À la fin du XXe siècle et au début du XXIe, les sanctions économiques sont devenues la réponse courante aux velléités de prolifération. Derrière un universalisme de façade, garanti par le sceau des Nations unies, les sanctions sont historiquement l’œuvre des États-Unis, complétée aujourd’hui par la politique de l’Union européenne. Pourtant, la capacité des États proliférants à poursuivre leurs programmes nucléaires – et balistiques – interroge l’efficacité et la viabilité des mesures de sanctions économiques en la matière.
Les sanctions économiques contre la prolifération nucléaire : une histoire américaine
L’histoire récente de la lutte contre la prolifération nucléaire laisserait penser que les sanctions économiques en sont, à l’échelle internationale, l’outil principal. En 2006, en réaction au premier test nucléaire de la Corée du Nord (le 9 octobre de la même année), le Conseil de sécurité des Nations unies adopta, dans sa résolution 1718, une série de sanctions touchant de larges secteurs économiques coréens – de l’importation d’armes au commerce d’articles de luxe (1). Cette même année, l’organisation internationale prit une série de résolutions face au programme nucléaire iranien : jusqu’en 2010, pas moins de six déclarations du Conseil de sécurité incitèrent les États membres à sanctionner les activités bancaires, financières et industrielles qui participent au programme nucléaire iranien (2).
Si, à la suite de Marie-Hélène Labbé, il est possible de dire que la peur de la prolifération est d’abord née aux États-Unis (3), on peut également affirmer que les sanctions économiques en matière nucléaire tirent leur origine de la politique américaine. Dès les années 1970, Washington se dota des moyens juridiques et politiques nécessaires pour faire pression sur les États proliférants : en 1976 l’amendement Symington prévoyait la suspension des aides économiques et militaires aux États qui importeraient des équipements d’enrichissement ou de retraitement (4). Cet amendement devint la base de la politique américaine de lutte contre la prolifération qui complète – sinon s’y substitue – le Traité de non-prolifération (TNP) de 1968, base de l’approche internationale en matière de non-prolifération.
L’unilatéralisme initial des Américains témoigne de l’une des problématiques qui est au cœur du Traité de non-prolifération : celle de la forte imbrication entre les sphères nucléaires civile et militaire du fait de l’existence de technologies duales (5). L’émergence d’une industrie nucléaire civile et pacifique, prônée par le TNP, laisse certains États au seuil de la capacité nucléaire militaire. Pour faire face à la possibilité d’une transgression des principes du Traité, les sanctions américaines ont pris la forme du « linkage négatif » (6) – que l’on pourrait traduire de manière sommaire par la politique du « bâton » : la mise en place d’embargos a pour but d’asphyxier tout ou partie de l’économie du pays proliférant afin de le faire renier son programme nucléaire militaire, soit en lui coupant les sources d’approvisionnements techniques et financières, soit en faisant peser sur sa société un coût économique et social exorbitant.
Pour autant, l’efficacité des sanctions économiques en matière de lutte contre la prolifération est questionnable. Si la doctrine américaine des sanctions date des années 1970 et qu’elle s’internationalise à partir des années 2000, l’existence ou la menace des embargos n’a empêché ni le Pakistan, ni l’Inde, ni enfin la Corée du Nord, de se doter de l’arme à partir des années 1990. L’adoption des sanctions économiques comme ultima ratio de la lutte contre la prolifération à l’échelle internationale mérite donc être interrogée.
La raison d’être des sanctions en matière nucléaire : les limites du Traité de non-prolifération
L’existence des sanctions dans le domaine nucléaire est directement liée à la mise en application du Traité de non-prolifération. Le TNP a d’abord été pensé et longtemps perçu comme la pierre angulaire de la lutte internationale contre la prolifération (7). Adopté en 1968 à l’ONU, le traité ouvre la deuxième phase stratégique de l’histoire nucléaire : alors que les premières décennies après 1945 avaient vu émerger les stratégies de dissuasion, à partir de la fin de la décennie 1960 la menace se déplace vers le risque de la prolifération (8). Le TNP vient alors clore définitivement le « club » (9) des États nucléaires, encore aujourd’hui le plus fermé au monde, en consacrant la distinction entre les États dotés de l’arme nucléaire (EDAN) (10) et les États non dotés de l’arme nucléaire (ENDAN). À cette première dichotomie s’adjoint une seconde, qui vient séparer les activités nucléaires pacifiques et militaires de la recherche.
Pour autant, ce traité contenait certaines lacunes : d’abord, la volonté de promouvoir pour les ENDAN un accès pacifique à l’atome, restait éminemment dépendante des États déjà nucléarisés dont l’industrie avait la capacité d’exporter la technologie nucléaire. Ensuite, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) n’était pas en mesure de pleinement maîtriser le développement de l’industrie nucléaire au cœur même des États. Le fonctionnement du traité reposait sur les « vérifications de conformité » (11) menées par l’AIEA, qui, en tant qu’agence des Nations unies, ne pouvait s’imposer aux États souverains : cette défaillance sera, par exemple, exploitée par la Corée du Nord qui refusera en 1993 d’ouvrir ses installations aux agents de l’AIEA. Cette dernière ne put alors qu’en référer au Conseil de sécurité, paralysé sur ce dossier par le véto chinois (12).
Ainsi, alors même que le TNP avait entrouvert la voie à la diffusion d’un usage pacifique de l’atome, vieux rêve américain (13), émergent durant la décennie 1970 les premières problématiques liées aux développements non maîtrisés des capacités nucléaires par les États importateurs. Les limites du TNP sont illustrées dès la décennie suivante, par les velléités pakistanaises de se doter de l’arme : le pays, qui sort alors de sa troisième guerre avec l’Inde, décide en 1972 de construire en propre une arme nucléaire. Le Pakistan n’est pas signataire du TNP, mais bénéficie du transfert de technologie des États occidentaux : le Canada, faisant pourtant partie des premiers pays signataires, lui fournit un réacteur en eau lourde en 1971 (14). Deux ans plus tard, l’Inde – en partie en réaction – mène ses premiers essais nucléaires grâce au réacteur Cirus obtenu dans les années 1960 par la même filière canadienne. La question se pose donc de la possibilité de mener à bien le double objectif du TNP : celui de favoriser les développements civils de l’atome pour les ENDAN tout en luttant contre la prolifération des capacités militaires.
À cette problématique, deux réponses vont être apportées par les États exportateurs de technologies nucléaires. La première solution est multilatérale et elle voit le jour au début des années 1970 : elle cherche à compléter le traité par des comités internationaux dont le but est d’uniformiser les pratiques de ces États. Le premier d’entre eux est le comité Zangger, créé en 1971 et qui organise la première liste des technologies nucléaires sensibles en 1974, dans le but de constituer une filière industrielle moins proliférante. Le deuxième comité est le « Club de Londres », constitué à l’initiative des États-Unis en 1974 et intégrant la France – malgré le fait que le pays n’est alors pas signataire du TNP. Ce comité se charge, quant à lui, de mieux contrôler les technologies duales qui sont au cœur du problème de la prolifération au début de cette décennie.
La deuxième solution, empruntée par les États-Unis, passe par l’action unilatérale. Face à la relative lenteur du « Club de Londres », alors même que les États-Unis y défendaient une ligne dure en promouvant déjà l’option des sanctions économiques (15), le gouvernement américain adopte en 1976 l’amendement Symington. Ce texte législatif modifie le Foreign Assistance Act de 1961, qui encadrait jusqu’alors l’aide internationale américaine. Avec cet amendement, il devient possible pour les États-Unis de suspendre certaines aides octroyées aux pays importateurs d’équipements d’enrichissement et de retraitement sans les garanties de l’AIEA. Le 10 mars 1978 le Congrès adopte l’US Nuclear Non-Proliferation Act qui, pour la première fois prévoit à proprement parler la mise en place de « sanctions internationales ». Ces deux textes juridiques prennent alors de court les autres pays fournisseurs : alors que ceux-ci étaient plutôt enclins à prendre une voie réglementaire, avec une normalisation des pratiques commerciales, les États-Unis choisissent la voie de la contrainte. Outre le Pakistan, ces deux lois visent alors le Brésil qui, au début des années 1970, commence à développer une véritable industrie nucléaire : le pays avait signé dès 1971 des accords avec les États-Unis pour la construction d’une centrale, puis en 1975 avec l’Allemagne de l’Ouest pour l’implantation d’une technologie capable d’enrichir l’uranium, condition sine qua non à la construction d’une bombe nationale (16). La crise économique que connaît le pays à partir des années 1980, le rendant particulièrement dépendant envers l’aide américaine, sera l’opportunité pour l’administration de Washington de faire pression sur le Brésil afin de ralentir le programme nucléaire brésilien (17).
En cela, à la fin de la décennie 1970, l’action unilatérale des États-Unis a permis de différencier la doctrine de lutte contre la prolifération en deux branches distinctes : d’abord, la politique de non-prolifération. Elle se définit comme l’effort diplomatique international pour limiter la quantité et les capacités de destruction des armes (notamment des armes de destruction massive – ADM) dans le monde. Cette politique a pour fondement le Traité de non-prolifération qui dans son esprit inclut un processus de maîtrise des armements, de désarmement et de contrôle des activités de contre-prolifération par l’adoption de règles et normes internationales. Ensuite, la politique de contre-prolifération qui désigne l’action coercitive visant à contrer, de façon unilatérale par un État (ou multilatérale via l’ONU) la propagation d’armes nucléaires, balistiques, chimiques et biologiques dans le monde. Les deux leviers d’action principaux en matière de contre-prolifération sont les sanctions économiques, les opérations d’entrave réalisées par les services de renseignement et, de manière extensive, les changements de régimes politiques (18).
D’une solution unilatérale au consensus multinational : le cas des sanctions contre l’Iran dans les années 1990 et 2000
Ainsi, une décennie avant la fin formelle de la guerre froide où disparaît – de manière virtuelle et temporaire – la menace nucléaire russe, les États-Unis ont déjà au point leurs outils de lutte contre la prolifération. La fin de la guerre froide, en venant concrétiser la position hégémonique des États-Unis sur la scène internationale, inscrit la prolifération comme première menace à l’agenda international. Comme le retranscrit la déclaration du conseil de sécurité de l’ONU du 11 février 1992 : « La prolifération des armes de destruction massive constitue une menace contre la paix et la sécurité internationales (19). »
Dès la décennie 1990, les États-Unis accentuent leur pression sur les pays proliférants, en perfectionnant leur arme économique. En 1996, l’Iran and Libya Sanctions Act (ILSA) vise ces États qui sont désormais qualifiés de « voyous » (Rogue States) car ayant la double particularité de soutenir le terrorisme et d’afficher ouvertement leur volonté de se procurer des armes de destruction massive. Face à cela, le législateur américain cherche à toucher les fondements de leurs économies, la vente d’hydrocarbure. Cette loi marque un tournant dans l’histoire des sanctions américaines en conférant à Washington des pouvoirs étendus en matière de lutte contre la prolifération. Premièrement, le Congrès donne la primauté au président américain pour mettre en place les sanctions économiques (20). Deuxièmement, cette loi affirme le caractère d’extraterritorialité du droit américain concernant ces problématiques. Ainsi, le président américain détient le pouvoir de sanctionner les entrepreneurs investissant plus de 40 millions de dollars dans ces pays, qu’ils soient ou non des ressortissants nationaux (21). Cette loi correspond alors à l’apogée de la période unilatérale américaine dans le domaine de la lutte contre la prolifération : le champ d’action de l’exécutif américain est mondial et le président ne doit rendre des comptes qu’à son seul Congrès national.
Cette puissance législative américaine est doublée par le primat d’outre-Atlantique sur les institutions internationales, notamment onusiennes : ainsi, la Commission spéciale des Nations unies chargée de désarmer l’Irak (USCOM) sert à partir de 1998 à masquer les actions du renseignement américain sur le territoire irakien (22). Les informations récoltées sous couvert de l’USCOM auraient ainsi permis l’opération « Renard du désert » de décembre 1998 où Américains et Britanniques ont mené pendant trois jours des frappes aéroterrestres meurtrières contre les centres de fabrication des armes de destruction massive ainsi que contre certaines raffineries (23).
Les sanctions deviennent un outil international à partir des années 2000, au moment où l’influence des États-Unis sur l’agenda international s’intensifie. À la suite des attentats du 11 septembre 2001, le terme « d’États voyous » est délaissé au profit de l’expression d’« Axe du mal » : s’y retrouvent amalgamés l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord, trois pays désignés ainsi car soutenant le terrorisme et ayant des programmes nucléaires ou d’armes de destruction massive (24). Les sanctions économiques vont alors surtout permettre de lutter contre cet « Axe », sans pourtant donner corps à une doctrine de lutte contre la prolifération. En cela, l’arme économique va conserver un primat occidental et, en particulier, américain. S’appuyant sur la résolution 1747 du Conseil de sécurité, les États-Unis adoptent en septembre 2007 l’Iran Counter-Proliferation Act qui prévoit d’interdire les investissements dans le secteur iranien de l’énergie. En 2010, l’Union européenne (UE), conformément à la résolution 1929 (2010) du Conseil de sécurité, adopte une série de sanctions à l’encontre de personnes, d’entreprises et de banques « concourant aux programmes nucléaires et balistiques » iraniens (25). Ainsi, bien plus que les seules décisions de l’ONU, c’est l’action conjointe des États-Unis et de l’UE contre le secteur énergétique et bancaire iranien qui permet la mise en place de véritables embargos destinés à asphyxier le programme nucléaire (26).
Les limites des sanctions dans la lutte contre la prolifération
Derrière la légitimité internationale des sanctions appliquées via les résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, celles-ci sont restées en fait l’arme des États occidentaux. Ce primat occidental explique en partie l’inefficacité des sanctions pour lutter contre la prolifération. La défaillance des sanctions économiques en matière de prolifération se joue à trois niveaux.
La première défaillance est d’ordre politique : malgré l’inscription de la lutte contre la prolifération à l’agenda des Nations unies, la politique de non-prolifération n’est pas devenue le point cardinal de la stratégie des États-Unis et des États occidentaux. Ainsi, alors même que Washington sanctionne durement la Corée du Nord et l’Iran à partir de 2006, les États-Unis avaient signé dès 2005 une série d’accords avec l’Inde, qui supprimait l’intégralité des entraves commerciales liées au transfert des technologies nucléaires (27). Or, l’Inde était pourtant à l’époque un État réfractaire au traité de non-prolifération et n’avait eu de cesse depuis 1974 de développer une capacité nucléaire militaire, au point de couper son industrie de toute coopération internationale (28). Pourtant, en dépit de leur opposition à l’Iran (29), les États-Unis rouvrent des relations économiques dans le domaine nucléaire avec un État ouvertement proliférant (30). Cette logique du deux poids deux mesures sape la légitimité des sanctions économiques qui, dans leur application, ne condamne pas tous les projets de prolifération. Comme dans La ferme des animaux (1945) de George Orwell, toutes les puissances sont égales en droit, même si dans les faits certaines sont plus égales que les autres. Dès lors, les politiques de sanction ont été réduites à la fonction d’instrument disciplinaire et de répression, dirigé contre les « États voyous » ou ceux affiliés à « l’Axe du mal », c’est-à-dire aux ennemis des États-Unis.
La deuxième défaillance est d’ordre stratégique : à travers les sanctions, les États-Unis s’en prennent aux moyens – la capacité nucléaire militaire – sans atteindre la finalité politique poursuivie. Ainsi, la bombe est d’abord une arme de statut avant d’être une arme d’emploi, et la poursuite d’un programme nucléaire répond en elle-même à des objectifs géostratégiques bien plus vastes que l’optique du seul combat. Il apparaît ainsi que le programme brésilien répondait d’abord aux rivalités régionales entretenues avec l’Argentine. Dans ce cadre, l’existence d’un programme militaire suffit à elle seule à construire la dissuasion à l’égard du rival (31). Le concept de « dissuasion virtuelle » (32) éclaire à ce titre l’émergence du programme nucléaire iranien. Les révélations issues des autorités iraniennes – concernant les sites d’enrichissement de l’uranium de la centrale de Natanz en 2003 – servent à rendre crédible une potentielle capacité à produire une arme. Ces révélations s’inscrivent dans un contexte où l’Iran perçoit son environnement proche, depuis l’invasion de l’Irak, comme faisant l’objet d’une stratégie d’encerclement par les États-Unis et leurs alliés internationaux et régionaux (33). Ainsi, l’action dans le domaine économique ne remet pas foncièrement en question les bases stratégiques du programme iranien, qui cherche avant tout à s’affirmer sur la scène internationale et à peser dans les relations diplomatico-stratégiques. Dans une logique similaire, malgré les sanctions pesant sur le pays depuis 2006, la Corée du Nord a su faire peser sur l’Asie de l’Est et les États-Unis la menace de son arsenal, fut-il rudimentaire. Au point qu’elle a obtenu une véritable consécration internationale avec l’invitation de son président à une rencontre avec son homologue américain Donald Trump en juin 2018 à Singapour, dans la perspective d’apaiser la crise commencée en 2017 par les tests balistiques coréens (34). Un épisode qui paraît en quelque sorte vérifier l’adage populaire qui veut que si Dieu a créé les hommes, Samuel Colt et Robert Oppenheimer les ont rendus égaux.
Enfin, la dernière défaillance est d’ordre macroéconomique : les sanctions peinent à frapper directement les capacités industrielles nucléaires des États, et ce pour deux raisons. La première est que ces États trouvent dans l’économie informelle des voies alternatives dans l’accès à la technologie nucléaire et à son financement. La Corée du Nord a largement bénéficié des réseaux de l’ingénieur pakistanais Abdul Kader Khan, père de la bombe dans son pays et qui, à partir des années 1980, construisit un véritable réseau de contrebande pour fournir aux autres États proliférants les technologies nucléaires nécessaires (35). Un tel réseau clandestin a également permis à l’Iran d’obtenir des centrifugeuses dans les années 1980 afin d’enrichir l’uranium, ce qui lui permit de relancer en 1982, alors en pleine guerre contre l’Irak, son programme nucléaire militaire. La seconde raison est qu’en visant des secteurs clés de l’économie, les sanctions économiques fonctionnent davantage comme des « actions punitives » que comme des « sanctions ciblées » (36). Ainsi, dans le cas iranien, les sanctions qui visaient directement les secteurs des hydrocarbures ont fait baisser les recettes budgétaires de la République islamique de 30 %, alimentant ainsi une inflation dépassant les 35 % en 2013 et un chômage touchant quasiment un quart de la population active. En touchant au quotidien des Iraniens, ces sanctions ont, par ailleurs, renforcé le discours idéologique du régime sans porter atteinte aux capacités nucléaires endogènes du pays (37). Cette réalité est accentuée par le principe selon lequel les États non démocratiques peuvent faire subir à leur population les coûts socio-économiques d’une politique de puissance agressive reposant sur la prolifération nucléaire.
En fin de compte, l’adoption de sanctions par les pays occidentaux est en inadéquation avec le but poursuivi, celui de renforcer leur sécurité et la stabilité dans le monde. Au contraire, la mise en place d’embargos a favorisé l’émergence de logiques de blocs alternatives, qui reposent sur la mise en place de nouvelles coopérations militaires et stratégiques. Ainsi, face aux multiples sanctions américaines puis européennes, les États proliférants ont su trouver dans la Russie et la Chine des partenaires de premier ordre, leur permettant de développer des capacités nucléaires : à partir des années 1990, ces deux États ont su construire un véritable réseau parallèle de prolifération, à l’ombre du mur des sanctions. La Chine a ainsi aidé directement le Pakistan à construire sa bombe dans les années 1990 (38) et continue d’aider la Corée du Nord, notamment en réalisant 80 % du commerce extérieur de ce pays (39). De la même manière, au début des années 1990, alors que les États-Unis faisaient pression sur les décideurs et les entreprises européennes pour les détourner de leurs partenariats iraniens, la Russie fournit deux réacteurs à l’Iran (40). L’aide russe permit la survie du programme nucléaire iranien alors même que la politique américaine de lutte contre la prolifération et contre les armes de destruction massive battait son plein. Ainsi, face aux sanctions occidentales s’est progressivement mis en place un véritable réseau proliférant parallèle : celui-ci a, semble-t-il, trouvé une nouvelle ramification avec la signature en septembre 2023 d’accords stratégiques inédits et secrets entre la Russie et la Corée du Nord, deux pays lourdement atteints par les sanctions des États-Unis et de l’Union européenne (41). ♦
(1) Paragraphe 8 de la résolution 1718 du conseil des Nations unies du 14 octobre 2006.
(2) Paragraphe 5 de la résolution 1747 du conseil des Nations unies du 23 décembre 2006 ; paragraphes 9 et 10 de la résolution 1803 du 3 mars 2008 ; paragraphes 8, 21, 23 et 24 de la résolution 1929 du 9 juin 2010.
(3) Labbé Marie-Hélène, La Grande peur du nucléaire, Presse de Sciences Po, 2000, p. 102.
(4) Rainaud Jean-Marie, Le Droit nucléaire, « Que sais-je ? », PUF, 1992, p. 71.
(5) Mongin Dominique, Histoire de la dissuasion nucléaire. Depuis la Seconde Guerre mondiale, Archipoche, 2021, p. 229. L’auteur rappelle ainsi que l’un des enjeux actuels concernant la prolifération est celle des États dit du « seuil » ou s’en approchant, c’est-à-dire ceux ayant les moyens, la matière et la technologie pour développer en quelques années leurs propres bombes. La peur des Occidentaux se nourrie aux sources de la théorie de l’« effet domino » : un Iran nucléarisé entrainerait dans son sillage des États de la région qui ont un nucléaire civil parfaitement développé, comme l’Arabie saoudite ou la Turquie. Cette théorie reste néanmoins peu vérifiée dans la littérature spécialisée. Potter William C. (et al.), « Divining Nuclear Intentions: A Review Essay », International Security, vol. 33, n° 1, 2008, p. 139-169.
(6) Labbé Marie-Hélène, L’arme économique dans les relations internationales, « Que sais-je ? », PUF, 1994, p. 9.
(7) Pour le chercheur américain William Walker, le TNP a même caractérisé une période de « Lumière » en diffusant une norme morale et humanitaire universelle qui, au-delà du nucléaire, devait mener au désarmement du monde. Walker William, « Nuclear Enlightment and Counter-Enlightment », International Affairs, vol. 83, n° 3, 2007, p. 431-453.
(8) George-Henri Soutou parle quant à lui « d’intérêts communs ou du moins convergents » entre les deux superpuissances à cette période, parmi lesquels il cite le maintien d’une Allemagne dénucléarisée et la volonté de ralentir les progrès chinois en matière nucléaire. soutou George-Henri, La Guerre de Cinquante Ans. Les relations Est-Ouest. 1943-1990, Fayard, 2001, p. 481.
(9) Hunt Jonathan R., The Nuclear Club: How America and the World Policed the Atom from Hiroshima to Vietnam, Stanford University Press, 2022
(10) Les EDAN sont les pays ayant effectué un essai nucléaire avant la date du 1er janvier 1967 (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France et Chine). De ce fait, trois États nucléaires ne sont pas parties au TNP : l’Inde, le Pakistan et Israël. La Corée du Nord s’est retirée du TNP en 2003.
(11) Prévues dans l’article III du traité.
(12) Labbé Marie-Hélène, Une péninsule nucléaire ? Des enjeux pour les Corée, Presses universitaires de Paris Sorbonne (PUPS), 2023, p. 50.
(13) En 1953, dans son discours « Atom for Peace », le président Dwight Eisenhower appelait à une diffusion contrôlée des savoirs et technologies nucléaires, notamment dans le domaine énergétique, comme vecteur de développement économique et humain.
(14) Mongin Dominique, op. cit., p. 233.
(15) Labbé Marie-Hélène, Le Nucléaire à la croisée des chemins, La documentation Française, 2000.
(16) Morrison Daphne, « Brazil’s Nuclear Ambitions, Past and Present », Nuclear Threat Initiative, 2006.
(17) Finkelstein Amy, « Brazil, The United States and Nuclear Nonproliferation: American Foreign Policy at Crossroad », The Fletcher School of Law and Diplomacy, vol. 7, n° 2, 1983, 277-311.
(18) Pour la distinction entre politiques de non-prolifération et de contre-prolifération, voir : Fitzpatrick Marck, « Non-Proliferation and Counter-Proliferation: What is the Difference? », Defense & Security Analysis, 2008, p. 73-79.
(19) Organisation des Nations unies, « Note du président du conseil de sécurité », 11 février 1992, p. 4.
(20) « Iran and Libya Sanctions Act of 1996 », Section 5. Imposition of Sanctions, 23 septembre 1996, p. 3.
(21) Section 9. Duration of sanctions, Presidential waiver, op. cit., p. 6.
(22) Bassir Pour Afsane, « L’UNSCOM a été le jouet des services d’espionnage américains », Le Monde, 11 janvier 1997.
(23) « Une semaine après le déclenchement de l’opération “Renard du désert” : cinq questions sur une guerre de 70 heures », Le Figaro, 24 décembre 1998.
(24) Hassner Pierre et Marchal Roland, Guerres et sociétés, États et violence après la guerre froide, Karthala éditions, 2003, p. 11.
(25) Conseil de l’Union européenne, 2010/413/PESC : Décision du Conseil du 26 juillet 2010 concernant des mesures restrictives à l’encontre de l’Iran.
(26) Coville Thierry, « Les sanctions contre l’Iran, le choix d’une punition collective contre la société iranienne ? », Revue internationale et stratégique, 2015, p. 149.
(27) US Department of State, Civil Nuclear Cooperation Initiative, juillet 2005 (https://2001-2009.state.gov/).
(28) Mannully Yash Thomas, « La coopération nucléaire entre les États-Unis et l’Inde et la non-prolifération », Bulletin de droit nucléaire, 2009, p. 11.
(29) Watkins Susan, « Non-prolifération nucléaire : arme de justification massive », Agone, 2014/53, p. 209.
(30) L’Inde a notamment réalisé une série d’essai nucléaire en 1998.
(31) Barletta Michel, « The Military Nuclear Program in Brazil », Centre for International Security and Arms Control, 1997, p. 7.
(32) Barzin Nader, L’Iran nucléaire, L’Harmattan, 2005, p. 212 et suivantes.
(33) Ibidem, p. 213.
(34) Labbé Marie-Hélène, Une péninsule nucléaire ? Des enjeux pour les Corée, PUPS, 2023, p. 35.
(35) Corera Gordon, Shopping for Bombs: Nuclear Proliferation, Global Insecurity, and the Rise and Fall of the A.Q. Khan Network, Scribe Publications, 2006. Voir aussi : Mongin Dominique, op. cit., p. 235.
(36) Colville Thierry, op. cit., p. 153.
(37) Vannier Élodie, « Sanctionner l’Iran : un échec de l’Union européenne ? », Revue internationale et stratégique, n° 78, 2010, p. 42.
(38) Mongin Dominique, op. cit., pp. 236-237.
(39) Labbé Marie-Hélène, op. cit., p. 65.
(40) Barzin Nader, op. cit., p. 203.
(41) Maurus Patrick (propos recueillis par Pons Philippe), « Le rapprochement entre Corée du Nord et Russie repose sur le réalisme brutal, non sur l’idéologie », Le Monde, 22 septembre 2023 (www.lemonde.fr/).