Le blocus est une méthode de guerre ancienne, qui n’a toutefois pas été employée de manière continue au cours de l’histoire. En effet, son usage dépend de facteurs géographiques, politiques et techniques divers et multiples. Adapté à la logique des cités méditerranéennes de l’Antiquité, le blocus disparaît au cours de l’époque médiévale, avant de connaître une renaissance à l’époque moderne. Les évolutions technologiques, ainsi que la compétition coloniale entre les grandes puissances européennes entraînent alors un recours fréquent au blocus au XIXe siècle, qui culmine ensuite au cours des deux conflits mondiaux. La fréquente utilisation du blocus, notamment par l’Empire britannique, est dès lors dénoncée comme un abus de pouvoir par ses compétiteurs. C’est la raison pour laquelle un certain nombre de débats visant à sa régulation émergent dès le XVIe siècle, en vue de son encadrement juridique, notamment par le droit des conflits armés.
Le blocus au cours de l’histoire : pratiques et débats autour d’un pari stratégique
De toutes les armes dont dispose un État pour faire pression sur son adversaire, de la simple déclaration d’hostilité publique à la guerre ouverte, le blocus apparaît comme un outil intermédiaire largement utilisé dans l’histoire. Situé entre la sanction économique et la « petite guerre » (1), son usage se concentre sur quelques périodes qui réunissent les conditions favorables à sa mise en œuvre. Le terme de blocus apparaît justement dans un contexte technique, économique et politique favorable à son émergence, soit en 1584, lorsque les Provinces Unies isolent leurs concurrents des ports de Flandre alors sous domination espagnole.
Le « blochuis », terme néerlandais employé par Grotius en 1625 dans De jure belli ac paci (Le droit de la guerre et de la paix (2)), désigne d’abord un fort terrestre puis maritime, puis par extension le fait de bloquer l’accès à un territoire depuis la mer grâce à un dispositif naval qui peut être rapproché lorsqu’il vise un territoire de taille réduite qu’il est possible d’enfermer de manière étanche, ou éloigné, lorsque l’étendue surveillée ne peut faire l’objet d’une surveillance linéaire, continue, et imperméable (3). Il peut être partiellement maritime lorsqu’il est accompagné d’une opération de blocage terrestre.
La pratique du blocus se rapproche d’autres stratagèmes similaires comme l’embargo, bien que celui-ci vise plutôt à restreindre les échanges de certains produits et n’a pas, contrairement au blocus, son étanchéité (4). Sur le plan tactique, le blocus est similaire au siège militaire, puisque dans les deux cas, un acteur exerce une pression sur l’autre en l’isolant jusqu’à ce qu’il cède la place qu’il occupe. Le siège, outre sa dimension terrestre, est toutefois un acte de guerre ouverte là où le blocus, comme nous le verrons, est parfois pensé par ceux qui le mettent en œuvre comme un acte coercitif employant l’arme commerciale, mais qui, par son apparente passivité, permet de maintenir la pression en dessous du seuil de la confrontation ouverte.
Acte de guerre commis en temps de paix pour éviter la guerre, l’ambivalence du blocus ne pouvait donc que susciter d’importants débats entre acteurs étatiques à partir du moment où ces derniers, dès le XVIIe siècle ont cherché à définir des règles de vie commune destinées notamment à assurer la libre circulation des marchandises sur les mers. Débats également dans le domaine de la recherche stratégique, afin d’évaluer son degré d’efficacité et l’intérêt de sa mise en œuvre. Pari stratégique risqué, le blocus, en tant qu’outil politique, commercial et spécifiquement maritime présente donc des spécificités que nous tâcherons ici de présenter.
Le blocus dans la Grèce antique : une forme de poliorkia (siège)
Bien que le terme ne soit mentionné qu’au XVIe siècle, la pratique du blocus apparaît au cours de l’histoire lorsqu’est réuni un ensemble de conditions. On assiste alors à l’émergence de cette pratique, puis à sa disparition, dès lors que le contexte n’y est plus favorable. La première séquence où l’historien est en mesure d’observer ce phénomène concerne la Grèce classique, où les conditions politiques, techniques et géographiques sont réunies : la Grèce se caractérise alors par sa fragmentation, sur le plan géopolitique, en une multitude d’acteurs de puissance très variable (les cités) et une forte compétition entre celles-ci, en particulier à la suite des guerres médiques (de 490 av. J.-C. à 479 av. J.-C.) qui offrent à Athènes une position prédominante vis-à-vis des autres cités. Par ailleurs, les conditions géographiques de la Grèce sont favorables à la mise en œuvre de blocus : les îles y sont très nombreuses, le trait de côte est très irrégulier, le pays compte de nombreux relief montagneux difficilement praticables (succession de plateaux et de dépressions) ainsi que des plaines très cloisonnées. Ces éléments ont favorisé l’émergence de cités de taille réduite aux identités particulières, très jalouses de leur indépendance, dont la principale ouverture se fait par voie maritime. Dans ces conditions, il ne faut que relativement peu de moyen pour imposer un blocus à une cité pour laquelle l’accès à la mer est vital.
C’est donc sans surprise que l’on voit, au cours du Ve siècle av. J.-C., les grandes puissances de la région, et en premier lieu la thalassocratie athénienne, employer ce dispositif pour s’assurer de la fidélité de ses alliés, indispensable à sa politique impériale (5). Ainsi, en 432 av. J.-C., Athènes menace la cité de Potidée qui est tiraillée entre son ancienne influence corinthienne et ses obligations vis-à-vis de la ligue de Délos, c’est-à-dire la puissance athénienne. Alors que cette dernière réclame sa soumission, notamment par l’expulsion des magistrats corinthiens, les Potidéens rejettent ses demandes et se préparent à l’affrontement. Après une bataille indécise devant la cité, les forces potidéennes se réfugient derrière les murs de leur ville. Les Athéniens mettent alors le siège devant Potidée en l’enfermant hermétiquement par voie de terre et par voie de mer. Le siège dure finalement trois ans et reste, au regard de l’histoire, à la suite de Thucydide, comme l’un des éléments déclencheurs de la guerre du Péloponnèse.
Cet exemple est intéressant car il illustre un risque inhérent à toute opération militaire de basse intensité, ici le blocus : celui d’être pris dans une logique d’escalade qui s’achève par une opération militaire finalement coûteuse. Le blocus, tout comme le siège, s’inscrit en effet dans une logique d’usure qui peut se retourner contre le bloquant si la situation dure trop longtemps, dans la mesure où elle peut obérer les bénéfices pratiques et symboliques d’une victoire.
C’est donc sans surprise que l’on constate la rareté du blocus dans la Grèce classique. En effet, en l’absence d’armée professionnelle, les opérations militaires sont nécessairement peu étendues dans le temps. C’est pourquoi les Grecs privilégient plutôt la surprise pour s’emparer d’une ville. Le blocus se met d’ailleurs généralement en place après l’échec de la tentative initiale. C’est le cas de Potidée où les deux camps, assiégeant comme assiégés, souhaitent d’abord éviter un siège long et coûteux mais s’y résignent après une bataille indécise. L’helléniste Jean-Noël Corvisier estime ainsi que la proportion de sièges sans blocus sur la période est de l’ordre de 80 % et que le recours au blocus est, dans ces conditions, un aveu d’impuissance de la part du bloquant (6). Les Grecs n’ont d’ailleurs pas de mots pour désigner spécifiquement l’acte du blocus : il est généralement évoqué comme une forme de poliorkia, c’est-à-dire de siège. Thucydide emploie par exemple ce terme pour désigner l’épisode au cours duquel les navires athéniens sont bloqués à Speraion (7).
On assiste ensuite au déclin de la pratique du blocus à la fin du IVe siècle av. J.-C., lorsque l’empire d’Alexandre met un terme à l’indépendance des cités qui sont intégrées dans un État territorial exceptionnellement vaste pour l’époque. Les Macédoniens s’assurent toutefois la soumission des cités grecques en y plaçant des garnisons et en stationnant des navires, qui peuvent être employés dans le cadre d’un blocus contre ceux qui se rebelleraient. Le blocus est ensuite tout aussi peu employé à l’époque médiévale, dont la conflictualité se caractérise par des guerres de coalitions où les alliances sont souvent instables : toute opération au moyen ou long terme est donc très incertaine.
Le XIXe siècle : l’âge d’or du blocus fermé
Le blocus refait son apparition en Europe au XVIe siècle, alors que les conditions sont de nouveau favorables à son émergence. Le contexte économique, d’abord : la maritimisation accrue de l’économie dans le cadre de la première mondialisation et l’importance financière de ces nouveaux flux commerciaux redonnent une place centrale aux questions maritimes dans les politiques étatiques. Sur le plan technique, l’importance de ces enjeux commerciaux favorise un formidable développement dans le domaine de la construction navale (invention de la scie hydraulique par les Hollandais) et de l’armement (généralisation du canon). Enfin, sur le plan politique, l’émergence de l’Europe westphalienne, marquée par une fragmentation et une conflictualité interétatique particulièrement importante mais également, au lendemain de la guerre de Trente ans (1618-1648), par un désir d’éviter une guerre ouverte, favorise l’émergence de pratiques coercitives de basse intensité. Dans ces conditions, le blocus va s’imposer peu à peu comme l’un des outils privilégiés par les puissances qui souhaitent s’imposer aux autres à moindres frais. Toutefois, la multiplication des blocus doit être relativisée sur la période moderne, puisqu’ils sont bien souvent « fictifs », une notion sur laquelle nous reviendrons plus loin. Ainsi en 1652, les États généraux interdisent le commerce avec l’Angleterre et ses possessions, sans que l’on sache comment la France entend mettre en œuvre une entreprise d’une telle envergure.
La période napoléonienne connaît le premier grand blocus de l’époque contemporaine, avec le décret de Berlin du 21 novembre 1806 qui répond au blocus des ports français instauré par les Anglais le 9 août 1804. Le blocus britannique se distingue de ceux qui vont s’égrainer tout au long du XIXe siècle, puisqu’il s’agit d’un blocus éloigné, c’est-à-dire ouvert et non fermé, compte tenu de l’étendue du territoire à surveiller (8).
Le blocus rapproché, c’est-à-dire étanche et visant une étendue de territoire réduite, connaît ensuite son âge d’or au XIXe siècle, lorsque l’on retrouve les mêmes facteurs favorables à sa mise en œuvre qu’à l’époque moderne : une volonté générale d’éviter un conflit ouvert au lendemain de l’épopée napoléonienne qui cohabite, toutefois, avec une forte conflictualité ; l’importance du facteur économique, cette fois-ci dans le cadre de la révolution industrielle et de la formation de nouveaux empires coloniaux qui aiguisent les appétits de conquête des Européens vis-à-vis de l’Asie et de l’Afrique ; le progrès technique, enfin, avec l’abandon progressif de la voile au profit de la vapeur.
Un cas de blocage intéressant et méconnu est celui mis en œuvre par les États-Unis en Méditerranée au tournant des XVIIIe et XIXe siècles (9). En effet, pendant près de vingt ans (1790-1810), les intérêts commerciaux américains sont contrariés par les pratiques prédatrices des barbaresques ottomans qui, depuis Alger, Fez et Tripoli, pillent leurs navires et rançonnent leurs marins. Le pacha Karamanli, à Tripoli, s’affirme rapidement comme l’adversaire le plus déterminé des Américains. Il demande, non seulement, des sommes astronomiques pour libérer certains de ses prisonniers, mais il n’hésite pas à provoquer les Américains par des actes vexatoires, en abattant, par exemple, le mât d’un de leur drapeau en signe de provocation, et reste ensuite sourd à toute tentative de négociation. Excédé par ces nuisances, le congrès américain lui déclare la guerre le 6 février 1802 et planifie la mise en œuvre d’un blocus. Ce choix est justifié par plusieurs motifs : le recours à une guerre ouverte paraît démesuré compte tenu de la nature de la menace qui se concentre autour d’une ville et pose, en outre, un problème politique puisque Tripoli est, officiellement, partie intégrante de l’Empire ottoman. Le blocus apparaît alors comme la manière la plus efficace et la plus économique de résoudre le problème.
Toutefois, les Américains subissent plusieurs revers en Méditerranée malgré le renfort des Suédois et du royaume des Deux-Siciles et ne parviennent pas à faire plier Karamanli qui continue ses provocations, malgré l’intercession de la France par le biais de Talleyrand auprès du calife ottoman. Les Américains parviennent finalement à mettre en place un blocus effectif autour de Tripoli au début de l’année 1805. Le pacha semble alors céder en proposant de payer une somme en dédommagement pour les torts causés, mais les Américains refusent et décident de renforcer leur pression en lançant une opération terrestre. En liaison avec le frère ennemi du pacha qui souhaite le destituer, une cinquantaine d’Américains, d’Anglais et de Grecs commandés par le général Eaton débarquent à Derne en mai 1805 et achèvent l’isolement de Tripoli le mois suivant. Totalement isolé, le pacha accepte finalement de se plier aux exigences américaines et de libérer ses prisonniers. Le cas de Tripoli est donc intéressant dans la mesure où il met en évidence quelques constantes dans l’histoire des blocus : il s’agit d’un acte de guerre de basse intensité dont les facteurs économiques sont déterminants.
Les Européens ont ensuite largement recours aux blocus au cours du XIXe siècle, une pratique que l’histoire a retenue sous le nom de « politique de la canonnière » : il s’agit alors de s’imposer à moindres frais aux puissances de deuxième ordre afin de les plier à ses exigences. Les Anglais, les Allemands, les Français, les Américains la pratiquent abondamment sur la période, avec plus ou moins de succès : lors du blocus de Formose (20 octobre 1884-9 juin 1885), la marine française, alors en guerre contre la Chine impériale pour le contrôle du fleuve Rouge, met en œuvre un blocus autour de l’île, quoiqu’avec des résultats mitigés (10). Si l’île est, en soi, ouverte au commerce depuis l’expédition franco-anglaise de 1860, les tensions sont fortes entre la France et la Chine depuis que la première empiète sur la zone d’influence chinoise en Indochine, où la France conquiert progressivement un empire colonial. Le blocage du détroit de Formose est ainsi conçu comme une opération de revers. La marine française jette donc l’ancre au nord de l’île, stratégique en raison de ses mines de charbon, afin d’en bloquer l’accès. Mais le blocus échoue finalement car les opérations terrestres qui devaient compléter le blocus sur terre sont tenues en échec et empêchent donc les Français de prendre le contrôle des mines. Cette entreprise a toutefois ses bénéfices puisque les Chinois abandonnent le Tonkin aux Français. Le XIXe siècle compte ainsi de très nombreux exemples de blocus au cours desquels les grandes puissances s’allient opportunément ou au contraire s’opposent, suivant que leurs intérêts soient convergents ou non, afin de faire plier des puissances secondaires.
Le blocus au XXe siècle : la prédominance du blocus éloigné
Le déclenchement de la Première Guerre mondiale à l’été 1914 marque un moment important dans l’histoire des blocus, puisqu’il s’agit là d’un blocus opposant, pour la première fois depuis l’époque napoléonienne, des puissances à la fois équivalentes et de premier ordre. Dès la déclaration de guerre, les Alliés se coordonnent pour mettre en œuvre un blocus, non pas rapproché, compte tenu de l’espace concerné, mais, comme en 1807, éloigné, dont l’objectif est de provoquer une bataille décisive contre la marine allemande (ce qui correspond à la vision géostratégique d’Alfred Mahan, inspirée des leçons de 1804, lorsque la marine française avait tenté de briser le blocus à Trafalgar (11)) et d’étouffer son commerce (ce qui correspond à la vision géostratégique de Julian Stafford Corbett (12)).
Le blocus se révèle déterminant dans le cours de la guerre. D’abord parce qu’il conduit les Allemands à y répondre par la guerre à outrance, avec le développement de ses capacités sous-marines, dont les effets sont finalement déterminants dans la décision américaine d’entrer dans la guerre aux côtés des Alliés. Par ailleurs, il fragilise profondément l’ensemble de la société allemande en la privant de certaines ressources essentielles : les importations baissent ainsi de moitié dès 1915 (13), notamment en ce qui concerne la viande, rapidement réservée aux combattants. Le rapport de force stratégique instauré par le blocus/contre-blocus se fait donc au profit des alliés (14).
Toutefois, le constat de cette efficacité doit être évalué avec justesse. Encore aujourd’hui, les chercheurs rencontrent des difficultés à mesurer ce paramètre, compte tenu de l’échelle géographique concernée, mais également pour des raisons politiques. Du côté allemand, l’étude de son efficacité est brouillée au lendemain de la défaite par les débats politiques qui entourent cette dernière : Ludendorff y voit un aspect du coup de poignard dans le dos (15). Du côté des alliés, les Britanniques classifient dès la fin de la guerre l’ensemble des travaux sur cette question et ferment l’accès aux archives jusque dans les années 1960 (16). La raison en est la suivante : le blocus, déjà intégré à la stratégie franco-britannique d’avant-guerre, devient un élément central de la stratégie alliée d’après-guerre sur lequel il convient donc de maintenir le secret. Enfin, son rôle dans la victoire de 1918 ne doit pas être surévalué puisque l’armée allemande ne se rend qu’à la suite d’une défaite militaire (17), tout comme Napoléon ne consent à se rendre qu’après la défaite terrestre de Waterloo, malgré plusieurs années de blocus.
Quoi qu’il en soit, la victoire de 1918 tranche un débat ancien au sein des élites militaires concernant la place de l’arme économique dans la guerre moderne. Cette arme fait la démonstration de son importance dans la conduite de la guerre telle qu’elle se présente au XXe siècle : elle est l’arme qui permet de lutter contre la mobilisation industrielle de l’adversaire dans le cadre d’une guerre totale (18). Cet « autre front » est donc définitivement intégré aux stratégies alliées.
De ce point de vue, la Seconde Guerre mondiale apparaît comme une répétition de la Première. Dès la déclaration de guerre de septembre 1939, les Alliés réactivent le blocus contre l’Allemagne qui répond de la même manière : développement de substitut (essence et caoutchouc synthétique notamment) et guerre sous-marine à outrance. Du côté des deux belligérants, nous voyons donc que le blocus est désormais bien intégré aux plans stratégiques. Néanmoins, là encore, le blocus ne suffit pas à emporter la décision : il faudra envahir l’Europe et réduire le IIIe Reich à néant pour obtenir sa capitulation.
C’est sur le théâtre d’opérations du Pacifique que le blocus du Japon par les Américains joue un rôle inédit, dans la mesure où son importance paraît équivalente à celle du facteur proprement militaire. À la fin du mois d’août 1945, le Japon consent en effet à déposer les armes sans condition alors qu’il dispose encore de deux millions d’hommes en capacité de combattre. Toutefois, depuis la fin du printemps 1945, ses capacités de projection, c’est-à-dire son armée de l’air et sa marine, sont au bord de l’effondrement par l’effet du blocus américain. S’il ne permet pas d’emporter seul la décision, il joue toutefois un rôle tout aussi important que les bombardements nucléaires et l’entrée en guerre de l’URSS (19). La Seconde Guerre mondiale consacre donc le blocus comme dispositif stratégique à part entière dans les conceptions militaires.
Le Blocus de Berlin en 1948 est un cas intéressant quoiqu’exceptionnel. Contrairement aux blocus mis en place lors des deux conflits mondiaux, les conditions sont ici réunies pour la mise en œuvre d’un blocus rapproché : géographiquement, les zones françaises, anglaises et américaines sont dans une situation insulaire, ce qui est favorable au bloquant soviétique. Les relations entre les deux anciens alliés sont par ailleurs tendues, mais tous souhaitent à tout prix éviter un conflit ouvert. Enfin, cet épisode rappelle que tout blocus est un pari stratégique qui peut rapporter gros ou au contraire coûter énormément : si le risque d’escalade est contenu à Berlin, le blocus mis en place par Staline se retourne contre lui puisqu’il est contraint de reculer, ce qui entame sa crédibilité politique (20). Le blocus apparaît donc comme un pari risqué, un bras de fer qui ne peut s’achever que par la défaite ou la reculade d’un des deux acteurs impliqués, ou à l’opposé déboucher sur une escalade de violence incontrôlable.
Blocus ouvert/fictif versus blocus rapproché/effectif : un enjeu de définition
L’utilisation du blocus en dehors des épisodes de guerre déclarée a suscité de très vifs débats concernant les abus supposés et réels des puissances y ayant recours, et ce dès l’époque moderne (21). La pomme de discorde concerne le blocus fictif, défendu au XIXe siècle par les seuls Britanniques qui lui préfèrent le terme de « blocus éloigné », face aux tenants du blocus rapproché, désigné par le terme de « blocus réel », défendu par l’ensemble des puissances continentales européennes.
Un blocus consiste en effet, de la part du bloquant, à interdire l’accès au port ou à la côte désignée au bloqué, mais également aux neutres, puisqu’un blocus doit être étanche pour être efficace. Le contrôle, et le cas échéant, la saisie d’un navire neutre, s’il est avéré qu’il se dirige sciemment vers un port sous blocus ou qu’il en provient, peut se faire à proximité du blocus, mais également par des arraisonnages en mer très éloignés de celui-ci. Il est alors tentant de déclarer sous blocus un port, voire un territoire très étendu, sans toutefois le mettre en œuvre, afin de justifier des saisies navires et de marchandises en tout point du globe. On couvre ainsi d’un vernis de légalité une pratique purement prédatrice.
C’est que font par exemple l’Angleterre et les Provinces Unies en 1689 avec le traité de Whitehall (22) : ils déclarent conjointement un blocus des côtes françaises et arraisonnent tous les navires en direction ou en provenance de la France, y compris les navires neutres, ce qui soulèvent notamment les protestations des Suédois et des Danois.
Toutefois, le blocus fictif le plus célèbre reste le blocus continental instauré par le décret de Berlin du 21 novembre 1806, en réponse au blocus des ports français instauré par les Anglais le 9 août 1804 (23). Or, la France napoléonienne n’a absolument pas les moyens de mettre en œuvre une telle entreprise, même avant la défaite de Trafalgar. Il s’agit simplement d’une manière de déclarer une guerre maritime à outrance contre les intérêts commerciaux des belligérants. Son efficacité est donc toute relative (24).
C’est pourquoi au lendemain de la défaite française, un débat très vif s’installe entre les Britanniques, d’une part, et les autres puissances continentales, d’autre part. Les Anglais, première puissance maritime au monde, continuent de défendre le blocus éloigné/fictif alors que les Français défendent la conception pratique selon laquelle un blocus doit être effectif et que toute levée du blocage, voulue ou imposée notamment par la météo, entraîne de facto la fin du blocus. La France parvient finalement à imposer ses vues aux Anglais à l’occasion de la guerre de Crimée (1853-1856) : l’abandon du blocus éloigné/fictif est échangé contre la puissance militaire terrestre française qui fait défaut aux Britanniques pour défaire les Russes. Si cette concession est pensée comme temporaire par les Anglais, elle est en réalité durable : le 16 avril 1856, la Déclaration de Paris concernant le droit maritime européens en temps de guerre stipule ainsi qu’un blocus doit faire l’objet d’une publicité, qu’il est interdit de saisir un bateau qui serait passé au travers d’un blocus car cela signifie que le blocus n’est pas effectif.
Le flou du texte profite toutefois aux Britanniques qui vont pouvoir continuer à pratiquer le « blocus de croisière » : plutôt que de stationner, les navires bloquants parcourent les eaux environnantes afin d’intercepter les navires qui tenteraient d’entrer ou de sortir. L’Angleterre reste ainsi attachée à ce qui est « une arme pour elle, mais jamais une arme contre elle » (25). Cela s’explique par l’importance accordée par le Royaume-Uni à sa flotte dans ses conceptions géostratégiques. Ses capacités militaires terrestres sont très peu développées au XIXe siècle, car la traversée de la Manche impose un défi logistique trop important, ce qui limite ses capacités de projection. À l’inverse, l’effet bloquant de la Manche protège le Royaume-Uni. Le recours au blocus est donc une solution très rentable pour un pouvoir qui ne désire pas s’engager dans la constitution d’une armée moderne complète (26).
Dans les faits, le blocus fictif continue toutefois d’avoir toujours cours, généralement par manque de moyens des bloquants. Ainsi, lors de la guerre de Sécession (1861-1865), le Nord pratique un blocus vis-à-vis des ports confédérés, blocus qui est nécessairement fictif puisqu’il y a plus quatre-vingts sites à surveiller, ce qui est bien au-delà des capacités de la marine de l’Union. C’est, par ailleurs, à cette occasion qu’est inventé le blocus par pierre qui consiste à couler et lester un navire à l’entrée d’un port afin d’en bloquer l’accès. Solution économique et efficace, mais qui rencontre une vive désapprobation internationale puisqu’il bloque pour longtemps l’accès au port.
L’effort de formalisation et de définition de la pratique du blocus, afin d’en limiter les abus, débouche finalement sur la Déclaration de Londres du 26 février 1909 (27) qui définit la légalité d’un blocus en vingt et un articles. Les territoires neutres sont désormais exclus des blocus, car ces derniers sont définis comme des opérations de guerre, ce qui lève également une ambiguïté aussi vieille que le blocus lui-même ; il doit être, par ailleurs, notifié et la levée temporaire d’un blocus pour raisons météorologiques ne signifie pas pour autant levée du blocus en tant que tel.
Néanmoins, cet effort d’encadrement est fait alors que les termes du débat changent, avec la disparition du blocus rapproché pour des raisons pratiques : le développement de la puissance des armes à feu, la vitesse accrue permise par l’adoption du pétrole comme carburant, l’extension de la guerre aux espaces sous-marins et aériens rendent désormais très risqué le maintien d’un navire en position stationnaire. La télégraphie sans fil (TSF) permet par ailleurs d’étendre sa surveillance à des territoires très étendus. Désormais, il est donc possible de mettre en œuvre un blocus éloigné qui devient une réalité grâce aux progrès technologiques.
(1) Corvisier Jean-Noël, « Le blocus dans le monde grec antique », in Baechler Jean et Chaline Olivier (dir.), La Bataille, Hermann, 2018, p. 75-81.
(2) Battesti Michèle, « Le blocus maritime de 1815 à la Première Guerre mondiale, théorie et pratique », Les Cahiers Sirice, 2021/1, n° 26, p. 33-45.
(3) Coutau-Bégarie Hervé, Traité de stratégie [1999], Economica, 2006.
(4) Corvisier Jean-Noël, « Le blocus dans le monde grec antique », in Baechler Jean et Chaline Olivier (dir.), op. cit.
(5) Corvisier Jean-Noël, op. cit.
(6) Ibidem.
(7) Thucydide, Guerre du Péloponnèse, VIII, 14.
(8) Coutau-Bégarie Hervé, op cit.
(9) Arnaud-Ameller Paule, « De quelques blocus. Réflexions sur les blocus : quelques exemples de succès et d’échec aux XIXe et XXe siècles », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2004/2, n° 214, p. 7-27.
(10) Monaque Rémi, Une histoire de la marine de guerre française, Perrin, 2016.
(11) Mahan Alfred, The Influence of Sea Power upon the French Revolution and Empire, 1793–1812. Little, Brown & Co, 1892.
(12) Corbett Julian S., Some Principles of Maritime Strategy, Green and Co, 1911.
(13) Skalweit August, Der Erste Weltkrieg, 1914-1918 (La première guerre mondiale, 1914-1918), Stuttgart, Leipzig, Deutsche Verlags-Anstalt, 1927.
(14) Forcade Olivier, « La question du blocus en 1914-1918 », in Baechler Jean et Chaline Olivier (dir.), op. cit., p. 129-135.
(15) Ludendorff Erich, La Guerre totale, Flammarion, 1936, p. 177-178. Cité dans Raymond Aron, Penser la guerre, Clausewitz, tome 2 : L’âge planétaire, Gallimard, 1976, p. 59.
(16) Siney Marion C., « British Official History of the Blockade of the Central Powers during the First World War », The American Historical Review, vol. 68, n° 2, 1963, p. 392-401.
(17) Mearsheimer John, The Tragedy of Great Power Politics, W. W. Norton & Company, 2001, p. 90.
(18) Fridenson Patrick (dir.), « 1914-18 l’autre front », in Cahiers du mouvement social, n° 2, Éd. ouvrières, 1977.
(19) Mearsheimer John, op cit., p. 92.
(20) Zubok Vladislav et Pleshakov Constantine, Inside the Kremlin’s Cold War: from Stalin to Khrushchev, Harvard University Press, 1996, p. 51-52.
(21) Battesti Michèle, op. cit.
(22) Le traité de Whitehall, signé le 19 février 1793 entre les Britanniques et les colons esclavagistes de Saint-Domingue, la Martinique et la Guadeloupe, permet aux colons français de combattre les troupes révolutionnaires et l’émancipation des esclaves, et aux Britanniques de récupérer la lucrative fiscalité sur les plantations françaises de canne à sucre (https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_de_Whitehall).
(23) Boudon Jacques-Olivier, « L’Europe à l’apogée de l’Empire », dans Boudon Jacques-Olivier (dir.), La France et l’Europe de Napoléon, Armand Colin, 2006, p. 194-212.
(24) Crouzet François, L’économie britannique et le Blocus continental (1806-1813), PUF, 1958 (2e éd., Economica, 1987).
(25) Battesti Michèle, op. cit.
(26) Mearsheimer John, op. cit., p. 77.
(27) Conférence navale de Londres (1908-1909) (https://bibliotheque-numerique.diplomatie.gouv.fr/).