À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont développé un véritable arsenal administratif et juridique pour accompagner l’utilisation croissante des sanctions économiques en matière de politique étrangère. Les programmes de sanctions américains ont connu de profondes mutations depuis la fin de la guerre froide, se traduisant par un renforcement de leur portée extraterritoriale, un ciblage plus précis des entités sanctionnées et une surveillance accrue des flux financiers. Alors que les États-Unis doivent faire face à de nouvelles stratégies de contournement de leurs sanctions depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, il apparaît pertinent d’étudier les dimensions juridiques et techniques de la politique de sanctions économiques américaine.
Discipliner et punir : les déterminants juridiques et techniques de la politique de sanctions américaine
« Dans la punition, plutôt que de voir la présence du souverain, on lira les lois elles-mêmes. (1) »
Michel Foucault
Le 2 novembre 2023, le secrétaire d’État américain Antony J. Blinken a annoncé un nouveau train de sanctions contre la Russie (2). L’objectif de ces nouvelles sanctions est de limiter la production et l’exportation de produits énergétiques par la Russie, cibler les entités impliquées dans le développement de drones pour l’armée russe et mettre à mal les réseaux internationaux permettant de contourner certains régimes de sanctions. Depuis l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, les États-Unis ont régulièrement mis à jour leur programme de sanctions contre la Russie, preuve de la nécessité d’affiner en permanence le ciblage de l’économie russe et d’adapter ces instruments juridiques aux stratégies d’évitement ou de contournement menées par des acteurs divers. Il est alors pertinent de s’intéresser aux dimensions juridiques et techniques de la conception et de la mise en œuvre des régimes de sanctions par les États-Unis, pour mettre en lumière leurs évolutions dans un contexte d’utilisation accrue de la sanction économique.
La sanction économique désigne l’interruption des relations financières ou commerciales avec un pays-cible, dans le but d’obtenir un changement (d’un degré plus ou moins important) dans sa politique intérieure ou étrangère (3). La typologie des sanctions économiques réalisée par le politologue David A. Baldwin distingue les sanctions commerciales et financières (4). Parmi les sanctions commerciales, nous nous concentrerons sur les restrictions d’exportations et d’importations (pouvant aller respectivement jusqu’à l’embargo et au boycott), le refus de licence et l’inscription sur liste noire des entreprises commerçant avec le pays-cible. Les sanctions financières incluent, quant à elles, le gel des avoirs, l’expropriation, le contrôle des flux de capitaux ou l’exclusion des systèmes de paiements internationaux interbancaires comme SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication).
Les sanctions économiques américaines contre la Russie offrent un exemple de sanctions unilatérales, décidées par un seul État. Elles s’opposent aux sanctions multilatérales, qui impliquent plusieurs États et s’incarnent le mieux dans les sanctions décidées au niveau du Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU). Par exemple, à la suite de l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990, un embargo contre l’Irak a été mis en place dans le cadre des dispositions du chapitre 7 de la Charte des Nations unies (5). Bien que ces sanctions aient des points communs dans leur application par les États-Unis, nous nous concentrerons dans cette étude sur les sanctions unilatérales. Elles sont, en effet, les plus nombreuses et les États-Unis en sont actuellement le premier utilisateur mondial avec 38 programmes de sanctions actifs (6).
La conception des sanctions économiques a historiquement été un domaine de bonne coopération entre le Congrès américain et la Maison-Blanche, même si des dissensions peuvent apparaître. En matière de mise en œuvre des sanctions, les États-Unis se sont dotés d’un arsenal administratif à trois têtes dont les décisions sont appliquées au niveau des entreprises, qui deviennent des puissants relais de la politique étrangère américaine. La financiarisation des économies mondiales et la prise de conscience des effets secondaires néfastes des sanctions commerciales ont entraîné une mutation des programmes de sanctions américains, qui sont aujourd’hui davantage ciblés et axés sur les flux financiers. Par ailleurs, la dimension extraterritoriale des sanctions américaines s’est développée fortement depuis les années 1990 pour étendre leur application à d’autres pays en dépit de leur caractère unilatéral. Cependant, ces évolutions juridiques et techniques ont fragilisé la relation des États-Unis avec leurs alliés et poussent certains pays à développer des nouvelles stratégies de contournement, ce qui menace les fondements de l’efficacité des programmes de sanctions américains. La guerre en Ukraine a inauguré une nouvelle ère en matière de sanctions économiques pour les États-Unis, où l’absolue nécessité de la coordination avec les alliés européens coexiste avec une application plus dure des textes juridiques.
Concevoir les sanctions économiques : le Congrès et la Maison Blanche entre pragmatisme et jeu politique
Les sanctions économiques américaines sont le plus souvent décidées par des décrets présidentiels (Executive Order) et encadrées par le Congrès américain. Celui-ci a en effet voté en 1977 l’International Emergency Economic Powers Act (IEEPA), qui autorise le Président à mettre en place des sanctions économiques après avoir déclaré une urgence nationale. Le Congrès peut mettre un terme à une urgence nationale et aux sanctions associées selon les dispositions du National Emergencies Act (NEA) voté en 1976. Ces textes ont clarifié le pouvoir de contrôle du Congrès, tout en continuant à offrir à la Maison-Blanche une importante liberté pour conduire la politique de sanctions économiques du pays. Le Président américain peut décider de mettre en place des sanctions en moins d’une nuit, une souplesse qui est gage d’efficacité.
Par exemple, les sanctions annoncées le 2 novembre 2023 contre la Russie s’inscrivent dans le cadre du décret présidentiel 14024, en date du 15 avril 2021 (7). Dans ce décret émis avant le début de l’invasion de l’Ukraine, le président Biden déclarait une urgence nationale face à des « activités nuisibles menées à l’étranger par le gouvernement de la Fédération de Russie », incluant notamment des tentatives de déstabilisation de la démocratie américaine ou des violations du principe d’intégrité territoriale de certains États (8). Le décret prévoit de sanctionner les entités impliquées dans divers secteurs de l’économie russe (technologie, défense, aérospatial, services financiers…), après désignation par le Trésor américain. Les entités sanctionnées verront leurs avoirs situés aux États-Unis bloqués et leurs transactions avec des personnes relevant de la législation américaine interdites. Plus de 200 nouveaux individus et entités ont été sanctionnés le 2 novembre 2023, en raison de leur participation dans différents secteurs de l’économie russe comme l’aérospatial ou les services financiers. Ceci inclut des entreprises russes, mais également des entreprises de pays tiers – Turquie, Émirats arabes unis (EAU), République populaire de Chine (RPC) –, accusées de permettre à la Russie de contourner les sanctions. Le décret présidentiel 14024 a été utilisé à de multiples autres reprises pour sanctionner la Russie depuis le début de l’invasion de l’Ukraine (par exemple, le 19 mai 2023 (9) ou le 14 septembre 2023 (10)) et témoigne d’une bonne entente pragmatique entre l’exécutif et le Congrès américains en matière de sanctions économiques.
Cependant, il arrive parfois que le Congrès décide d’empiéter sur l’Exécutif, en renforçant les sanctions contre un pays cible par le biais de textes législatifs. Ce fut par exemple le cas en 1996, lorsque le Congrès vota la loi dite « d’Amato-Kennedy » contre l’Iran et la Libye (11). À la suite des élections de 1994, deux chambres à majorité républicaine font leur entrer au Congrès. Le sénateur républicain de l’État de New York Alfonse d’Amato, président de la stratégique commission sénatoriale des banques, du logement et des affaires urbaines, introduit une législation visant à empêcher les investissements des entreprises étrangères dans le secteur énergétique iranien. L’administration Clinton s’oppose initialement à cette loi en raison de son caractère extraterritorial et au nom de la nécessité d’un règlement multilatéral de la question iranienne (12). Cependant, dans un contexte d’accroissement des craintes de l’opinion publique au sujet du terrorisme, le Congrès vote la loi d’Amato-Kennedy qui prévoit la sanction de toute entreprise investissant plus de 40 millions de dollars dans le secteur énergétique iranien ou libyen. Bill Clinton n’a pas fait usage de son droit de veto contre cette loi, notamment en raison de l’approche des élections présidentielles en novembre 1996. Il a par ailleurs pu négocier la possibilité d’exempter certains projets énergétiques de sanctions, afin de ménager la relation des États-Unis avec leurs alliés. Les difficultés associées à la mise en place de sanctions par le biais de textes législatifs émanant du Congrès se posèrent à nouveau au moment des négociations sur le nucléaire iranien en 2013 et 2014 (13). Ces lois sont un obstacle dans la conduite des négociations avec des puissances étrangères, car elles sont par nature moins flexibles que des décrets présidentiels et donc plus difficilement intégrables à de potentiels accords.
Appliquer les sanctions économiques : l’arsenal administratif américain et le puissant relais de la « compliance » au niveau des entreprises
Une fois prise la décision de mettre en place un nouveau régime de sanction, se pose la question de son application et de la surveillance des différents acteurs concernés. Le gouvernement américain s’est doté d’un véritable arsenal administratif en la matière, constitué de trois pôles majeurs.
L’Office of Foreign Assets Control (OFAC)
L’OFAC est un service du Département du Trésor américain, en charge de l’application des sanctions économiques et commerciales. Il a été créé en décembre 1950 à la suite de sanctions décidées contre la Chine dans le cadre de la guerre de Corée (14). Il est, par exemple, chargé du programme Russian Harmful Foreign Activities Sanctions qui sert de cadre aux sanctions décidées contre la Russie depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. Dans le cadre des sanctions les plus récentes annoncées le 2 novembre 2023, les entités et individus sanctionnés au titre du décret présidentiel 14024 ont été au préalable identifiés et désignés par l’OFAC comme participant à certains pans de l’économie russe.
Le Bureau of Industry and Security (BIS)
Le BIS est un bureau du Département du Commerce américain qui a en charge la gestion du système de contrôle des exportations du pays, dans l’objectif de « faire avancer la sécurité nationale, la politique étrangère et les objectifs économiques des États-Unis » (15). Une part importante des activités du BIS consiste à administrer les Export Administration Regulations (EAR), régulations qui mettent en œuvre l’Export Control Reform Act de 2018 (16). Les EAR comprennent une « liste d’entités » (Entity List) considérées comme étant potentiellement impliquées dans des activités mettant à mal la sécurité nationale et la politique étrangère des États-Unis. L’objectif est de restreindre l’accès des entités listées à un certain nombre de biens stratégiques, en rendant nécessaire l’accord d’une licence par le BIS avant toute exportation de produits soumis à la législation américaine. Les EAR s’inscrivent ainsi dans les stratégies américaines de restriction des exportations de technologies à double usage, qui ont connu un fort développement pendant la guerre froide. Par exemple, les sanctions annoncées le 2 novembre 2023 contre la Russie comprennent l’ajout à l’Entity List de treize entités soupçonnées de soutenir l’armée russe à travers l’achat, le développement et la prolifération de drones.
Le Department of Justice (DoJ)
En étroite collaboration avec l’OFAC et le BIS, le DoJ est chargé de poursuivre les individus et entités qui se rendraient coupables de violations des sanctions économiques et des contrôles aux exportations américains.
Face à cet arsenal administratif et à la complexification de l’architecture des sanctions économiques américaines, les entreprises multinationales domiciliées aux États-Unis, mais aussi à l’étranger, ont adapté leur stratégie afin de limiter leurs risques juridiques. L’OFAC et le BIS ont en ce sens rédigé des documents informatifs pour accompagner les départements de la compliance (17), au sein des entreprises (18). Par ailleurs, dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le DoJ, l’OFAC et le BIS ont publié, le 2 mars 2023, une note commune de compliance, appelant les entreprises à la plus grande vigilance pour détecter toute tentative de contournement des sanctions économiques et des contrôles aux exportations américains (19). La note mentionne explicitement certaines stratégies de contournement, comme l’utilisation d’intermédiaires tiers non identifiés sur les listes de sanctions ou de plaque-tournantes pour rediriger certains biens vers la Russie ou la Biélorussie – la Chine, l’Arménie, la Turquie et l’Ouzbékistan sont cités (20).
Améliorer les instruments de sanctions économiques : développement des smart sanctions et ciblage du système financier international
Plusieurs facteurs peuvent limiter l’efficacité d’un régime de sanctions économiques, notamment lorsqu’il se fonde sur un embargo commercial défini de façon très large. Les sanctions commerciales peuvent, tout d’abord, être contournées par l’utilisation de pays tiers, comme ce fut le cas pour l’embargo américain mis en place contre Cuba après la révolution de 1959. Par ailleurs, il est devenu plus difficile de faire appliquer des sanctions peu ciblées à mesure que les flux commerciaux et financiers s’intensifiaient et se complexifiaient dans un contexte de mondialisation (21). Enfin, les sanctions économiques mal calibrées peuvent entraîner d’importants dommages collatéraux sur des acteurs divers – entreprises du pays qui sanctionne, population civile du pays sanctionné, etc. – et donc rencontrer une opposition de la part des opinions publiques internationales. Par exemple, l’embargo commercial très strict mis en place par le CSNU après l’invasion du Koweït par l’Irak en août 1990 a eu d’importantes conséquences humanitaires pour la population irakienne (22).
Ces différentes limites renforcent la pertinence des smart sanctions, qui ciblent des individus ou des entités spécifiques par opposition à des économies entières. Les smart sanctions peuvent prendre la forme d’embargo sur les armes, de restrictions sur les visas ou du gel de certains avoirs financiers (23). Par exemple, dans le contexte de la crise des otages qui débuta en novembre 1979, le président Carter décida de geler les avoirs iraniens soumis à la juridiction américaine (pour une valeur de 12 milliards de dollars) (24). Face à l’émergence à partir des années 1990 d’organisations terroristes non-étatiques comme Al-Qaïda, les États-Unis ont eu de plus en plus recours aux smart sanctions, associées à un plus fort ciblage des flux financiers internationaux (25). En 1995 et 1996, des textes législatifs donnèrent au Président américain la possibilité de sanctionner financièrement (gel d’avoirs, interdiction de transferts) les entités ou personnes identifiées comme Specially Designated Terrorists (SDTs) ou Foreign Terrorist Organizations (FTOs). Le bureau Terrorism and Financial Intelligence (TFI) fut également créé en 2004 au niveau du Trésor américain (26). Enfin, le Comprehensive Iran Accountability, Sanctions and Divestment Act de 2010 autorisa le Trésor à demander aux banques américaines de mettre un terme à leurs relations avec les banques étrangères réalisant des transactions avec des banques iraniennes (27).
Le programme de sanctions mis en place contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine est caractéristique de cet usage accru des smart sanctions, en particulier dans le domaine financier. Tout d’abord, un des éléments clés de ce programme est l’inscription d’entités ou d’individus spécifiques sur différentes listes comme la liste Specially Designated Nationals and Blocked Persons (SDN) de l’OFAC ou l’Entity List du BIS. Dans un bilan publié un an après le début de l’invasion, l’OFAC a déclaré avoir ajouté plus de 2 500 cibles à la liste SDN, incluant des membres du gouvernement russe, l’ensemble des membres de la Douma et de nombreux oligarques . En matière financière, la Banque centrale et le ministère des Finances russes, ainsi que des banques représentant plus de 80 % des actifs du secteur bancaire de la Russie ont été sanctionnés.
Les États-Unis ont donc développé des régimes de sanctions plus sophistiqués, par le biais d’instruments ciblés et en exploitant la financiarisation des économies mondiales. Cependant, ces efforts de structuration ne permettent pas de pallier l’une des principales faiblesses de la sanction économique : la possibilité pour le pays visé de se tourner vers des pays tiers n’appliquant pas les sanctions américaines. Le découplage visé n’aboutit alors qu’à un simple détournement (29). Face à ce constat, les États-Unis ont été amenés à élargir le champ d’application de leurs politiques de sanctions, via l’adoption de mesures à portée extraterritoriale leur permettant de poursuivre des entreprises étrangères commerçant avec leurs adversaires.
Les sanctions économiques américaines à portée extraterritoriale
En droit international public, l’extraterritorialité peut se définir comme une « situation dans laquelle les compétences d’un État (législatives, exécutives ou juridictionnelles) régissent des rapports de droit situés en dehors du territoire dudit État » (30). En ce sens, l’extraterritorialité vise à refaçonner les pratiques juridiques internationales à l’avantage des États ; elle permet, à ce titre, d’étoffer leur répertoire d’action en matière de « politique juridique extérieure » (31). La question de la licéité de l’extra-territorialité fait l’objet d’importants débats au sein de la discipline du droit international public (32). Cette question est primordiale en matière de sanctions économiques, puisque les pays dont les entreprises sont poursuivies en vertu de législations à portée extraterritoriale pourraient contester ces poursuites sur la base de leur illégalité. La licéité d’une loi aux dispositions extraterritoriales dépend du critère d’application retenu par les autorités d’un État pour exercer son autorité. En d’autres termes, le critère de rattachement choisi doit permettre de justifier d’un lien suffisamment étroit entre le territoire de l’État à l’origine de la norme et le rapport de droit qu’elle entend appréhender.
Les États-Unis ont donné une portée extraterritoriale à certaines de leurs sanctions économiques à partir du début de la guerre froide, en utilisant des critères de rattachement variés (33) :
• L’embargo mis en place en décembre 1950 par le président Truman contre la République populaire de Chine et la République populaire démocratique de Corée dans le cadre de la guerre de Corée en est un bon exemple (34). Cet embargo devait en effet s’appliquer aux filiales étrangères des entreprises américaines, alors même que le siège social de ces dernières se situait à l’extérieur du territoire américain.
• Dans un autre contexte, le président Reagan décida, en juin 1982, d’interdire l’exportation vers l’URSS de certains équipements énergétiques fabriqués par des entreprises étrangères sous licence de technologie américaine (35). Cette décision a été prise pour tenter d’empêcher la construction d’un gazoduc reliant le gisement de gaz d’Ourengoï (situé en Sibérie occidentale) et l’Europe de l’Ouest, en guise de représailles après l’instauration de la loi martiale en République populaire de Pologne, le 13 décembre 1981 (36).
• En 1996, le Congrès américain vote la loi Helms-Burton pour réduire significativement le commerce entre les Européens et Cuba, dans un contexte de libéralisation des lois de l’île sur l’investissement étranger suite à la chute de l’URSS (37). Le titre 3 de cette loi permet à un citoyen américain de porter plainte contre une entreprise étrangère qui « trafiquerait » (trafficking) avec une propriété qui lui appartenait avant les expropriations de la révolution cubaine.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont ouvert un nouveau chapitre en matière de sanctions économiques à portée extraterritoriale, caractérisé par la multiplication des condamnations d’entreprises européennes et l’utilisation croissante du dollar comme critère de rattachement. Par exemple, la banque française BNP Paribas a été condamnée à une amende de 8,9 milliards de dollars en 2014 pour « avoir facilité des milliards de dollars de transactions avec le Soudan, mais aussi l’Iran et Cuba » (38). Dans ce nouveau contexte, les députés Pierre Lellouche et Karine Berger constituent, le 3 février 2016, une mission d’information sur la question de « l’extraterritorialité de la législation américaine » (39). Ils étudient notamment les stratégies de riposte qui ont été élaborées par les pays européens face à ces législations extraterritoriales, ainsi que leurs limites.
Réagir face aux sanctions économiques à portée extraterritoriale : canaux diplomatiques, blocage juridique ou contournement stratégique ?
Les sanctions économiques à portée extraterritoriale ont été la source d’importantes dissensions entre les États-Unis et leurs alliés, car elles sont vues comme une tentative d’ingérence dans la politique étrangère de ces derniers (40). Par exemple, dans le cadre de l’affaire du gazoduc d’Ourengoï, le Conseil européen réuni les 28 et 29 juin 1982 à Bruxelles, déclare dans ses conclusions : « Le Conseil européen a souligné son point de vue selon lequel le maintien du système ouvert de commerce mondial sera gravement compromis par des décisions unilatérales à effet rétroactif concernant le commerce international, par des tentatives d’exercer une compétence juridique extraterritoriale et par des mesures qui empêchent la réalisation des contrats commerciaux existants. Le Conseil européen a exprimé sa préoccupation devant les récents développements qui pourraient avoir des effets négatifs sur les relations avec les États-Unis. (41) » Plusieurs entreprises européennes, dont Creusot-Loire et la filiale française de l’américain Dresser (Dresser-France) furent sanctionnées. À la suite d’intenses tractations entre les Européens et les États-Unis, et dans un contexte nouveau marqué par le décès du dirigeant de l’URSS Leonid Brejnev et la libération de Lech Walesa, Ronald Reagan décide de mettre un terme aux sanctions à portée extraterritoriale, le 13 novembre 1982 (42).
Au-delà d’une logique de protestations diplomatiques, les Européens ont également cherché à mettre en place des mécanismes juridiques afin de protéger leurs entreprises, avec des résultats mitigés. Après le vote des lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy en 1996, la Commission européenne décide de travailler sur un règlement communautaire en parallèle du lancement d’une procédure contentieuse à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ce règlement communautaire (dit « règlement de blocage ») entend « bloquer » l’application de ces deux nouvelles lois (ainsi que celle du Cuban Democracy Act de 1992 (43)) sur le territoire européen (44). Par exemple, le règlement stipule que les jugements rendus en vertu de ces lois ne sont pas reconnus par les États-membres (article 4), interdit de s’y conformer, sauf autorisation de la Commission (article 5) et prévoit que les États-membres doivent déterminer des sanctions en cas de non-respect du règlement (article 9). À la suite du retrait des États-Unis du plan d’action global commun (JCPOA) conclu en 2015 sur la question du nucléaire iranien et à leur décision de réactiver des sanctions à portée extraterritoriale contre l’Iran, le règlement a été actualisé en août 2018 (45). Cette actualisation a permis d’inclure de nouvelles législations américaines dans le règlement, comme l’Iran Freedom and Counter-Proliferation Act of 2012 ou le National Defense Authorization Act for Fiscal year 2012. Ce règlement est la source de nombreuses critiques, notamment parce qu’il place les entreprises européennes dans une situation de conflit de normes entre la législation américaine et européenne (46). Face à ces limites, et dans un contexte de multiplication des sanctions à portée extraterritoriale, la Commission européenne a lancé, en janvier 2021, un chantier pour amender le règlement. Par ailleurs, certains États européens sont dotés de législations nationales pour répondre à la portée extraterritoriale de lois étrangères. C’est le cas de la France, qui dispose d’une loi dite « de blocage » votée en 1968 et modifiée en 1980, dont l’approche est complémentaire de celle du règlement communautaire. Son article 1bis vise à interdire la communication de « documents ou renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères ou dans le cadre de celles-ci ». Cette loi a été modernisée très récemment en février et mars 2022, notamment dans le but de faire du service de l’information stratégique et de la sécurité économique (Sisse) de la Direction générale des entreprises (DGE) un guichet unique pour les entreprises saisies de demandes de communication de la part de juridictions étrangères (47).
Enfin, des États peuvent tenter de neutraliser la portée extraterritoriale des sanctions économiques américaines en s’émancipant de certains critères de rattachement utilisés par les États-Unis comme le dollar, ce qui constitue une forme de contournement stratégique. C’est par exemple le cas lorsque la Chine achète du pétrole iranien en utilisant le yuan, monnaie pouvant être ensuite utilisée par l’Iran pour régler ses importations chinoises (48). De la même façon, l’Inde achète du pétrole russe en roupies ; toutefois, la Russie se retrouve en partie pénalisée par ces transactions, ne parvenant pas toujours à convertir ces sommes colossales (qui se comptent en dizaine de milliards de dollars) dans une autre monnaie plus internationalisée (49).
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a inauguré une nouvelle ère des sanctions économiques pour les États-Unis
Les années 2015-2021 ont été marquées par la prise de conscience progressive des pays de l’Union européenne (UE) de la nécessité de réaffirmer leur souveraineté en matière de sanctions économiques, à la fois pour répondre aux dispositions extraterritoriales de la législation américaine et à l’affirmation de la Chine dans la compétition économique mondiale. Ce contexte participait au relâchement du lien transatlantique. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, a changé la donne en rapprochant les objectifs de politique étrangère des Européens et des Américains. La politique de sanctions économiques est devenue davantage un facteur d’unité transatlantique que de divisions.
Cette évolution est particulièrement visible dans la mise en place de sanctions économiques multilatérales, le plus souvent au sein du Groupe des 7 (G7). Tout d’abord, les pays membres du G7 ont coordonné leurs régimes de sanctions et de contrôles aux exportations, comme rappelé dans leur déclaration du 19 mai 2023 à la suite du sommet d’Hiroshima : « Nous prendrons de nouvelles mesures pour faire en sorte que les exportations de tous les biens essentiels à l’agression de la Russie, y compris ceux qu’elle utilise sur le champ de bataille, soient limitées dans l’ensemble de nos juridictions. (50) » L’UE a décidé, en mars 2022, en concertation avec les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni, d’imposer au système de paiement international interbancaire SWIFT (dont le siège social est situé en Belgique) la déconnexion de sept banques russes de son réseau (51). Au-delà de ces efforts de coordination, les pays du G7 ont élaboré conjointement des instruments de sanctions économiques innovants. Par exemple, les membres du G7 ainsi que l’Australie ont décidé, en décembre 2022, d’instaurer un plafond de prix pour le pétrole brut russe, à 60 dollars par baril (52). Leurs entreprises sont autorisées à fournir des services liés au transport maritime du pétrole uniquement si son prix est inférieur à ce plafond. Ces mêmes pays ont également créé la Russian Elites, Proxies, and Oligarchs Task Force (REPO), pour coordonner les efforts de gel des avoirs d’entités ou individus russes sanctionnés.
Dans le même temps, les États-Unis cherchent à faire appliquer plus durement leur législation en matière de sanctions économiques, alors que plusieurs puissances développent des stratégies d’évitement de plus en plus sophistiquées. Le 2 mars 2023, le DoJ a annoncé la nomination de « 25 nouveaux procureurs qui enquêteront et poursuivront les cas d’évasion des sanctions, de violations du contrôle des exportations et de crimes économiques similaires » (53). Dans ce contexte d’intensification du volet répressif, il est possible de dresser un parallèle entre les sanctions économiques américaines et les législations visant à lutter contre la corruption internationale. En effet, les États-Unis ont investi massivement dans la lutte contre la corruption internationale, notamment en votant le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA) en 1977.
De portée extraterritoriale (54), le FCPA a provoqué des bouleversements majeurs dans les départements de compliance des entreprises, notamment en raison de son champ d’application très large. La procureure générale adjointe des États-Unis, Lisa O. Monaco, a ainsi décrit les sanctions économiques comme « de nouveaux FCPA » : « Certains ont considéré que les sanctions étaient une préoccupation majeure principalement pour les banques et les institutions financières. Alors qu’elles doivent faire face aux conséquences de l’agression russe et à la nouvelle intensité de l’application des sanctions, les entreprises se rendent compte que les risques posés par le non-respect des sanctions touchent tous les secteurs et toutes les régions. (55) » Dans l’ère du « nouveau FCPA », les entreprises deviennent les véritables fers de lance de la politique étrangère américaine.
(1) Foucault Michel, Surveiller et Punir (1975), Gallimard, 1993, p. 130.
(2) Blinken Antony J., « Taking additional sweeping measures against Russia », Press Statement, 2 novembre 2023 (https://www.state.gov/taking-additional-sweeping-measures-against-russia-2/).
(3) Labbé Marie-Hélène, L’arme économique dans les relations internationales, Presses universitaires de France (PUF), 1994.
(4) Baldwin David A., Economic Statecraft, Princeton University Press, 1985.
(5) Bozo Frédéric, Histoire secrète de la crise irakienne, la France, les États-Unis et l’Irak (1991-2003), Perrin, 2013.
(6) US Department of the Treasury, Sanctions Programs and Country Information (https://ofac.treasury.gov/).
(7) US Department of the Treasury, « Treasury Hardens Sanctions with 130 New Russian Evasion and Military-Industrial Targets » (https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1871).
(8) US Department of the Treasury, « Executive Order 14024 (April 15, 2021): Blocking Property with Respect to Specified Harmful Foreign Activities of the Government of the Russian Federation » (https://ofac.treasury.gov/).
(9) US Department of the Treasury, With Over 300 Sanctions, US Targets Russia’s Circumvention and Evasion, Military-Industrial Supply Chains, and Future Energy Revenues (https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1494).
(10) US Department of the Treasury, With Wide-Ranging New Sanctions, Treasury Targets Russian Military-Linked Elites and Industrial Base (https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1731).
(11) US Congress, « H.R.3107 —Iran and Libya Sanctions Act of 1996 » (www.congress.gov/).
(12) Rodman Kenneth A., Sanctions beyond Borders, Rowman & Littlefield, 2001.
(13) Blackwill Robert D. et Harris Jennifer M., War by Other Means: Geoeconomics and Statecraft, Harvard University Press, 2016.
(14) US Department of the Treasury, About OFAC (https://ofac.treasury.gov/about-ofac).
(15) US Department of Commerce, Mission statement (www.bis.doc.gov/).
(16) US Department of Commerce, « Commerce Adds 13 Entities to Entity List for Aiding Russia’s Illegal War in Ukraine » (www.bis.doc.gov/).
(17) La compliance peut être définie comme « un ensemble de techniques, juridiques et de gestion, dont la mise en œuvre est imposée aux entreprises de taille significative dans le but de contrôler l’application effective des règles juridiques et éthiques qui leur sont applicables et de diminuer le risque d’infraction à ces règles ». Voir Gaudemet Antoine, « Qu’est-ce que la compliance ? », Commentaire, 2019.
(18) Carlson Brent et Huneke Michael, « Know Your Customer, But Also Yourself: A Fresh Look At Sanctions & Export Controls Risk Assessments in the Era of the “New FCPA” », Compliance & Enforcement, 28 septembre 2023 (https://wp.nyu.edu/).
(19) Chalmers Mark et al., « Russia Sanctions After One Year: United States Imposes New Round of Restrictions », Compliance & Enforcement, 19 mars 2023 (https://wp.nyu.edu/).
(20) Department of Commerce, Department of the Treasury, and Department of Justice, Tri-Seal Compliance Note. (https://ofac.treasury.gov/media/931471/download?inline).
(21) Coulomb Fanny et Matelly Sylvie, « Bien-fondé et opportunité des sanctions économiques à l’heure de la mondialisation », Revue internationale et stratégique, vol. 97, n° 1, 2015.
(22) Rivlin Paul, « Leverage of economic sanctions: the case of US sanctions against Iran, 1979-2016 », in Wigell Mikael, Scholvin Sören et Aaltola Mika (dir.), Geo-economics and Power Politics in the 21st Century: The Revival of Economic Statecraft, Routledge, 2018.
(23) Hufbauer Gary Clyde et al., Economic Sanctions Reconsidered (Third Edition), Peterson Institute for International Economics, 2007.
(24) Rivlin Paul, op. cit.
(25) Hufbauer Gary Clyde et al.
(26) Adeyemo Wally, « America’s New Sanctions Strategy », Foreign Affairs, 16 décembre 2022.
(27) Blackwill Robert D. et Harris Jennifer M., op. cit.
(28) US Department of the Treasury, « Factsheet: Disrupting and Degrading, One Year of U.S. Sanctions on Russia and Its Enables » (https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1298).
(29) Gomart Thomas et Jean Sébastien, « Découplage impossible, coopération improbable. Les interdépendances économiques à l’épreuve des rivalités de puissance », Études de l’Ifri, Institut français de relations internationales, novembre 2023, p. 23.
(30) Voir « Extraterritorialité », in Salmon Jean (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruylant, 2001.
(31) Lacharrière (de) Guy, La politique juridique extérieure, Economica, 1983.
(32) Audit Mathias et Pataut Étienne (dir.), L’extraterritorialité, Pedone, 2020.
(33) La liste d’exemples présentée est non exhaustive.
(34) Rodman Kenneth A., op. cit.
(35) Wild Gérard, « L’affaire du gazoduc », in Sokoloff Georges (dir.), La drôle de crise. De Kaboul à Genève (1979-1985), Fayard, 1986.
(36) Le 13 décembre 1981, le général Wojciech Jaruzelski, président du Conseil des ministres polonais et Premier secrétaire du Parti ouvrier unifié polonais, proclame la loi martiale en Pologne face à la popularité grandissante du syndicat d’opposition Solidarnosc et de son chef Lech Walesa. Celui-ci est arrêté et son syndicat suspendu.
(37) Cosnard Michel, « Les lois Helms-Burton et d’Amato-Kennedy, interdiction de commercer avec et d’investir dans certains pays », Annuaire Français de Droit International, 1996.
(38) Lauer Stéphane, « La BNP paiera une amende de près de 9 milliards de dollars aux États-Unis », Le Monde, 30 juin 2014.
(39) Commission des Affaires étrangères et Commission des Finances de l’Assemblée nationale, L’extraterritorialité de la législation américaine (Rapport d’information).
(40) Demarais Agathe, Backfire: How Sanctions Reshape the World Against US Interests, Columbia University Press, 2022.
(41) Conclusions de la session du Conseil européen à Bruxelles, les 28 et 29 juin 1982 (www.consilium.europa.eu/).
(42) Wild Gérard, op. cit.
(43) Le « Cuban Democracy Act » de 1992 avait en effet étendu l’application de l’embargo américain aux filiales étrangères des sociétés américaines, ce qui constitue un cas d’extraterritorialité.
(44) Règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 portant protection contre les effets de l’application extraterritoriale d’une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant (https://eur-lex.europa.eu/).
(45) Rapport Gauvain (26 juin 2019) : Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale (https://medias.vie-publique.fr/data_storage_s3/rapport/pdf/194000532.pdf).
(46) Dunin-Wasowicz Jan, Burnichon Nicolas et Khonkarova Helsing Niki, « The EU Blocking Statute at a Crossroads », Revue internationale de la compliance et de l’éthique des affaires, février 2022.
(47) Direction Générale des Entreprises (DGE), « La loi de “blocage” : réforme et publication d’un guide » (www.entreprises.gouv.fr/).
(48) Blackwill Robert D. et Harris Jennifer M., op. cit.
(49) Dieterich Carole, « Guerre en Ukraine : l’explosion du commerce entre l’Inde et la Russie confrontée à l’épineuse question du paiement en roupies », Le Monde, 9 mai 2023 (www.lemonde.fr/).
(50) Présidence de la République française, Déclaration des chefs d’État et de gouvernement du G7 sur l’Ukraine (www.elysee.fr/).
(51) Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT), « An update to our message for the Swift Community » (https://www.swift.com/fr/node/308383).
(52) US Department of the Treasury, « Factsheet: Disrupting and Degrading, One Year of US Sanctions on Russia and Its Enables » (https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy1298).
(53) Chalmers Mark, et al., op. cit.
(54) Laïdi Ali, Le droit, nouvelle arme de guerre économique, Actes Sud, 2019.
(55) Citation extraite de Huneke Michael et Dunin-Wasowicz Jan, « Converging practices for bribery, export controls and sanctions anti-evasion regimes », Westlaw Today, 22 juin 2023.