Europe puissance : d'une autonomie renforcée à la souveraineté ?
Clotilde Champeyrache
Nous avons beaucoup entendu parler du fait que nous avions, d’une certaine façon, basculé d’un monde où la guerre était choisie à un monde où la guerre serait subie. Dans le même temps, le chef d’état-major des Armées (Cema), dans son intervention, nous rappelait, qu’en conséquence, les enjeux changeaient et qu’il nous fallait « devenir acteur », « choisir l’audace ». Ce sont des enjeux qui se posent encore plus particulièrement pour l’Europe.
Quel est le rôle de l’Europe dans cette nouvelle donne relative à la guerre ? Quelques éléments de réponse ont déjà été apportés. Il y en aura, évidemment, plus, au cours de cette table ronde. Déjà, l’Europe est touchée en plein cœur, puisque c’est sur le continent européen que cette guerre éclate. Précédemment, Madame Tsiporah Fried expliquait qu’il y avait eu un aspect assez positif du conflit, dans le sens d’une restructuration autour, notamment, des questions de solidarité, de défense ainsi qu’une affirmation d’une autonomie stratégique. J’aurai cependant tendance à introduire également quelques bémols, en soulignant que l’Europe est aussi fragilisée par la situation. On le voit avec certains gouvernements en difficulté, certaines élections – je pense notamment aux récentes élections italiennes – où on voit des partis être dénoncés comme poutinophiles, des doutes émerger aussi sur le financement de certains de ces partis. Par ailleurs, la question énergétique divise également, en particulier la France et l’Allemagne. Vis-à-vis de l’Italie des frictions existent déjà de longue date autour de la question de la solidarité et de l’accueil. Elles risquent d’être démultipliées. En effet, quid des réfugiés en provenance d’Ukraine si la guerre s’éternise et si des flots nouveaux arrivent à l’heure où vous avez aussi des pays qui ferment leurs frontières, notamment aux objecteurs de conscience russe ? On voit donc de nouvelles problématiques en termes de solidarité émerger en Europe. La Hongrie vient de menacer si, dans les nouvelles sanctions vis-à-vis de la Russie, il y avait des éléments qui touchent au domaine de l’énergie, de mettre son véto. Comment envisager alors une défense commune ?
En somme, il apparaît que l’Europe, en général, et la France, en particulier, sont confrontés à de nouvelles problématiques. Cela renvoie à ce que disait le Cema quant à la question des alliances. Qu’il s’agisse des alliances au sein de l’Europe – comment recrée-t-on une unité européenne ? – mais aussi des alliances de l’Europe avec d’autres partenaires dont, en premier lieu, l’Otan. C’est pourquoi je donnerai en premier la parole au général André Lanata, en tant qu’ancien commandant suprême à la transformation de l’Alliance atlantique et chef d’état-major de l’Armée de l’air.
André Lanata
À la faveur de la série de crises que nous traversions, qu’elles soient liées à des questions financières, à la Covid-19, à l’Ukraine ou à l’énergie, l’Europe s’affirme encore davantage comme un acteur géopolitique de premier plan.
Ces crises agissent comme un révélateur des fragilités européennes. La prise de conscience sur l’autonomie énergétique est illustrative. Face à l’urgence (et parfois, l’évidence !) l’Europe est capable d’unité, de décisions rapides et d’avancées significatives.
Incidemment, il est permis de se demander pourquoi est-ce l’épée dans le dos que l’Europe progresse ? Pourquoi faut-il attendre ces crises pour prendre conscience de ses fragilités ? Il y a une réflexion à conduire sur le besoin d’anticipation stratégique dans nos organisations. Toujours est-il que des avancées notables ont eu lieu ces dernières années, derniers mois, je ne les détaillerai pas ici.
Le domaine de la défense a, lui aussi, vu des avancées significatives ces dernières années, comme le Fonds européen de défense (FED), la Coopération structurée permanente, l’Initiative européenne d’intervention, la Facilité européenne de paix ou l’approbation récente de la Boussole stratégique. Il faut cependant reconnaître que ces avancées ont aussi, pour certaines, été motivées par les signaux ambivalents envoyés par l’Administration Trump, en particulier en ce qui concerne la fiabilité des garanties américaines.
Ce domaine est peut-être un des secteurs où l’Europe donne le sentiment d’être en retrait – ou de ne pas être à la hauteur des enjeux. Il faut souligner que c’est le domaine où la notion de souveraineté est la plus prégnante, car il emporte la maîtrise de la violence légitime d’État que les Nations souhaitent conserver.
Je propose six axes de réflexion sur ce sujet.
Premièrement, la situation sécuritaire et géopolitique est, aujourd’hui, dominée par la guerre en Ukraine.
• Il faut s’attendre à ce que cette crise structure lourdement et pour de nombreuses années les choix de défense des Européens. Il s’agit d’un fait majeur et durable.
• Quelle que soit la façon dont l’Europe envisage ses responsabilités et son ambition en tant que puissance sur la scène mondiale, l’Ukraine n’est pas le seul défi sécuritaire auquel les Européens font ou auront à faire face. L’Ukraine n’efface pas les organisations islamistes radicales, les crises de prolifération, la Chine, les crises migratoires ou liées aux dérèglements climatiques, le Sahel, le Grand Nord, les nouvelles formes de conflictualité comme la guerre cognitive…
Deuxièmement, dans cette situation, dominée par le spectre d’un retour d’un conflit armé en Europe, l’Otan me paraît durablement indispensable, tout simplement parce que les garanties de sécurité apportées par l’Alliance atlantique et notamment la réassurance américaine face aux scénarios de crise les plus exigeants apparaissent comme les plus robustes aux yeux des pays européens. C’est un fait !
Troisièmement, nous avons, en France, une vision de l’autonomie stratégique qui n’est pas partagée entre tous les Alliés européens, certains estimant nécessaire de renforcer le couplage avec Washington afin de garantir leur sécurité ultime.
Comme plus haut gradé français au sein de l’Otan, j’ai souvent été interrogé par des autorités politiques ou militaires étrangères à ce sujet. Le réflexe français « d’allié non aligné a priori » – soit non aligné de façon automatique –, n’est pas compris par nos alliés les plus bienveillants à notre égard et est même parfois compris comme une tentative de reproduire à l’échelle européenne, à notre profit, une forme d’hégémonie qui nous dérange au niveau de l’Alliance atlantique. Il faut en avoir conscience, car nous ne progresserons pas sans prendre en considération ces différentes sensibilités.
Quatrièmement, l’autonomie et la souveraineté ne se décrètent pas, elles se construisent. La volonté politique est vaine si elle n’est pas portée par la puissance et la force militaire. Kissinger disait que « seul le rapport de force compte. Là est le juge suprême ». Or, il est patent que, depuis la fin de la guerre froide, nous n’avons pas consacré un effort de défense suffisant pour garantir notre autonomie stratégique.
• Pendant des décennies nous avons assisté à une érosion de nos capacités militaires sous l’effet d’engagements opérationnels plus longs, plus intenses et plus durs, s’appliquant à un dispositif abîmé par des années de réduction de notre effort de défense.
• S’ajoute à cela le développement d’un outil militaire répondant aux besoins de corps expéditionnaires, donc plus léger, plus agile dans des environnements opérationnels souvent permissifs.
• Ainsi affaiblies, les armées européennes ne sont pas à la hauteur des nouveaux enjeux. C’est évidemment une question de ressources budgétaires, mais pas seulement.
• Cette prise de conscience est récente. Pour la France c’était un peu plus tôt, puisqu’elle a amorcé une inflexion significative en 2017. Le débat est en cours sur le niveau de ressources nécessaires dans la Loi de programmation militaire (LPM 2024-2030). Une chose est certaine : réparer prendra du temps.
Cinquièmement, en matière d’autonomie stratégique, la défense est indissociable des autres dimensions. Pour être autonome en matière de défense, il est nécessaire d’avoir une approche globale de l’autonomie stratégique. Quelle serait notre liberté d’action si nous continuons à être dépendants de puissances extérieures sur le plan énergétique, technologique ou financier ?
Je pense aussi à la dimension industrielle qui fait l’objet de travaux sur le plan national à juste titre : résilience, capacité de remontée en puissance, émergence de champions européens, couverture des angles morts (souveraineté numérique, composants électroniques), le chantier est vaste et essentiel.
Dans ce domaine, il y a aussi cette question de taxonomie européenne ! Franchement, il s’agit au mieux de naïveté, au pire d’idéologie coupable. Cette affaire illustre, à elle seule, les difficultés de l’Europe dans le domaine de la défense, et permet même de les expliquer. Je vais donc le dire pudiquement : la taxonomie européenne ne doit pas constituer un frein aux efforts d’investissement de défense.
Sixièmement, je pense nécessaire de développer un agenda positif dans l’Otan. Je vous l’ai dit : je considère l’Otan indispensable. Je sais que cet avis n’est pas unanimement partagé, certains considérant que l’Alliance atlantique constitue un obstacle pour l’émergence d’une forme de souveraineté européenne. Je sais aussi qu’il existe un ADN français qui conduit, au mieux, à un désintérêt à l’égard de l’Alliance, au pire, à une forme de défiance. Je pense que cette attitude est contreproductive. Elle laisse penser que notre agenda européen, auquel j’adhère totalement par ailleurs, vise à affaiblir l’Alliance au profit de l’Europe. Or, ceci est tout simplement inacceptable pour de très nombreux pays européens. J’avais coutume de dire, qu’en matière de défense, le chemin de l’Europe passe par l’Otan.
Je crois que nous avons besoin du couplage transatlantique comme nous avons besoin de l’Europe et que ce serait une erreur de les opposer. J’ai observé, dans mes responsabilités, une forme de compétition entre les deux organisations, y compris au sein de leurs sièges respectifs. Nous sommes confrontés à une conflictualité multiforme. L’Union européenne (UE) et l’Otan sont deux objets différents qui offrent des complémentarités pour y faire face. Les deux organisations doivent chercher à se renforcer mutuellement plutôt que de s’inscrire dans une logique de compétition.
Par exemple, les efforts faits par les Européens pour renforcer leurs capacités de défense renforcent à la fois l’Otan et l’UE. En effet, il n’existe, dans nos Nations, « qu’un seul set de forces ». Les forces n’appartiennent ni à l’Otan ni à l’UE. Elles appartiennent, pour l’essentiel, aux Nations. Les États-membres sont souverains pour affecter leurs forces militaires à telle ou telle organisation dans le cadre de telle ou telle crise – des plans prévoient les capacités et les volumes de forces que les Nations doivent préparer selon les scénarios d’engagements approuvés par le conseil. La coopération entre l’Otan et l’UE doit être une priorité, ce qui suppose de lever les obstacles politiques qui la freinent aujourd’hui.
* * *
Pour conclure, je dirais que les États-Unis aspirent à pouvoir se concentrer sur la zone Indo-Pacifique, ce qui suppose une plus grande responsabilité des Européens à l’égard de leur sécurité dans leur espace et dans leur voisinage.
Il me semble ici, par-dessus tout, nécessaire de faire comprendre aux Américains que les efforts entrepris par l’Union européenne dans ce domaine servent notre défense collective et renforcent le lien transatlantique. C’est le sens, je crois, de la déclaration commune des présidents Biden et Macron à la suite de la regrettable affaire des sous-marins australiens. Ces efforts sont donc, non seulement, les bienvenus, mais imposent une plus grande coordination entre les deux organisations et un prérequis : des Nations européennes crédibles et autonomes militairement.
Je suis vraiment convaincu que les Européens ne seront véritablement souverains que grâce à l’Union. Aucun pays n’aurait été capable seul de faire face à la crise de la Covid-19, à la crise financière de 2008 et demain de se libérer des dépendances énergétiques… Un paradoxe finalement, puisque pour retrouver une forme de souveraineté, il faut accepter d’en céder au niveau européen.
Nathalie Loiseau
Je partage la plupart des points qui ont été introduits par le général Lanata. Je suis, à la fois, Présidente de ce qui n’est encore qu’une sous-commission du Parlement européen sur la défense – ce qui montre la jeunesse de l’intérêt de l’Union européenne (UE) pour les questions de défense – et vice-Présidente de la délégation du Parlement européen à l’assemblée parlementaire de l’Otan. Voilà bien la preuve qu’il est possible aujourd’hui de concilier une ambition pour l’Otan et une ambition pour l’Union européenne, pour la défense européenne.
J’ai dit « défense européenne » intentionnellement et non pas « Europe de la défense », parce qu’il n’y a que les Français pour parler d’Europe de la défense : la défense européenne qui se construit ne sera pas le copier-coller des réflexions françaises, à partir du moment où l’on travaille en Européen, on écoute, on convainc, mais l’on comprend aussi ses partenaires et on construit un projet qui n’est pas exactement celui qu’on avait pensé intialement. Il aura fallu une guerre pour que la défense européenne sorte des discours pour entrer dans les actes – c’est malheureusement habituel s’agissant de l’Europe, on dit toujours qu’elle progresse dans les crises.
Néanmoins, elle réagit plus vite aujourd’hui.
Pour cela, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, l’a dit dans son discours sur l’État de l’UE du 14 septembre 2022 : il a fallu des années pour que l’Union européenne réagisse à la crise financière de 2008, il lui a fallu des mois pour réagir à la pandémie de Covid-19, mais il ne lui a fallu que quelques jours pour réagir à l’agression russe contre l’Ukraine, à la fois en organisant les premiers trains de sanction contre la Russie et le début de l’aide à l’Ukraine – y compris de l’aide militaire. Des instruments avaient déjà été mis en place depuis plusieurs années et commençaient à poser les premières briques d’une défense européenne :
• Le Fonds européen de défense (FED), qui permet de contribuer au financement de la recherche et du développement de projets capacitaire en commun.
• La coopération structurée de défense, qui encourage les États-membres à travailler ensemble sur leurs lacunes.
• La Boussole stratégique (1). Pour la première fois, 27 États membres travaillent ensemble et partagent leur vision des menaces et la manière d’y répondre dans un document commun.
• Enfin, un instrument encore plus neuf, qui a eu plus d’effets s’agissant du conflit en Ukraine, que l’on appelle la facilité européenne de paix (2), qui correspond à la capacité à financer en commun de la fourniture d’équipements militaires, y compris létaux, à un pays partenaire.
Cette facilité européenne de paix venait d’être adoptée au niveau européen : nous avions commencé à nous en servir en tâtonnant – quelques millions par-ci, quelques millions par-là, d’équipements non létaux, quelques partenaires…
Aujourd’hui, au moment où nous parlons, nous sommes à 3 milliards d’euros d’engagement pour financer de l’envoi d’équipements militaires essentiellement létaux vis-à-vis de l’Ukraine – ce qui signifie que lorsque l’on liste les efforts nationaux consentis pour fournir des équipements à l’Ukraine, et lorsqu’à très juste titre on salue les efforts consentis par la Pologne ou par les États baltes, on doit se souvenir que ces efforts sont possibles notamment grâce à la solidarité financière européenne – qu’elle soit allemande, française ou encore d’autres pays « payeurs net » de l’UE qui viennent en aide par solidarité aux autres – ce qui est une bonne chose.
Je partage l’analyse du général Lanata, mais avec encore un petit peu plus d’optimisme, pour dire qu’aujourd’hui le débat qui consiste à se demander ce qu’il faudrait choisir entre l’Otan et la défense européenne est en train de devenir anachronique : cela devient un débat stérile, et chacun s’accorde, en tout cas aujourd’hui, sur le fait que l’une renforce l’autre.
On a vu naturellement la Suède et la Finlande demander à entrer dans l’Otan, il y aura donc 23 membres de l’Union européenne qui seront en même temps membres de l’Otan. On voit une Administration Biden qui, aujourd’hui, tient un discours positif sur la construction d’une défense européenne et, au-delà du discours, voit avec un meilleur œil cette construction, à la fois comme un pilier européen de l’Alliance et comme une forme de libération des États-Unis qui leur permettrait de se concentrer sur des enjeux Indo-Pacifique.
De notre côté, l’autonomie stratégique signifie « agir avec nos alliés à chaque fois qu’on le peut » (c’est un engagement fort) et « agir en autonomie à chaque fois qu’on le doit » – et nous savons que des crises comme la Libye ou le Sahel auront toujours plus d’impact et plus d’importance pour l’UE qu’elles n’en auront pour les États-Unis.
De là à dire que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, ce serait évidemment excessif. Chacun a en mémoire la phrase célèbre d’Emmanuel Macron parlant de l’Otan comme étant « en état de mort cérébrale ». Il n’y avait, à mon sens, rien d’une Schadenfreude dans ce constat qu’avait dressé Emmanuel Macron. Il s’agissait, plutôt, d’un cri d’alerte qui consistait à dire qu’au moment où il nous a tous alertés, l’Otan mettait les difficultés et la misère sous le tapis – et des difficultés et de la misère, dans l’Alliance, il y en a !
Il y en a encore aujourd’hui, il y en a depuis un certain nombre d’années, depuis que la Turquie a fait des choix qui peuvent se comprendre de son point de vue, mais qui ne sont pas simples à assumer pour les autres membres de l’Alliance :
• Le choix de se fournir en équipement militaire russe.
• Le choix d’avoir une politique agressive vis-à-vis de la Grèce et vis-à-vis de Chypre.
• Le choix de réfléchir en termes de sphère d’influence sur son étranger proche ou moins proche – qu’il s’agisse de la Syrie, de l’Arménie et du Haut-Karabagh, tout ce que la Turquie appelle « le monde turcique ».
On ne peut pas dire que ces intérêts et ceux de l’Alliance soient nécessairement alignés et on se souvient (ou du moins devrait-on se souvenir) que, pendant plus d’un an, la Turquie a pris en otage les plans de défense, au sein même de l’Otan, des pays baltes et de la Pologne parce qu’elle voulait davantage de soutien à ses propres priorités.
Nous savons qu’aujourd’hui, nous attendons encore la ratification par la Turquie de l’adhésion de la Finlande et de la Suède à l’Otan, et nous avons tous vu que ces adhésions se feront au prix d’un marchandage qui n’est pas tout à fait celui d’un allié inconditionnel. Souvenons-nous en, car cette réalité ne va pas disparaître du jour au lendemain et va continuer à peser, du moins, dans la création d’incertitudes sur le fonctionnement de l’Otan.
Là encore, il ne s’agit pas d’une bonne nouvelle et personne (du moins, j’espère que personne en France) ne dira qu’il s’agit d’une bonne raison pour tourner le dos à l’Otan et ne penser qu’à la défense européenne.
D’ailleurs, avant même le déclenchement de l’agression russe en Ukraine, le premier geste que la France a accompli dès le mois de janvier était d’annoncer sa disponibilité à envoyer sous commandement Otan des troupes françaises en Roumanie – où la France joue le rôle de nation-cadre. La France est donc à la fois (peut-être) le membre le plus vocal et parfois le plus « irritant » de l’Alliance, mais souvent aussi le plus fidèle lorsqu’il s’agit d’être présent sur un théâtre d’opérations.
Naturellement, la vision française n’est pas nécessairement partagée par les autres membres de l’Alliance, tout d’abord parce que nous avons un type d’armée qui se veut capable d’intervenir sur de divers types de théâtres d’opérations – et ce n’est pas le choix qu’ont fait beaucoup de nos partenaires depuis de nombreuses décennies. Cela ne signifie toutefois pas que la France doive se dispenser de se livrer elle-même à un aggiornamento et se poser les bonnes questions, notamment à l’occasion de la révision de la LPM, mais nous sommes très loin des conceptions que peuvent avoir d’autres États-membres (notamment les plus importants) de leur défense jusqu’aujourd’hui.
Cela étant, on ne peut pas dire non plus que les États que l’on qualifierait de plus atlantistes freinent ou sont indifférents aux efforts qui vont dans le sens d’un plus grand développement de la défense européenne. Je reviens de Varsovie, où j’étais encore hier, et la Pologne est, en ce sens, un exemple intéressant.
Naturellement, la Pologne est atlantiste et elle l’a particulièrement été pendant l’Administration Trump : la Pologne a tout fait pour ne pas perdre les États-Unis, y compris en faisant preuve de ce que l’on peut qualifier d’une certaine « complaisance » ; mais pour autant, la Pologne laisse avancer la défense européenne et considère que, compte tenu de sa géographie, deux précautions valent mieux qu’une.
Le FED a été négocié au Parlement européen grâce à l’aide, je dois le dire, d’un rapporteur polonais du parti au pouvoir, le PiS, qui, au lieu d’essayer de convaincre les Européens d’en faire moins, a convaincu son gouvernement d’en faire plus. Aujourd’hui, sur la facilité européenne de paix, sur l’idée d’une mission de formation à destination de l’armée ukrainienne sur le territoire européen, la Pologne est pleinement à bord tout en étant pleinement investie dans l’Otan.
Je crois que, quelque part, en marchant dans la réalité, les choses sont moins contradictoires qu’elles ne le sont en théorie : c’est évidemment plutôt une bonne nouvelle.
Cela étant, en faisons-nous assez ? Je ne crois pas. Il n’y aurait rien de plus dangereux pour les États-membres de l’Union européenne que de nous reposer sur nos lauriers en nous disant qu’après tout, puisque nous avons été capables de prendre des sanctions ensemble et d’envoyer des équipements militaires ensemble, le compte est bon.
Le tournant de la guerre en Ukraine (si tournant il y a) est d’abord dû au courage et aux capacités tactiques de l’armée ukrainienne. Bien sûr, notre contribution aide à faire la différence, mais évidemment la première assistance qui fait la différence dans le conflit est celle portée par les États-Unis. Nous ne sommes pas et nous ne devons pas nous placer en compétition avec les États-Unis sur ce plan-là. Nous devons nous placer en complémentarité et nous assurer à la fois que nous ne doublons pas et ne laissons pas des lacunes dans cette guerre qui peut être et qui doit être gagnée par l’Ukraine : une guerre dans laquelle nous ne nous battons pas pour l’Ukraine mais où l’Ukraine se bat pour nous.
Pendant ce temps une autre guerre, moins visible, se déroule : la « guerre hybride », à travers des ingérences diverses dans nos démocraties.
Si la Russie mène une guerre en Ukraine, elle a aujourd’hui, vis-à-vis de l’Europe, une politique agressive. Ce n’est pas l’Europe qui s’est rendue agressive à l’égard de la Russie, c’est la Russie qui, depuis de nombreuses années, par des opérations de désinformation, par des cyberattaques, par la corruption de certaines élites politiques, par le chantage au gaz dont on voit les effets aujourd’hui, a organisé une forme de dépendance et a essayé d’affaiblir nos modèles démocratiques parce que ceux-ci la dérangent, de même que la dérangeait le chemin vers la démocratie qu’avait entamé l’Ukraine.
N’oublions jamais qu’en 2014, ce que la Russie avait reproché à l’Ukraine, ce n’était pas d’être entrée dans l’Otan, puisque la politique de la porte ouverte de l’Otan avait surtout consisté à laisser l’Ukraine « à la porte » : il s’agissait alors juste pour l’Ukraine de se préparer à signer un accord d’association avec l’Union européenne et de tourner de plus en plus le dos aux oligarques pro-russe.
Nous avons donc nous-mêmes, directement sur notre sol, des menaces hybrides, des tentatives d’affaiblissement contre lesquelles nous devons être pleinement mobilisés : de ce point de vue là, l’Union européenne a des atouts.
Le général Lanata a parlé de résilience : nous en avons davantage conscience aujourd’hui, mais là encore, nous ne sommes pas tout à fait au bout du chemin.
Pascal Boniface
En novembre 2019, le président de la République disait que l’Otan était « en état de mort cérébrale ». On peut dire, qu’à l’époque, il avait parfaitement raison ! Entre l’attitude du président Erdogan qui jouait les francs-tireurs, les solistes incapables de tenir compte d’une alliance, et surtout l’attitude du pays leader de cette alliance, Donald Trump, tout portait à penser que cet « état de mort cérébrale » était, effectivement (et je rejoins Madame Loiseau) à la fois un constat et un cri d’alerte, une sorte de dernier avertissement avant que les choses ne se dégradent.
Aujourd’hui, c’est un peu l’autonomie stratégique européenne qui est en « état de mort cérébrale » et je le dis avec d’autant plus de tristesse que je suis un partisan de cette autonomie stratégique. Je rejoins le général Lanata sur ses propos. Effectivement, l’autonomie stratégique européenne est un projet français qui n’est pas, depuis longtemps, partagé par nos partenaires européens. La France a longtemps, si ce n’est prêché dans le désert, du moins été en amont de ce que voulaient faire nos partenaires. Aujourd’hui, du fait de cette agression de Poutine en Ukraine, le mot même semble tabou et il n’est plus possible de le mettre en avant, de l’évoquer parce que l’évoquer serait considéré par nos partenaires comme un acte de rupture de la solidarité occidentale et de la solidarité atlantique.
Du fait de la guerre d’Ukraine, on a un peu un effet ciseaux : il va y avoir un renforcement des capacités opérationnelles européennes. En effet, les pays ont décidé, et, pour une fois, ils semblent prendre leur engagement au sérieux, de passer leurs dépenses et leur part de PIB consacrée aux dépenses de la défense à 2 %. C’était un objectif fixé depuis longtemps et on peut dire que Poutine l’a consolidé. L’Otan et donc les pays membres vont effectivement solidifier leurs équipements, la France pour la première fois depuis très longtemps.
Je rends un hommage indirect à Arthur Paecht qui, dès 1978, mettait en garde sur le fait que les lois de programmation n’étaient pas exécutées et que, chaque année, le budget était remis en cause. Cela remonte à quelques temps, mais on a là une LPM qui, apparemment, sera exécutée pour la première fois depuis plusieurs décennies. Donc nos capacités et les propos du chef des achats dans l’armée sur les trous opérationnels sont écoutés. Tous les pays européens renforcent leurs capacités.
La Suède et la Finlande rejoignent l’Otan et aussi, disons, font des opérations plus coordonnées avec l’Alliance. Grâce à M. Poutine, qui a été un fidèle soutien de l’Alliance atlantique, l’Otan n’a jamais été aussi solide et ne s’est jamais aussi bien portée que depuis le début de l’invasion qu’il a lancée contre l’Ukraine !
Tous les pays européens renforcent leurs capacités. Toutefois, celui-ci ne se traduit pas par une autonomie plus grande, il se traduit par moins d’autonomie. C’est ce que j’appelle cet effet ciseaux : plus de capacité et moins d’autonomie. Ce qui existait déjà auparavant – et là encore je partage, sans peut-être avoir les mêmes conclusions, mais je partage le constat brut, notarial et clinique du général Lanata – pour la plupart des pays européens, l’autonomie stratégique européenne n’est pas souhaitable, parce qu’ils la vivent comme étant une ruse française pour substituer l’influence de la France à l’influence américaine, sans pour autant avoir les moyens d’assurer la défense des pays membres de façon aussi solide que les États-Unis. En outre, ils voient cela comme un moyen d’éloigner les États-Unis de l’Europe et d’élargir l’Atlantique. Alors qu’en réalité, si on regarde les choses, les mots et les réalités, autonomie ne veut pas dire hostilité. C’est contraire à la dépendance, mais pas à l’alliance, et donc l’autonomie pourrait être vécue comme un moyen de renforcer l’alliance en donnant justement un peu plus de forces.
J’ai en mémoire, par exemple, le fait que la France ait une autonomie stratégique, ce qui a été très utile au début des années 1980 dans la bataille des euromissiles. Puis, quand la France s’engageait fortement pour le déploiement des Pershing et des missiles de croisière américains, c’était la parole d’un pays censé être indépendant, allié mais non aligné, donc cela n’avait que plus de poids.
Je pense qu’il sera difficile, dans le court terme, d’évoquer l’autonomie stratégique, parce que cela, à tort ou à raison, sera vécu comme une faille dans l’alliance, comme une volonté de faire une brèche. Alors qu’elle est d’autant plus nécessaire que jamais, du fait de l’agressivité russe et du comportement guerrier, brutal et agressif de Vladimir Poutine.
On voit bien, d’ailleurs, que l’Allemagne et la France font profil bas et ils sont aujourd’hui mis en accusation. Alors, mezza voce, parce que l’important c’est quand même d’aider l’Ukraine et de repousser la Russie. Dans les débats internes, on entend – et cela a été dit publiquement par des responsables des pays baltes et polonais, notamment – que finalement la volonté d’avoir un contact avec la Russie n’a, non seulement pas empêché la guerre, mais même a consolidé les appétits de Poutine, cela a été vécu par ce dernier comme une sorte de possibilité d’agir. Donc l’ouverture à la Russie de Vladimir Poutine est retenue contre nous. Par ailleurs, la France et l’Allemagne sont d’autant plus en difficulté que le modèle économique allemand est brisé, c’est la fin de l’énergie pas chère pour avoir une chimie performante, et donc ce modèle économique allemand est plus que compromis.
L’ADN stratégique de la France depuis le début de la Ve République, c’est d’avoir une relation forte et autonome avec Moscou, tout en plaidant pour augmenter les marges de manœuvre. De Gaulle l’a fait, puis Mitterrand, après l’avoir critiqué, l’a repris à son compte lorsqu’il est parvenu au pouvoir. Giscard d’Estaing l’a fait aussi, au point, d’ailleurs de se faire traiter à un moment donné de « petit télégraphiste de Brejnev » par le même Mitterrand !
On peut dire que chaque Président, à sa manière et avec sa propre personnalité, et peu importe sa couleur politique, quoi qu’il ait dit auparavant sur la Russie, a, lorsqu’il était Président, maintenu cette voie. Cette dernière n’est plus possible aujourd’hui. Avoir des relations autonomes avec Moscou n’est plus possible. Je ne vais revenir sur la question de savoir si nous sommes en guerre ou pas avec la Russie, mais, en tout cas, la Russie nous considère comme un pays avec lequel elle entretient une inimitié. Il n’est donc plus possible d’agir par ce qu’a été l’ADN de la politique française. Pour l’instant, on est obligés de faire profil bas.
C’est plutôt la Pologne et les pays baltes qui mènent le bal en Europe et qui imposent leur récit. Récemment Monsieur Lech Walesa, qui fait encore figure d’autorité morale en Europe, a dit que les Européens ne seront pas en paix tant que la Russie ne sera pas ramenée à un pays de moins de 50 millions d’habitants ! Il y a des marges de manœuvre assez importantes.
Du côté franco-allemand, on pourrait dire que les mises en garde sur les risques de l’élargissement de l’alliance n’ont pas manqué : Mitterrand le premier, dès décembre 1991 lors du Sommet de l’Otan alertait déjà sur un tel risque. Et si Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont refusé l’élargissement en avril 2008 (3), alors que Nicolas Sarkozy s’était fait élire sur un programme que l’on pourrait qualifier d’atlantiste, ce n’était pas par opposition à l’alliance, mais surtout dû au fait qu’une telle ouverture semblait lourde de sens, de significations et de risques.
Je pense que ce débat de l’élargissement de l’Otan et du dialogue avec la Russie va reprendre un jour, mais, pour l’instant, des vents contraires soufflent de façon très forte. L’histoire est longue et ce qui est important aujourd’hui c’est de conserver une autonomie stratégique intellectuelle, qui peut être mise en cause par des puissances hostiles. Je veux dire qu’il faut continuer à réfléchir sur les causes de la guerre et ne pas commettre d’erreurs.
Je pense qu’on peut dire à la fois que nous avons, dans le passé, commis des erreurs avec la Russie, que ceci n’excuse en rien ni la guerre ni les crimes de guerre et qu’il faut donc aider l’Ukraine à repousser Poutine pour qu’il subisse une défaite. Cela est souhaitable afin de démontrer l’inutilité de la guerre comme moyen de résoudre des problèmes politiques. Par la guerre, on soulève encore plus de problèmes qu’on en résout.
Le facteur d’espoir n’est pas exclu pour l’instant. J’oppose le renforcement des capacités avec la diminution de l’autonomie stratégique ou intellectuelle. Peut-être que le renforcement des capacités purement européennes va donner davantage confiance aux Européens, dans leurs capacités et dans leurs moyens. Une fois qu’il y aura ce renforcement des capacités, ils se rendront compte qu’ils sont capables d’autonomie tout en restant dans l’Alliance atlantique.
On ne peut pas exclure qu’en 2024 un Président digne héritier de Donald Trump, ou Trump lui-même, revienne au pouvoir et notre défense ne peut pas dépendre du vote d’un Swing-State. Il faut la construire nous-mêmes, être indépendants et peut-être que ce renforcement des capacités va nous amener à prendre conscience que la dépendance dans laquelle nous nous plaçons volontairement n’est peut-être pas le seul enjeu contemporain.
Jean-Dominique Merchet
La courtoisie veut, qu’en général, lorsque l’on est le dernier intervenant d’une assise, l’on remercie les organisateurs, et le principal d’entre eux, mon cher camarade Alain Bauer.
Cette fois, j’hésite à le faire parce que je me demande si le thème de la table ronde auquel vous m’avez invité me vieillit ou, au contraire, me rajeunit. Soyons optimistes, disons qu’il me rajeunit, et je vous remercie encore pour cette invitation.
Pourquoi ce sujet me rajeunit-il ? Parce qu’à la fin des années 1990, il y a eu deux guerres successives en Europe qui ont fait, on pense, autour de 100 000 morts. Cela n’est pas négligeable. Il y a eu la guerre de Bosnie et la guerre du Kosovo. Ces deux guerres se sont conclues par l’intervention américaine. C’est cette intervention sur le Vieux Continent qui a ramené la paix en Bosnie en 1995 et c’est l’intervention de l’Otan, donc des États-Unis, qui a permis de régler, de manière stable depuis vingt-cinq ans, la question de l’indépendance des Albanais du Kosovo, bien que les avis soient partagés, mais cela constitue un autre débat.
À l’époque, on avait le même genre de débats qu’aujourd’hui. On se demandait si ce n’était pas le moment pour l’Europe de se réveiller, de construire son autonomie, d’avoir sa défense européenne et de prendre, enfin, son destin en main, de ne pas toujours laisser aux Américains le soin de venir comme en 1917, comme en 1944, 1995 ou 1999, régler nos affaires d’Européens.
Aujourd’hui, on reparle de la même chose vingt-trois ans plus tard, parce que l’on voit bien qu’une vraie guerre, comme celle de Bosnie ou du Kosovo, se déroule en Europe. Sans l’intervention des États-Unis, l’Ukraine serait, aujourd’hui, entre les mains de la Russie de Poutine. Vous pouvez retourner la question dans tous les sens, ce n’est pas l’intervention de la France, de l’Allemagne, des Polonais, des Baltes qui aurait empêché la victoire de la Russie sur l’Ukraine, mais bien l’intervention des États-Unis qui permet à l’Ukraine de tenir et vraisemblablement de gagner cette guerre. Nous verrons comment et quand.
Cela nous pose, évidemment, un problème, d’autant plus que l’autre pays qui joue un rôle important en Ukraine est la Grande-Bretagne, qui a quitté l’Union européenne. Un Sommet franco-britannique avait eu lieu à Saint-Malo en décembre 1998 (4), dans lequel les dirigeants s’étaient accordés pour construire quelque chose ensemble, construire l’Europe de la défense. En 1999, il y eut un sommet de l’UE à Helsinki (5) dans lequel fut énoncée l’idée de doter l’Union européenne de capacités militaires, avec 60 000 hommes, déployables en six mois, pendant un an. Vingt-trois ans plus tard, cela n’existe pas. Toutefois, cela ne signifie pas qu’il n’existe rien.
Le Fond Européen de paix existe. Il va y avoir une mission de formation de l’armée des militaires Ukrainiens à laquelle, vraisemblablement, l’armée française contribuera en Pologne ou en Roumanie, ou ailleurs. Il y a, en outre, l’émergence d’un espace politique européen. Les Européens, où qu’ils soient aujourd’hui en Europe, pensent que l’espace politique dans lequel ils vivent, c’est l’Europe.
• Qui, il y a vingt ans, connaissait le nom du Premier ministre hongrois ?
• Qui, aujourd’hui, ignore le nom du Premier ministre hongrois ?
• Qui s’intéressait, il y a vingt ans, à savoir qui sera le prochain Président du conseil en Italie ?
• Qui s’intéressait, il y a vingt ans, comme on s’y intéresse maintenant, au destin de la Pologne ? Ou encore à la coalition allemande ?
Il y a un espace politique européen et c’est, à mes yeux, une excellente nouvelle. Nous attendons, toutefois, trop de choses de cette Union européenne.
« On ne peut pas demander du lait à un bouc. » De même qu’un bouc, en effet, ne fournira jamais de lait, l’Union européenne est une formidable machine de paix qui permet l’existence de la démocratie libérale, qui garantit un niveau de prospérité, mais elle n’est pas une machine à produire de la puissance. Vous ne changez pas votre ADN. Certains en rêvent, néanmoins. Certains rêvent de greffer un ADN à un code génétique de puissance, un code génétique militaire, un code génétique d’affirmation géopolitique forte sur un ADN qui a aujourd’hui soixante-dix ans. Je leur souhaite bonne chance et je crains que, dans vingt ans, à la prochaine crise européenne, nous soyons encore ici à débattre pour savoir si ce n’est pas le moment de relancer la défense européenne. Cela ne signifie pas malgré tout que rien n’est possible, mais ne nous trompons pas.
Faisons attention à l’usage des mots. En France, on emploie trop facilement « souveraineté » et « autonomie stratégique » comme des synonymes. Je crois qu’il s’agit d’une erreur conceptuelle importante. La plupart des pays européens, voire la quasi-totalité d’entre eux sont aujourd’hui convaincus par la notion de souveraineté. Les Allemands les premiers. C’est un terme compliqué dans l’histoire de la République fédérale d’Allemagne, mais aujourd’hui le chancelier Olaf Scholz parle de souveraineté européenne. C’est un progrès, c’est un changement, il faut absolument en tenir compte. Que signifie, néanmoins, ce terme de « souveraineté » ? C’est la résilience, la capacité à être plus solide, la capacité à ne pas être emporté par les vents géopolitiques et soumis aux décisions qui ne nous appartiennent pas. Cette vision fonctionne dans l’Union européenne. En revanche, le terme d’« autonomie stratégique » ne fait pas consensus. La question que l’on se pose en parlant d’autonomie stratégique est de savoir par rapport à quel acteur nous posons cette autonomie.
Évidemment, lorsque les Français parlent d’autonomie stratégique, ils la pensent par rapport aux États-Unis et cela constitue un tabou pour la quasi-totalité des pays européens.
Il faut bien comprendre que pour nos partenaires européens, nos amis, nos voisins, l’adhésion à l’Alliance atlantique – c’est-à-dire à l’alliance avec les États-Unis – constitue la garantie du parapluie nucléaire américain. Il s’agit pour eux de l’équivalent de la dissuasion nucléaire pour les Français. C’est un sujet sur lequel on ne plaisante pas, on ne pardonne pas, on ne débat pas. C’est pour cela que le mot d’Emmanuel Macron sur la « mort cérébrale » de l’Otan avait été si mal perçu à l’époque ; tout d’un coup, nos partenaires européens s’étaient interrogés : l’Otan, ultime garantie de notre sécurité, serait « en état de mort cérébrale » ? On peut alors donner toutes les explications de texte possibles, se justifier en disant que l’on pensait aux agissements de la Turquie, au retrait de l’Administration Trump, le doute était insufflé chez nos partenaires européens.
Ne pourrions-nous pas faire mieux en matière de souveraineté ou d’autonomie ? Oui, l’Europe en est capable, mais sans doute pas dans le cadre des institutions européennes telles qu’elles existent aujourd’hui et telles qu’elles vont continuer d’exister. Nous ne pourrons pas faire beaucoup de choses dans le domaine militaire. Il faut le reconnaître et ne pas se mentir, mais des sujets peuvent être traités dans d’autres domaines. L’autonomie stratégique ou la souveraineté européenne peuvent-elles, par exemple, s’exercer dans le champ juridique. Les États-Unis le font avec l’extra- territorialité de leur droit. Le fait que le droit américain s’applique aux entreprises européennes constitue un vrai problème qui a des conséquences géopolitiques. C’est pour cette raison, notamment, que l’accord sur le nucléaire iranien a volé en éclats : parce qu’à partir du moment où les Américains s’en retiraient, les Européens étaient obligés d’en faire de même. Ils ne pouvaient plus, de facto, commercer avec l’Iran. Je considère qu’il peut y avoir des domaines d’action de la souveraineté européenne, de son autonomie, dans la technologie, le droit, les normes. Toutefois, elles ne peuvent s’exercer dans le domaine militaire.
Nous pourrions faire des petites choses souverainement. En revanche, encore une fois, je ne crois pas en une « autonomie stratégique de l’Europe ». Je n’y crois pas, parce qu’il faut, pour exercer une autonomie « stratégique », un pouvoir politique, qui prenne des décisions, en particulier sur des questions régaliennes. Le mot est dit : « régalien ». Aux Invalides, sur les canons figure la formule « Ultima ratio regum ». La chose militaire est la « dernière raison du roi ». Envoyer une armée, faire la guerre, donner ou recevoir la mort, relève encore d’une décision politique. Une réforme des institutions européennes serait nécessaire pour mettre en place une autonomie stratégique en Europe. Est-ce que les Européens vont se mettre d’accord sur leur politique étrangère ? Vont-ils se mettre d’accord pour passer de la règle de l’unanimité à la règle de la majorité qualifiée ? Il est très compliqué de changer les règles de fonctionnement des institutions. Si l’on regarde les forces en présence dans l’Union européenne, les avis, évidemment, divergent : les petits pays européens ne veulent pas de ce changement de règle, craignant d’être négligés dès lors que cette mesure serait prise. En outre, un pays comme la France est-il officiellement pour la réforme des institutions européennes ?
En réalité, on traîne les pieds parce que l’on n’a pas envie de se faire imposer des choses par une alliance qui serait demain l’alliance des Italiens, des Polonais, des Allemands, des Suédois et d’autres.
En conclusion, nous ne verrons pas, demain, à cause de la guerre en Ukraine, davantage d’autonomie stratégique ni une Europe souveraine comme beaucoup de Français ont pu le croire à un moment. Et je crains, même si cela peut être décevant pour certains, d’être dans une vision de la réalité en partageant cela. Ce ne sont pas mes convictions personnelles, mais mon métier de journaliste consiste à décrire ce que je vois, de le comprendre et de le partager au plus grand nombre.
(1) Union européenne, Une Boussole stratégique en matière de sécurité et de défense, mars 2022, 72 pages (https://www.eeas.europa.eu/sites/default/files/documents/strategic_compass_fr_4.pdf).
(2) Facilité européenne pour la paix : instrument extrabudgétaire qui a pour objectifs d’améliorer la capacité de l’Union à prévenir les conflits, à consolider la paix et à renforcer la sécurité internationale, en permettant le financement d’actions opérationnelles relevant de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense.
(3) « Déclaration du Sommet de Bucarest » (https://www.nato.int/cps/fr/natolive/official_texts_8443.htm).
(4) « Déclaration franco-britannique de Saint-Malo », 4 décembre 1998, Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History, CVCE (www.cvce.eu/).
(5) « Conclusions de la présidence », Conseil européen d’Helsinki, 10-11 décembre 1999 (www.europarl.europa.eu/).