en circonscrire les contours, étant entendu que les spécialistes autour de cette table ne manqueront pas de préciser leur point de vue et peut-être de contredire les quelques éléments que je vous aurais proposés.
Une guerre est appelée hybride lorsqu’elle combine des opérations de guerre conventionnelle, de guerre asymétrique (ou irrégulière), de cyberguerre et d’autres outils tels que la désinformation. D’une certaine manière, cela a toujours existé, soit en combinant les quatre éléments, soit une partie d’entre eux. Le conflit en Ukraine en est un parfait exemple, les Russes se fondant sur les supposées volontés d’indépendance des citoyens dans les territoires occupés pour mener une guerre conventionnelle, tout en infligeant une propagande totalement déconnectée de la réalité, que ce soit à l’égard de la scène internationale, que de ses propres ressortissants ou encore des populations occupées qu’elle tente de « russifier » par tous moyens d’acculturation. La violence indiscriminée (viols, tortures, bombardements de la population civile, massacres de masse, déportation), les menaces de recours à l’arme nucléaire, constituent une guerre non conventionnelle à côté des manœuvres militaires. On sait également que la cyberguerre, en grande partie gagnée par les Ukrainiens, a une place importante dans le contexte. Aussi, à l’énoncé de ce mélange de genre, finalement, on peut tout de même se demander si le concept n’est pas trop flou pour constituer une définition solide. Nous verrons avec le général Vincent Desportes, chercheur puisque titulaire d’un doctorat en histoire, l’approche qu’il a de cette notion de guerre hybride.
S’agissant des risques transverses, la notion m’a laissé un peu perplexe, tant elle apparaît vaste. Pour rester dans un exemple concret – et la guerre en Ukraine nous fournit ample matière tant l’imagination des Russes apparaît grande, surtout face à la déconfiture actuelle de son armée – on peut citer le risque atomique lié aux combats près de Zaporijjia et de sa centrale ainsi que la déstabilisation de l’économie mondiale liée au pétrole et au gaz que produisent les Russes en abondance, ainsi que de la production céréalière dont les Africains font notamment les frais. Les Européens subissent aujourd’hui une inflation due, pour partie du moins, aux mesures de rétorsion à l’égard de la Russie. Le recours au charbon afin de remédier aux problèmes de chauffage et de production d’électricité constitue des conséquences liées au conflit et aggrave le problème du réchauffement climatique. Les anciens États-membres de l’URSS voient éclore des conflits à leurs frontières. Les risques transverses peuvent être très différents dans leur nature. M. Emmanuel Dupuy, président de l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), nous entretiendra à ce sujet de la nécessité de, non seulement, anticiper l’hybridité des conflits et la transversalité des menaces, mais de nous y engager également en modalité offensive et plus simplement réactive.
Vincent Desportes
La guerre hybride existe-t-elle ?
Pour répondre à cette question, il faut revenir à la définition de la guerre. La plus courte, classique et universelle est la suivante : la guerre est l’affrontement armé des volontés, ou la dialectique armée des volontés. Précisons, selon la définition qu’en donne Clausewitz : « Un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. » En outre, sa célèbre formule : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », nous permet de préciser l’objet.
La guerre est d’essence politique, elle constitue une relation particulière entre deux entités politiques. Clausewitz, à juste titre, considère donc à la fois que la guerre est un objet social et que tout moyen non politique peut devenir un outil de la guerre.
Il postule donc, dès le milieu du XIXe siècle, « l’extension sans limite du domaine de la guerre » pour reprendre l’expression de Pierre Servent (1), que ce dernier emprunte lui-même à Michel Houellebecq qui évoquait, pour sa part, dans son ouvrage éponyme « l’extension du domaine de la lutte ».
À ce stade de notre raisonnement, nous remarquons qu’il est dans la nature de la guerre de n’avoir, en elle-même, aucune limite ni contrainte dans la palette de ses moyens. Clausewitz constate cependant qu’il existe une limite dans l’extension de la guerre, cette dernière se trouvant dans les faits dans l’impossibilité de monter aux extrêmes pour des raisons qui lui sont d’ailleurs étrangères.
Le monde a-t-il connu des formes pures de la guerre ?
Y a-t-il des guerres n’utilisant que des armes destinées à tuer et à détruire, ce qui sont les moyens d’action premiers et différenciant des armées. Probablement jamais.
On peut citer la bataille dite des Champions (546 av. J.-C.) qui opposa Argos à Sparte. Les deux villes s’étaient mises d’accord pour que seuls les trois cents meilleurs hommes de chaque camp s’affrontent jusqu’à la mort, évitant ainsi l’engagement des deux armées. Dès le départ Argos et Sparte ont décidé d’accepter le verdict des armes et d’en rester là ; les deux cités respectent leur parole, au bénéfice de Sparte.
On peut citer les combats de chevaliers au Moyen Âge où « le combat des trente » en 1351 pendant la guerre de succession de Bretagne. Jean de Beaumanoir lance un défi à Robert Bemborough en lui proposant un tournoi. Celui-ci accepte et propose trente combattants dans chaque camp ; le lieu choisi se situe entre Josselin et Ploërmel.
L’un des camps l’emporte. La messe est-elle dite ?
Non, bien sûr. Comme cela ne cessera plus jusqu’aujourd’hui, le verdict des armes n’est pas respecté par le perdant qui le remet en cause, cherchant d’autres moyens de l’emporter. Pourquoi ? Parce que le principe fondamental de la guerre est immuable : pour imposer ma volonté à l’autre, je dois dominer ou contourner la sienne. La guerre s’empare donc naturellement de tous les moyens dont elle peut se saisir pour parvenir à son but : dominer ou contourner
Les responsables politiques comprennent très vite que la force militaire ne peut pas tout : elle n’est qu’un des instruments de la guerre. Ils comprennent rapidement que l’action militaire doit être combinée, dans le temps et dans l’espace, à d’autres actions, si elle veut produire un résultat politique. Récemment, nous avons nous-mêmes cru découvrir un concept nouveau, celui de « manœuvre globale », alors que la conduite de la guerre a toujours exigé d’organiser la convergence d’effets et de lignes d’opérations, cette convergence visant l’affaissement de la volonté de l’autre.
Clausewitz nous vient ici encore en aide, avec sa remarquable trinité. La guerre n’est pas l’affaire des militaires, elle est l’affaire de trois acteurs : l’État et ses dirigeants, l’armée et le peuple. Ce n’est donc plus seulement la volonté de l’armée qui est la cible de la guerre mais celles de l’État, de l’armée et du peuple, ce qui confère à la guerre une nature tridimensionnelle. Le conflit russo-ukrainien actuel en est une parfaite illustration.
L’extension de la guerre est donc dans sa nature même. Sa règle éternelle est simple.
• La guerre s’empare de tous les espaces que l’homme conquiert : terre, mer, air, espace nucléaire, Espace, cyberespace…
• La guerre s’empare de toutes les techniques que l’homme maîtrise ou même subodore.
* * *
Il n’y a pas de guerre hybride, parce que l’hybridité est dans la nature même de la guerre : il n’y a donc que la guerre et elle prendra, jusqu’à la destruction du monde, toutes les formes qu’elle pourra revêtir, elle s’insérera dans tous les mondes et les espaces que nous découvrirons, parce que tant que l’homme sera l’homme il aura toujours la tentation de la guerre pour les trois éternelles raisons décrites par Thucydide dans sa guerre du Péloponnèse : le pouvoir, l’honneur ou la richesse.
Nos adversaires seront intelligents. Ils feront tout pour que nos plans échouent. Ils seront hybrides quant à leurs actions et à leurs équipements – du plus rustique au plus moderne, des plus civilisés aux plus barbares. Ils seront aussi hybrides, car ils agiront toujours au cœur d’une intrication complexe alliant combats conventionnels, insurrections, criminalités et extrémismes religieux violents. Ils mêleront le militaire à l’alimentaire, l’énergie au social, l’économie au mensonge et à la propagande.
Alors ?
Contrairement à ce que nous avons longtemps cru, nous travaillerons toujours dans des situations d’incertitude croissante, aux rebondissements inattendus. Jamais le « brouillard de la guerre » ne se lèvera sur nos champs d’opérations. Les rôles des responsables politiques et des chefs militaires seront de plus en plus complexes, leurs champs d’action et de responsabilité s’ouvriront toujours davantage ; ils auront à maîtriser une gamme toujours plus étendue de savoir-faire et de savoir-être. Il nous faut donc travailler et chercher à comprendre, sans relâche, si nous voulons rester à la hauteur des défis que nous aurons sans cesse à relever.
Alors ?
Alors, nous devons être forts, déterminés. Car notre civilisation, si contestée aujourd’hui, est notre grande force, mais elle est également notre très grande faiblesse.
Nous combattrons toujours une main derrière le dos pour lutter contre la barbarie qui, un temps assoupie, est en train à nouveau de s’emparer du monde.
Emmanuel Dupuy
Je commencerai par reprendre la thèse du général, pour savoir si, oui ou non, cette hybridité existe, et pour savoir si nos adversaires sont si prévisibles que cela. Je voudrais, en complément de ce qu’Alain Bauer nous invite à faire, puisqu’il a évoqué les deux officiers qui ont écrit La Guerre hors limites (2), en citer un autre beaucoup plus ancien : Sun Tzu (3), avec cette formule qui me semble poser le débat – « Sois subtil jusqu’à l’invisible, sois mystérieux jusqu’à l’inaudible. Alors, tu pourras maîtriser le destin de tes adversaires. » Je voudrais commencer à évoquer ce propos en mettant en avant à la fois l’hybridité des conflits et la transversalité des menaces. Même si cela peut paraître dialectiquement critiquable, un certain nombre de nos adversaires l’ont proclamé comme un moyen de faire la guerre. Nous devons donc en tenir compte d’une manière défensive et peut-être même de manière offensive.
Évidemment, tout cela s’inscrit dans un contexte : celui dans lequel nos forces agissent, et dans lequel notre action diplomatique essaye d’évoluer. Le retour de la guerre de haute intensité est une réalité que l’on voit en Ukraine aujourd’hui, en mer de Chine demain, peut-être aussi entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan bientôt. Nous faisons face à une conflictualité récurrente enkystée au Sahel, ce que l’on appelle sous le seuil de la conflictualité, avec deux dynamiques qui sont malheureusement persistantes. D’abord, des menaces intraétatiques : on l’a vu encore récemment, avec l’attaque d’un convoi humanitaire au Burkina Faso. Et puis, depuis peu (mais c’est aussi une problématique ancienne) des fragilités interétatiques qui perturbent la manière dont les États travaillent ensemble. Prenons l’exemple des coups d’État au Mali en mai 2020 ou au Burkina Faso en janvier 2022, qui semblent avoir distendu la manière dont on pense la réponse aux insécurités. Nous assistons aussi au retour des « stratégies de politique de puissance ». C’est ainsi que le président Emmanuel Macron les a désignées, lors du discours aux ambassadeurs. Les stratèges russes évoquent cela en y associant le retour de la politique de puissance des démocraties souveraines. Vladislav Sourkov l’évoque en mettant en avant que la Russie, la Turquie, la Chine et peut-être d’ailleurs l’Iran ont aussi le droit d’avoir leurs propres stratégies de puissance, qui de facto obèrent un peu sur notre façon de concevoir les relations internationales.
Si la doctrine de l’hybridité n’existe pas, il faut avoir l’esprit qu’elle a été conceptualisée par le général Valeri Guerassimov, chef d’état-major des forces armées de la Fédération de Russie. Il évoquait le fait que, dès 2014, la conquête du Donbass et de la Crimée, et en parallèle de manière gigogne l’intervention militaire russe à partir de 2015 en Syrie, que « le rôle des moyens non militaires dans la réalisation d’objectifs politiques et stratégiques s’est accru, et a même dépassé le pouvoir de la force des armes ». Cela ne signifie pas qu’ils se substituent, mais ils complètent l’action militaire. Évidemment, on pourrait avoir à l’esprit que le conflit en Ukraine nous offre finalement une sorte de condensé, de cas d’école, de ce qu’est cette transversalité ou cette hybridité des menaces. Le concept par exemple de l’atteinte aux câbles sous-marins ou aux gazoducs, ce qui est conceptualisé dans la Revue stratégique comme le Seabed Warfare en est un exemple parmi tant d’autres. Il met en avant un autre aspect : nous sommes très fragiles par rapport à nos infrastructures critiques, notamment nos gazoducs. De facto, cette instabilité, cette imprévisibilité et cette ambiguïté stratégique vont de pair avec l’extension du champ de la confrontation ou de la conflictualité. C’est inscrit dans la Revue stratégique de 2017 (4), ça a été révisé dans son actualisation en février 2021 (5). La compétition est permanente, tout comme la contestation à la fois dans les champs économique, géopolitique et géoculturel. Elle va, en dernier recours, vers un affrontement davantage militaire.
Au-delà de ces questions, je voudrais changer la manière de percevoir le sujet. Si on part du principe que ces hybridités se substituent temporairement, définitivement ou ponctuellement à l’éventualité d’un affrontement direct sur le terrain, notre puissance militaire doit y faire face ou la prendre en considération, même si beaucoup en doutent. D’où une série de questions, qui amènera une série de propositions de ma part, très succinctement présentée.
Premièrement, par rapport à cette évolution de la conflictualité, le passé nous apprend qu’il faut impérativement éviter les hésitations stratégiques. Il ne faut surtout pas faire comme on l’a fait avec un certain nombre de domaines et de rendez-vous manqués. Il ne faut pas être dans la guerre d’aujourd’hui et avoir une guerre de retard. Je prendrai l’exemple des drones : nous n’avons pas vu le changement de nature des conflits. Il a donc fallu attendre l’autorisation du Parlement en décembre 2017 pour que nos drones Reaper puissent être utilisés dans le Sahel et fassent partie de notre stratégie militaire sur le terrain. Nous sommes d’ailleurs loin des investissements nécessaires pour les drones dont nous avons besoin, je ne prendrai que l’exemple de l’Eurodrone : nous nous dotons très tardivement, en tout cas après beaucoup de nos partenaires, de ce drone Male de moyenne altitude et de longue endurance. La cyberdéfense est un deuxième exemple : ce sont des outils qui pourraient permettre une résilience à cette transversalité ou à cette hybridité. Le rapport du sénateur Jean-Marie Bockel évoquait la possibilité de renforcer les capacités de cyberdéfense et d’anticiper, d’offrir une nouvelle alternative avec des capacités offensives. Ce rapport est de 2012. Il a fallu attendre janvier 2019 pour que la Revue stratégique cyberdéfense évoque le recours possible à des actions informatiques offensives qui viendraient compléter la palette de notre dissuasion.
Quatre autres éléments sont à prendre en compte dans ces transformations :
• L’externalisation est devenue une réalité. Certaines de nos armées pratiquent la sous-traitance, la privatisation pour des opérations cinétiques ou tout simplement pour la protection armée en zone à risques. La France avait évoqué l’idée de travailler dans ce sens. Le rapport des deux députés Jean-Claude Viollet et Christian Ménard date de février 2012. En dix ans, nous n’avons pas beaucoup avancé sur la manière d’investir dans le champ des entreprises de services de sécurité et de défense – SMP, Société militaire privée.
• La maritimisation. La stratégie indo-pacifique est une réalité depuis novembre 2019, et elle fut rehaussée dans un volet européen à partir de février 2022. C’est une priorité absolue, puisque 93 % de nos Zones économiques exclusives (ZEE) dépendent de la sécurisation de nos terres et la protection de nos intérêts à la fois stratégiques et vitaux dans les océans Indien et Pacifique.
• L’Espace. Évidemment, il y a une double tournure entre l’arsenalisation de l’espace et la privatisation de l’espace (New Space ou « ubérisation » de l’espace). Ce sont là des domaines dans lesquels notre pays est un petit peu en retard.
• La guerre informationnelle. C’est là un point essentiel quand il s’agit de faire face à l’hybridité ou à la fragilisation de notre investissement en matière de défense, puisque la compétition se fait aussi dans le domaine de l’influence, de la perception. Il s’agit de nous défendre, mais aussi potentiellement d’avoir nous-mêmes notre propre narratif. Cela nous permettrait de disposer d’une capacité offensive à attaquer ceux qui sont en train de l’envisager ou malheureusement de le faire. Je me réjouis qu’il y ait une coordination du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE) avec la cellule anti-infox, sous l’égide de l’ambassadrice Anne-Sophie Avé. Le ministère des Armées est doté de la même agence sous la direction du général Pascal Ianni. Mieux vaut le faire maintenant, mais il eut été intéressant de le faire avant.
Notre système de coopération, de sécurité collective, notre appartenance à un système de défense collective et de coopération sécuritaire nous offre-t-il les garanties minimales pour nous prémunir en autonomie, en souveraineté ou en tout cas faire face aux menaces évoquées ? Je paraphrase ce qu’a dit le général ce matin : « il s’agit de freiner, d’empêcher nos adversaires de s’en prendre à nous », comme l’évoquait le général Thierry Burkhard dans son concept stratégique en octobre 2021. Nous disposons d’outils : l’article 5 de l’Otan, l’article 222 du traité de Lisbonne, l’article 42 alinéa 7, offrant une coopération si une catastrophe d’origine environnementale ou humaine obère la sécurité d’un pays. D’autres disposent de l’article 4 de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui permet aux pays qui en sont membres (6) de faire appel à une protection des autres. Ce dernier n’a pas été utilisé quand deux pays se sont fait la guerre récemment ou quand l’Arménie a demandé que cet article 4 soit brandi. Est-ce que cette doxa des articles de sécurité collective est réellement envisagée, sachant que l’article 5 n’a été utilisé que pour lutter contre les Taliban ou pour justifier l’intervention unitaire en Afghanistan.
Les différentes projections stratégiques dans lesquelles nous sommes engagés – l’Actualisation stratégique de février 2021, la Boussole stratégique de l’Union européenne (UE) votée en mars 2022 au niveau du Conseil européen ou tout simplement le concept stratégique de l’Otan à l’horizon 2030 voté à Madrid – devraient prendre en compte une posture défensive vis-à-vis de ces menaces. Nous engagent-elles dans une logique proactive ou offensive ? Peut-être devrions-nous, par symétrie, avoir notre stratégie de l’hybridité et de l’influence, pour permettre à nos adversaires d’être dissuadés d’utiliser ces moyens ambigus au sens propre du terme, qui sont les corollaires des stratégies hybrides.
Alors que faire ?
Investir dans le narratif plus inclusif : prenons l’exemple de nos opérations extérieures. Dé-Barkhaniser notre intervention au Sahel pour reprendre une initiative que nous avons perdue dans un certain nombre de pays, notamment ceux qui ne veulent plus de notre intervention militaire. Il s’agit de mener une contre-offensive à la guerre informationnelle qui vise à dénaturer, à remettre en cause la légitimité, l’efficacité, l’efficience de l’intervention militaire.
Renforcer notre puissance normative : pour cela nous avons des outils, que nous n’utilisons pas suffisamment, alors que vient de se terminer la 77e Assemblée générale des Nations unies. La Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, la Charte de l’ONU évidemment, l’engagement pour la révision de l’article 6 du Traité de non-prolifération – pierre d’achoppement à propos de laquelle la France, puissance nucléaire, aurait dû prendre l’initiative si elle estime qu’il est utile et logique de se désarmer –, le renforcement de la justice internationale à travers le Statut de Rome créant la Cour pénale internationale (CPI) en 1998, ou à l’aune de ce qui se passe en Ukraine, un caractère proactif pour créer un tribunal pénal qu’Emmanuel Macron a évoqué en filigrane dans son intervention lors de l’Assemblée générale. Il convient de renforcer les tentatives de l’utilisation du droit, afin de renverser la manière dont le lawfare est utilisé contre nous, en mettant en avant la force, la prégnance, la légitimité l’historicité de nos normes, le droit continental, contre le droit communautaire comme un gage de cohésion politique, sociétale, la manière de faire affaire ensemble à travers cet outil du droit international des affaires…
Recourir aux sanctions quand cela est strictement nécessaire, pour que nous ne soyons pas nous-mêmes pris au piège de la considération selon laquelle nous sanctionnons beaucoup quand cela nous arrange et peu quand nos intérêts vitaux sont engagés. C’est en tout cas ce que perçoivent certains pays émergents, notamment en Afrique, qui ne comprennent pas le proactivisme dont nous faisons preuve vis-à-vis de l’Ukraine et qui interrogent un prétendu deux poids deux mesures.
Réformer le multilatéralisme, ce qui passe par un élargissement du Conseil de sécurité des Nations unies. C’est un vieux serpent de mer, mais il est utile de l’avoir à l’esprit quand le multilatéralisme est mis à défaut d’être en parfaite cohésion, comme l’a illustré le 22e sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Samarcande. Je pense également aux logiques de libre-échange continental entre le Canada, les États-Unis ou le Mexique, ou même le Regional Comprehensive Economic Partnership qui réunit l’ensemble des pays d’Asie du Sud et d’Asie du Sud-Est. Cela crée des mastodontes financiers, dans lesquels il existe une cohésion politique et sociale que nous n’avons pas en Europe. Nous n’avons pas avancé sur un partenariat eurafricain alors que se crée une zone de libre-échange continentale et que nous avons l’espace économique européen.
Enfin, ne pas exclusivement basculer dans l’asymétrie des menaces – guerre contre le terrorisme, la piraterie maritime, les narcotrafiquants. Il faut continuer à pratiquer la contre-insurrection, tout en comprenant qu’elle est concomitante au retour de la guerre. La bascule du modèle de 2013 « paix, crise et guerre » à celui de 2017-2021 « compétition, contestation et affrontement » ne doit pas nous faire oublier que nos partenaires diplomatiques d’aujourd’hui seront peut-être nos adversaires systémiques de demain – peut-être le sont-ils d’ailleurs déjà. En outre, ces partenaires diplomatiques sont aussi des compétiteurs économiques.
Le silence ne vaut pas l’inexistence : le général Éric Bucquet a évoqué le fait que nos adversaires agissent en silence, subrepticement, sous le radar. Il faut peut-être améliorer la granularité de la perception des signaux faibles pour ne pas seulement devoir répondre, mais plutôt anticiper. ♦
(1) Servent Pierre, L’extension du domaine de la guerre. Après les attentats, comment affronter l’avenir, Robert Laffont, 2016, 300 pages.
(2) Liang Qiao et Xiangsui Wang, La guerre hors limites, Payot Rivages, 1999 (rééd. 2003 et 2006), 322 pages.
(3) Sun Tzu, L’art de la guerre.
(4) Revue stratégique de Défense et de Sécurité nationale, 2017, 111 pages (https://medias.vie-publique.fr/).
(5) Actualisation stratégique, février 2021, 56 pages (www.defense.gouv.fr/).
(6) La Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan.