Au XXe siècle, les politiques de sanctions économiques sont devenues une arme privilégiée des grandes puissances. En particulier, les États-Unis n’ont cessé d’« arsenaliser » leur force de frappe monétaire et financière pour soumettre leurs compétiteurs, sans avoir à les combattre. La question se pose de savoir si, après avoir été un instrument de puissance pour l’Amérique, les politiques de sanctions ne seraient pas, paradoxalement, en train de devenir l’un des facteurs de son déclin. Le développement de dispositifs anti-sanctions dans les pays du « Sud global », ainsi que l’émergence d’une « alliance tacite » entre Pékin, Moscou voire Téhéran à la faveur de la guerre en Ukraine, apparaissent aujourd’hui comme les principaux effets pervers de l’accoutumance américaine aux politiques de sanctions.
Les politiques de sanction : poison ou remède face au déclin de la puissance américaine ?
« Le peuple romain n’a presque jamais été conquérant : il veut soumettre tout le monde pour n’avoir plus à tenir compte d’autrui, pour se trouver seul au monde […] ; car il cherche la sécurité, or il conçoit celle-ci comme un idéal de sécurité définitive, et non pas comme cette sécurité provisoire qui est la seule dont on puisse jouir quand on n’est pas seul à être et qu’on a autour de soi ses semblables […]. C’est dire que, pour Rome, l’existence d’une pluralité d’États, qui va de soi pour les Grecs et pour nous, ne va pas de soi. […] En un mot, le prétendu impérialisme romain est une espèce archaïque d’isolationnisme (1). »
Paul Veyne
La philosophie grecque a popularisé la notion de pharmakon, ce remède qui, lorsqu’il est administré à haute dose, se transforme en un véritable poison (2). La question se pose de savoir si, après avoir été un instrument de puissance pour l’Amérique, les politiques de sanction ne seraient pas en train de devenir l’un des facteurs déterminants de son affaiblissement.
En quelques mots, les politiques de sanction comprennent l’ensemble des mesures économiques, juridiques ou diplomatiques coercitives qui visent soit à changer le comportement d’un régime, soit à renverser ce régime de l’intérieur en déclenchant une révolte populaire ou un coup d’État. Parmi les politiques de sanction économiques, on distingue en général l’embargo du blocus (3). L’embargo est un dispositif de sanctions adopté à l’encontre d’un État, et dont l’objectif consiste à restreindre ou à empêcher certaines de ses importations et/ou exportations. Dans ce cadre, l’embargo peut être adopté de façon unilatérale – par exemple l’embargo américain décidé contre Cuba en février 1962, toujours en vigueur aujourd’hui – ou être adopté dans le cadre multi-latéral onusien – par exemple contre le régime de Saddam Hussein après l’invasion du Koweït en 2001. Le blocus désigne, quant à lui, un acte de guerre visant à couper par la force le ravitaillement en ressources ou les communications d’une zone encerclée (ville, région, pays). Il peut être de nature maritime – blocus britannique contre Napoléon – ou continentale – contre-blocus napoléonien en réponse au blocus britannique, de 1806 à 1814. De la même façon que l’embargo et le blocus prolongent les logiques d’endiguement stratégique (containment) sur le terrain économique, les politiques d’endiguement peuvent être envisagées à leur tour comme des formes de blocus et d’embargos politiques visant à contrôler et à restreindre l’accès aux territoires, aux sphères d’influence et aux alliances militaires.
Au XXe siècle, les politiques de sanctions économiques sont devenues une arme privilégiée des grandes puissances. En particulier, elles ont joué un rôle central dans le maintien de la primauté stratégique des États-Unis sur la scène internationale depuis la guerre froide et surtout pendant la parenthèse unipolaire des années 1990-2000. Toutefois, l’avènement de la multipolarité stratégique et économique, dans un contexte d’émergence d’un « Sud Global » refusant son alignement sur le triangle États-Unis/Chine/Russie, affaiblit grandement la pertinence de cet outil. La lente dé-dollarisation du système économique international et la formation corrélative d’une coalition anti-américaine, et notamment d’un axe Pékin-Moscou, à la faveur de la guerre en Ukraine, apparaissent aujourd’hui comme les principaux effets pervers de l’accoutumance américaine à son pharmakon.
Les politiques de sanction : expression et vecteur de la suprématie américaine dans le système international depuis la guerre froide
L’affirmation géopolitique de l’Amérique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’est accompagnée, dans le monde non communiste, d’une prédominance économique, consacrée par les accords de Bretton Woods (1944) qui ont établi les fondements institutionnels du système financier et bancaire international. Si l’on admet, avec Raymond Aron, que le système monétaire constitue « la première des règles du jeu » (4) du système économique, l’Amérique dominait l’économie mondiale en lui imposant ses propres règles. L’hégémonie monétaire américaine prenait ainsi le relais de l’hégémonie britannique (5). Dans ce dispositif, le dollar devenait la seule monnaie convertible en or pour les pays appartenant à la sphère d’influence occidentale. Les États-Unis possédant alors les plus grandes réserves d’or au monde, ils pouvaient en conséquence soutenir un budget national et de défense considérable. Néanmoins, la perte des ressources en or américaines, résultant du développement des économies européennes et du Japon, ainsi que les dépenses croissantes destinées à financer la guerre du Vietnam (1965-1973), entraînèrent la fin du système de l’étalon-or. Ce dispositif fut remplacé par un système de changes flottants sur décision de Richard Nixon en 1971. En effet, le Président américain entendait reconduire l’hégémonie monétaire des États-Unis par d’autres moyens et sur de nouvelles bases. Le nouveau système indexa désormais la valeur des monnaies sur la seule confiance. Un pari qui reposait sur l’idée qu’« on ne prête qu’aux riches […] et aux forts » (6), c’est-à-dire aux États-Unis d’Amérique. Dès lors, la suprématie géopolitique américaine devint sa meilleure garantie de confiance dans le domaine économique, celle-ci contribuant réciproquement à conforter celle-là. Car, pour paraphraser Mike Tyson, en matière de boxe comme d’économie, « le succès engendre la confiance et la confiance engendre le succès ».
À partir de ce tournant, le dollar bénéficia d’un « privilège exorbitant » (7) permettant aux États-Unis de financer leurs dépenses militaires à moindres frais, en empruntant à des taux d’intérêt faibles sur les marchés financiers, et en remboursant en monnaie de singe (8) leurs créanciers après avoir fait tourner la planche à billets, selon la logique du « déficit sans pleurs » (9) bien décrite par l’économiste français Jacques Rueff. Par ailleurs, la diffusion internationale du dollar, associée à la taille du marché américain, rendit possible du même coup la mise en place d’un redoutable dispositif de sanctions extraterritorial, dont l’utilisation fut renforcée à partir de la fin de la guerre froide. L’impossibilité pour les États étrangers de se passer de la monnaie verte dans les échanges commerciaux (notamment sur les marchés de l’énergie), mais aussi dans les opérations financières et bancaires, associée au risque de se retrouver coupé des marchés internationaux, et en particulier du marché américain en cas de transgression des règles fixées par Washington, faisait du dollar un outil coercitif et dissuasif de premier ordre. Ce cercle vertueux pour l’Amérique, associant hégémonie monétaire, politiques de sanction et suprématie militaire, a largement perduré jusqu’au milieu des années 2010.
Toutefois, ce dispositif n’est pas sans faille, puisqu’il interdit, par principe, le moindre épisode de faiblesse. En effet, si la suprématie monétaire participe de la suprématie militaire, il s’ensuit que tout recul géopolitique est censé se traduire, au moins théoriquement, par un recul monétaire, lequel risque d’accentuer à son tour le recul géopolitique initial. La seule façon d’enrayer cette spirale déclinante exige en conséquence de se maintenir, par tous les moyens, au sommet de la hiérarchie des puissances. En d’autres termes, par une sorte de pacte faustien dont l’Amérique a accepté les conséquences, le maintien de la suprématie du dollar implique une fuite en avant géopolitique permanente pour rester au sommet de la « chaîne alimentaire » géopolitique (10). Avec ce renversement de finalité, la puissance américaine est ainsi mise en demeure de garantir la position hégémonique du dollar. La réalisation de cet impératif pouvait sembler assurée avec l’effondrement de l’empire soviétique et l’entrée consécutive dans la « fin de l’Histoire » (11) annoncée par Francis Fukuyama au début des années 1990. C’était compter sans la partition du monde induite par l’émergence et la consolidation, à partir des années 2010, de pôles géoéconomiques et géopolitiques indépendants (Inde, Brésil, Turquie, pays du Golfe), bien décidés à se tailler leur propre sphère d’influence (12) et à refermer la parenthèse hégémonique américaine (Chine, Russie, Iran).
Dans ces circonstances, après avoir été pendant longtemps le « problème » (13) des économies étrangères, la monnaie américaine pourrait devenir à terme l’un des principaux fardeaux de l’Amérique, en entraînant celle-ci dans une surenchère impériale hasardeuse dans un monde en voie de multipolarisation.
L’affaiblissement progressif de la force de frappe des politiques de sanction occidentales confirmé par la guerre en Ukraine
La guerre en Ukraine initiée par l’agression russe du 22 février 2023 se déploie sur trois fronts complémentaires : (1) le front militaire (guerre chaude et frontale) ; (2) la bataille des discours et des images (propagande) ; (3) le « troisième front » (14) (Mao Tsé-Toung), impliquant le recours aux politiques de sanction et aux contre-mesures d’immunisation, qui se traduit entre autres par la construction d’une « économie de guerre » russe résiliente. De ce point de vue, les politiques de sanction occidentales n’ont permis, à l’heure actuelle, ni de renverser le régime russe, ni de changer le comportement du régime, ni enfin d’altérer de façon significative l’effort de guerre russe.
• À l’instar de la stratégie de divulgation des renseignements (campaining) initiée par la diplomatie américaine entre 2021 et 2022, la consolidation des sanctions adoptées contre la Russie par les États-Unis et leurs alliés depuis l’annexion de la Crimée en 2014 n’a pas dissuadé Vladimir Poutine de lancer son opération dite « spéciale » contre l’Ukraine le 24 février 2022.
• De la même façon, les sanctions adoptées n’ont pas contribué à saper les fondements politiques et sécuritaires du régime russe. À cet égard, l’épisode Prigojine (15) illustre avant tout l’inévitable retour de bâton de la place accordée au mercenariat dans l’outil militaire (16), à moins qu’il ne signe l’éclosion ratée d’une nouvelle « société civile » russe, aussi gangstérisée que le système poutinien dont elle est issue (17).
• Enfin, l’incidence des sanctions sur l’effort de guerre russe est aussi limitée que sur l'économie du pays, qui a connu en 2023 une croissance de 3,6 % (18). La baisse notable des exportations d’énergie russe, et des recettes afférentes, induites par les sanctions européennes, a été partiellement amortie par l’augmentation des importations turques, indiennes et chinoises (19). À ce titre, la « flotte fantôme » russe réorganise discrètement les routes du pétrole afin de maintenir les exportations du pays en dépit des sanctions occidentales (20). Surtout, les reculs économiques constatés ne sont pas corrélés avec l’affaiblissement du dispositif militaire russe, comme en témoigne tout particulièrement l’enlisement, prévu par certains analystes dès le mois de mai dernier (21), de la contre-offensive ukrainienne de l’été 2023 (22). Enfin, contrairement aux attentes occidentales, la production de missiles russes dépasse désormais les niveaux d’avant-guerre (23).
En fait, malgré les effets d’annonce occidentaux, il semble que les politiques de sanction ont surtout confirmé la résilience des dispositifs russes de contournement établis depuis 2014 en prévision d’un conflit, direct ou par procuration, avec les pays de l’Otan (24). Dans ce cadre, l’« économie de guerre » russe, aussi imparfaite soit-elle, paraît néanmoins en mesure de résister à la « guerre économique » lancée par les pays occidentaux (25).
La lente dé-dollarisation du système monétaire international confortée par les politiques de sanction occidentales
Dans le même temps, les politiques de sanction occidentales risquent d’encourager un lent mouvement de dé-dollarisation de l’économie mondiale, qui préexistait déjà à la guerre en Ukraine, comme l’a d’ailleurs signalé la directrice adjointe du FMI Gita Gopinath (26). Certes, le dollar demeure aujourd’hui la première monnaie internationale, à la fois comme valeur de réserve et d’échange sur les marchés internationaux, mais aussi comme valeur de référence. À ce titre, la monnaie verte n’a pas de rival chinois ou européen à sa mesure pour encore plusieurs décennies (27). Néanmoins, sa dynamique de recul s’est trouvée confirmée par la guerre en Ukraine. Au lieu de se replier vers l’euro, la livre sterling britannique et le yen japonais, les États non occidentaux se tournent désormais vers d’autres monnaies non traditionnelles à titre de valeur refuge (28). En outre, l’éviction de la Russie de la messagerie financière SWIFT (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication) n’a pas empêché les banques russes de se replier sur des alternatives comme le réseau chinois CIPS (China International Payments System) (29).
Ce mouvement d’émancipation vis-à-vis du dollar est impulsé par le « cartel émergent des sanctionnés » (30), ces pays non occidentaux qui rejettent d’une même voix les tentations unipolaires américaines pour en avoir subi, par le passé, tout l’arbitraire (31). À cette fin, les membres de ce « club des sanctionnés » ont développé un catalogue de « bonnes conduites » (32) visant à immuniser leurs économies face aux mesures coercitives occidentales, en s’inspirant de l’expérience des pays ciblés par Washington, comme la Corée du Nord, l’Iran, l’Afghanistan ou encore Cuba.
L’impossible « front uni » contre la Russie dans un contexte d’avènement du Sud global
Dans ces circonstances, même si la majorité des pays membres de l’ONU ont condamné sur le plan formel l’agression russe en Ukraine, ils ont cependant catégoriquement refusé de s’associer aux sanctions économiques occidentales dirigées contre Moscou.
En s’opposant à la logique du « front uni » américain contre la Russie, ces pays expriment nettement leur opposition à l’« arsenalisation » systématique du dollar dans les dossiers diplomatiques et stratégiques. Ils voient, en effet, dans cette instrumentalisation monétaire un vestige des réflexes unilatéralistes américains, qui ne sont plus acceptables dans un monde multipolaire. Cette neutralité affichée des « nouveaux non-alignés » a réduit de la sorte l’impact effectif des mesures adoptées contre le régime russe, qui ne fonctionnent véritablement qu’à condition d’isoler complètement le pays visé. Or, la Russie est parvenue à maintenir ses échanges commerciaux et ses exportations énergétiques avec l’ensemble du monde non-occidental, en se passant ainsi du dollar. Une manière pour Moscou de pérenniser son effort de guerre malgré les entraves posées sur ses importations de technologies européennes ou américaines à double usage. En cela, le maintien des coopérations énergétiques, commerciales et des relations financières avec le « Reste du monde » (The Rest versus the West) permet à la Russie, non pas de gagner la guerre, mais plutôt de tenir sur la durée pour contrecarrer les contre-offensives de l’armée ukrainienne, mettant ainsi en échec la politique otanienne de soutien à Kiev.
Dans ces conditions, le refus des pays du « Sud Global » de participer aux sanctions occidentales contre la Russie en Ukraine fait entrevoir l’existence d’une vaste « révolte par procuration » (proxy rebellion) (33) contre la primauté américaine, pour reprendre la formule utilisée par l’ancienne membre du National Security Council (NSC) américain Fiona Hill. L’« alliance objective » de ces pays avec les compétiteurs privilégiés de l’Amérique (Russie, Iran, Chine), sur le seul dénominateur commun de l’opposition aux sanctions, pourrait, dès lors, donner une réalité au scénario d’une Amérique « Gulliver empêtré » (34) par une coalition de Lilliputiens rétifs aux visées hégémoniques américaines, dont parlait déjà Stanley Hoffmann à la fin des années 1960. Or, pendant que les Occidentaux s’enferment dans une « guerre low cost » (35) par procuration, la Russie continue de miser sur les moyens militaires conventionnels pour faire concrètement la différence sur les théâtres d’opérations. Avec l’ambition, à terme, d’épuiser les forces armées ukrainiennes et de pérenniser le caractère dysfonctionnel de l’État ukrainien en accentuant les faiblesses démographiques du pays, sur fond d’essoufflement de l’aide financière et militaire occidentale. À ce titre, la guerre en Ukraine met en lumière la divergence d’approche entre Russes et Occidentaux : là où les seconds voient dans l’argent le nerf de la guerre, les premiers misent sur le fait d’avoir « une bonne armée » (36).
La consolidation d’un axe anti-occidental en réponse aux sanctions américaines
En plus de participer de l’affaiblissement du rôle international du dollar, l’absence concrète de succès de la politique de sanction occidentales contre la Russie favorise le rapprochement stratégique de Moscou avec des puissances intermédiaires comme l’Égypte, l’Afrique du Sud et la Corée du Nord, mais aussi régionales comme l’Iran.
En premier lieu, la Russie n’a cessé d’approfondir ses relations avec l’Iran depuis la politique de pression maximale engagée par Donald Trump après son retrait en 2018 de l’accord de Vienne sur le nucléaire de 2015 (37). Dans ce cadre, la Russie et l’Iran poursuivent une coopération resserrée dans le domaine de l’armement. L’armée russe utilise ainsi des « drones kamikazes » Shahed-136 de fabrication iranienne sur les théâtres ukrainiens, intégrant des composants européens (38). Ces drones ont notamment aidé à endommager les infrastructures civiles et énergétiques ukrainiennes. La Russie pourrait même se doter de ses propres usines de fabrications à partir des technologies iraniennes. Des usines qui devraient être opérationnelles dès 2024, comme l’a signalé l’un des porte-parole de la Maison Blanche en juin dernier (39). En outre, « 300 000 obus d’artillerie ainsi qu’un million de cartouches de munitions » iraniens auraient également été transférés par l’Iran. Enfin, des missiles balistiques iraniens pourraient être livrés à l’avenir, même si les négociations sont toujours en cours, notamment face aux possibles mesures de rétorsion américaines (40).
De cette manière, l’Iran conforte son pivot stratégique en direction de l’Extrême-Orient, en renforçant ses partenariats militaires avec la Russie. Un tournant qui est en passe de devenir irréversible dans les décennies à venir, étant donné l’inscription dans la durée du conflit par procuration américano-russe en Ukraine. L’Iran est toutefois loin d’être la seule puissance impliquée ; l’Égypte et l’Afrique du Sud paraissent également mobilisées dans la consolidation de l’effort de guerre russe. Le Caire aurait ainsi maintenu son projet de transférer 40 000 roquettes à la Russie, en dépit des récentes pressions américaines exercées pour empêcher ces livraisons (41). De son côté, l’Afrique du Sud est accusée par le gouvernement américain d’avoir livré des armes et des munitions à la Russie en décembre 2022 (42). La Corée du Nord a également été accusée d’avoir vendu des armes à la Russie en échange de nourriture (43). En octobre dernier, le régime de Pyongyang aurait même livré plus de 1 000 conteneurs de matériel militaire à la Russie (44).
L’« alliance tacite » sino-russe face aux tentations unipolaires américaines
Au-delà de ses coopérations resserrées avec l'Iran et certaines puissances intermédiaires, la Russie s'est également rapprochée de la Chine à la faveur de la guerre en Ukraine.
Un rapprochement qui se matérialise par la livraison à la Russie d’armes de guerre maquillées en équipements à usage civil (45), mais aussi de composants électroniques achetés en Europe (46). Entre le début de la guerre et le mois de juillet 2023, la Russie aurait ainsi importé des drones chinois pour une valeur de 100 millions de dollars. Dans la même logique, « les exportations chinoises de céramique, un composant utilisé dans les gilets pare-balles, ont augmenté de 69 % vers la Russie pour atteindre plus de 225 millions de dollars » (47). Cette coopération en matière d’armement répond avant tout à des ressorts politiques et à un agenda stratégique.
Ayant conscience que, dans un jeu à trois puissances, il faut être l’une des deux, Pékin a trouvé dans Moscou un allié de taille contre les États-Unis. Là encore, l’enjeu pour la Chine n’est pas tant d’appuyer une victoire militaire de la Russie sur le front ukrainien, que d’empêcher sa défaite en prolongeant au maximum l’implication et l’enlisement américain sur place. Une stratégie de la diversion qui vise à épuiser sur la durée les finances et les capacités militaires américaines, tout en détournant l’attention de la zone Indo-Pacifique. Dans ces conditions, la guerre en Ukraine a rendu possible la cristallisation d’une « alliance tacite » sino-russe visant à saper les prétentions hégémoniques de Washington, sans risquer pour autant de déclencher un conflit ouvert avec l’armée américaine. À l’instar de l’« alliance tacite » (48) sino-américaine des années 1970, l’alliance sino-russe est elle aussi implicite, dans la mesure où Pékin et Moscou ne souhaitent pas formaliser leur entente dans le cadre d’un traité de sécurité impliquant des dispositions mutuelles contraignantes. Les deux acteurs se contentent en effet de défendre des intérêts communs contre les États-Unis, en conservant leur autonomie d’action respective (49).
Une entorse au bon sens stratégique pour Washington, qui impliquerait au contraire un rapprochement avec Moscou pour contrebalancer les menées expansionnistes chinoises en Asie, si l’on en croit notamment l’analyse de John Mearsheimer : « [...] la guerre en Ukraine compromet les efforts déployés par les États-Unis pour contenir la Chine, ce qui est [pourtant] d’une importance capitale pour la sécurité des États-Unis puisque la Chine est un concurrent de taille équivalente (peer competitor), ce qui n’est pas le cas de la Russie. En effet, la logique de l’équilibre des forces voudrait que les États-Unis soient alliés à la Russie contre la Chine et qu’ils pivotent vers l’Asie de l’Est. Au lieu de cela, la guerre en Ukraine a rapproché Pékin et Moscou, tout en incitant fortement la Chine à veiller à ce que la Russie ne soit pas vaincue et à ce que les États-Unis restent présents en Europe, ce qui compromet leurs efforts pour pivoter vers l’Asie de l’Est (50). » En d’autres termes, Pékin œuvre aujourd’hui discrètement à retourner contre Washington la stratégie adoptée naguère par Richard Nixon et Henry Kissinger au début des années 1970, lorsque ces derniers ouvrirent un second front diplomatico-stratégique en Asie contre Moscou. Or, c’est désormais l’Amérique qui se trouve contrainte de disperser ses forces dans l’espace euro-atlantique et dans la zone indo-pacifique, après avoir perdu près de vingt années dans sa « guerre contre le terrorisme ».
À ce titre, la politique américaine d’affaiblissement de la Russie menée depuis la fin de la guerre froide, et poursuivie aujourd’hui en Ukraine, paraît concrétiser les prophéties pessimistes énoncées dans le passé par les analystes « réalistes » des relations internationales. Christopher Layne prédisait ainsi en 1994 que l’extension des garanties de l’Otan vers l’Est comportait « le risque évident que les États-Unis se retrouvent impliqués dans un futur conflit régional, qui pourrait engager des puissances majeures telles que l’Allemagne, l’Ukraine ou la Russie » (51). En particulier, Kenneth Waltz s’inquiétait de ce que l’aventurisme stratégique des États-Unis ne finisse par pousser la Russie dans les bras de la Chine : « Avec un passé conflictuel le long d’une frontière [en partage] de 2 600 miles [près de 4 200 kilomètres], avec des minorités ethniques qui s’étendent de part et d’autre, avec une Sibérie riche en minerais et peu peuplée face aux millions de Chinois, la Russie et la Chine auront du mal à coopérer efficacement [au XXIe siècle], mais les États-Unis font de leur mieux pour les y inciter. S’aliéner la Russie en élargissant l’Otan et s’aliéner la Chine en faisant la leçon à ses dirigeants sur la manière de gouverner leur pays sont des politiques que seul un pays extrêmement puissant pourrait se permettre de suivre, et que seul un pays stupide serait tenté de suivre. (52) »
Conclusion
En définitive, la perte d’efficacité des politiques de sanction américaines depuis la fin de la guerre froide, et dont la guerre en Ukraine constitue une nouvelle illustration, met au jour l’une des contradictions structurelles qui menacent la prédominance mondiale des États-Unis sur le long terme. De fait, le maintien de l’unipolarité monétaire américaine paraît difficilement compatible – en tout cas d’après les précédents historiques – avec l’avènement en cours de la multipolarité stratégique et économique (53). Dans cette configuration, il se pourrait bien que les politiques de sanction, envisagées au départ comme un antidote à l’affaiblissement de la puissance américaine, en deviennent en fait le poison. Et qu’en s’arc-boutant sur des recettes anachroniques, sans tenir compte des « circonstances du temps changeant » (54), l’Amérique finisse par devenir l’artisan involontaire de son propre déclin.
(1) Veyne Paul, « Y a-t-il eu un impérialisme romain ? », Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, t. 87, n° 2, 1975, pages 794-795.
(2) Platon, Phèdre, 274c-275e, ca 370 avant J.-C.
(3) Taillard Michael, Economics and Modern Warfare: The Invisible Fist of the Market, Palgrave Macmillan, 2012.
(4) Aron Raymond, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962, 6e édition revue et corrigée, 2004, « La société internationale », Présentation de la huitième édition, p. XVII.
(5) Kindleberger Charles, The World in Depression, 1929-39, University of California Press, 1973.
(6) Pareto Vilfredo, « Nouvelles castes sociales », dans Mythes et idéologies. Œuvres complètes, Tome VI, Librairie Droz, 1984, p. 205.
(7) Eichengreen Barry, Un privilège exorbitant, Le déclin du dollar et l’avenir du système monétaire international, Odile Jacob, 2011.
(8) Monnaie dépourvue de valeur utilisée pour escroquer.
(9) Rueff Jacques, Le Péché monétaire de l’Occident, Plon, 1971, p. 265.
(10) Todd Emmanuel, Après l’empire. Essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2002.
(11) Fukuyama Francis, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
(12) Pinault Raphaël (propos recueillis par), « Florian Louis : “Poutine et Xi Jinping cherchent à partitionner le monde en s’y taillant une large sphère d’influence” », Le Figaro, 17 octobre 2022 (www.lefigaro.fr/).
(13) On attribue au Secrétaire au trésor américain John Connally la formule suivante, adressée à ses homologues européens en 1971 : « The dollar is our money, but your problem ».
(14) Meyskens Covell F., Mao’s Third Front: The Militarization of Cold War China, Cambridge University Press, 2020.
(15) Du 23 au 24 juin 2023, les troupes de mercenaires de la société militaire privée (SMP) Wagner ont marché vers Moscou sous les ordres d’Evgueni Prigojine, le patron de la société. Il s’est arrêté, à la surprise générale, à environ 300 km de Moscou. Cet épisode intervient plusieurs semaines après la diffusion de vives critiques sur le déroulé des opérations russes en Ukraine par Evgueni Prigojine. Ce dernier est mort avec d’autres membres du directoire de la SMP Wagner dans un énigmatique crash d’avion le 23 août 2023. Besancenot Bertrand, « Russie : le tsar est-il mort ? », Tribune n° 1497, RDN, 26 juin 2023 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=1604).
(16) Machiavel Nicolas, Le Prince, 1532, Chapitre XIII.
(17) Galeotti Mark, The Vory: Russia’s Super-Mafia, Yale University Press, 2018.
(18) Quénel Benjamin, « Les dépenses d’armement continuent de doper la croissance russe », Les Échos, 8 février2024 (https://www.lesechos.fr/monde/europe/les-depenses-darmement-continuent-de-doper-la-croissance-russe-2075095).
(19) « Payments to Russia for fossil fuels since 24 February 2022 », Russia Fossil Tracker, The Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA) (https://www.russiafossiltracker.com/).
(20) Bouissou Julien, Fattori Francesca et Pravettoni Riccardo, « La flotte fantôme : enquête sur les nouvelles routes du pétrole russe », Le Monde, 6 août 2023.
(21) Mearsheimer John J., « Speech at the Ukraine Salon, Committee for the Republic », 24 mai 2023 (https://www.youtube.com/).
(22) Pietralunga Cédric, « Pourquoi la contre-offensive de l’Ukraine est en échec », Le Monde, 26 octobre 2023.
(23) Barnes Julian E., Schmitt Eric et Gibbons-Neff Thomas, « Russia Overcomes Sanctions to Expand Missile Production, Officials Say », The New York Times, 13 septembre 2023 (www.nytimes.com/).
(24) Teurtrie David, Russie, le retour de la puissance, Armand Colin, 2021.
(25) Peyron Julien, « Pourquoi la contre-offensive ukrainienne piétine », Le Point, 14 août 2023.
(26) « IMF warns Russia sanctions threaten to chip away at dollar dominance », Reuters, 31 mars 2022 (https://www.reuters.com/).
(27) Sur Serge (dir.), Le règne du dollar, La documentation française, n° 102, 2020 ; Mistral Jacques, Guerre et paix entre les monnaies : économie et géopolitique au XXIe siècle, Gallimard, 2021 ; Macaire Camille (interview par Philippine Robert), « Monnaie commune des BRICS : la fin du roi dollar ? », Le Point, 23 août 2023 (www.lepoint.fr/).
(28) Eichengreen Barry, « Is de-dollarisation happening? », The Centre for Economic Policy Research (CEPR), 12 mai 2023 (https://cepr.org/voxeu/columns/de-dollarisation-happening).
(29) Casu Barbara, « La déconnexion des banques russes de SWIFT n’est peut-être pas aussi efficace qu’on le dit », Le Monde, 9 mars 2022.
(30) Girard Renaud, « Le cartel émergent des sanctionnés », Le FigaroVox, 12 septembre 2022.
(31) McDowell Daniel, Bucking the Buck: US Financial Sanctions and the International Backlash against the Dollar, Oxford University Press, 2023.
(32) Mulder Nicholas, « Une guerre low cost n’a jamais marché », L’Express, 3 mars 2022.
(33) Hill Fiona, « Ukraine in the New World Disorder: The Rest’s Rebellion Against the United States », Lennart Meri Lecture 2023, International Centre for Defence and Security (https://lmc.icds.ee/lennart-meri-lecture-by-fiona-hill/).
(34) Hoffmann Stanley, Gulliver empêtré, Essais sur la politique étrangère des États-Unis, traduit de l’anglais par R. Coryell et P. Rocheron, Seuil, 1971 (première édition 1968).
(35) Mulder Nicholas, op. cit.
(36) Machiavel Nicolas, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1531, Chapitre 10, Livre II.
(37) « La politique américaine de pression maximale sur l’Iran est un échec, selon Macron », Reuters, 22 septembre 2022 (https://www.reuters.com/article/iran-nucleaire-macron-idFRKCN26D2PC).
(38) « Dissecting Iranian drones employed by Russia in Ukraine, Ukraine field dispatch », Conflict Armament Research, novembre 2022 (https://storymaps.arcgis.com/stories/7a394153c87947d8a602c3927609f572).
(39) Nissenbaum Dion et Warren P. Strobel, « Moscow, Tehran Advance Plans for Iranian-Designed Drone Facility in Russia », The Wall Street Journal, 5 février 2023.Voir aussi Ismay John, « Russia is Replicating Iranian Drones and Using Them to Attack Ukraine », The New York Times, 10 août 2023 (www.nytimes.com/).
(40) Rathbone John Paul (et al.), « Russia and Iran hesitate over cooperation as West warns of costs », Financial Times, 6 mars 2023 (https://www.ft.com/content/b9361eae-5b05-4c17-8c59-7fb11e2579fe).
(41) Hill Evan, et al., « Egypt secretly planned to supply rockets to Russia, leaked U.S. document says », The Washington Post, 11 avril 2023 (www.washingtonpost.com/). Voir aussi : Malsin Jared, « Egypt Resists U.S. Calls to Arm Ukraine, Cairo previously dropped plans to send rockets to Russia under Washington’s pressure », The Wall Street Journal, 11 août 2023.
(42) Elington John, « The U.S. ambassador to South Africa accused the country of providing weapons to Russia », The New York Times, 11 mai 2023.
(43) « US concerned North Korea plans to deliver more weapons to Russia? », Reuters, 13 juin 2023 (https://www.reuters.com/).
(44) E.R. avec AFP « Guerre en Ukraine : la Corée du Nord livre à la Russie plus de 1 000 conteneurs de matériel militaire », L’Express, 14 octobre 2023 (www.lexpress.fr/).
(45) Hawkins Amy, « China agreed to secretly arm Russia, leaked Pentagon documents reveal », The Guardian, 14 avril 2023 (www.theguardian.com/).
(46) Williams Matthias et John O’Donnell, « Ukraine says it is finding more Chinese components in Russian weapons », Reuters, 17 avril 2023 (https://www.reuters.com/).
(47) Aarup Sarah Anne et al., « China secretly sends enough gear to Russia to equip an army », Politico, 24 juillet 2023 (www.politico.eu/).
(48) Kissinger Henry, My Trip to China, Washington, Memorandum from the President’s Assistant for National Security Affairs to President Nixon, 2 mars 1973, in US Department of State, Foreign Relations of the United States, 1969–1976, Volume XVIII, « China, 1973-1976 », p. 209.
(49) Lo Bobo, The Sino-Russian Partnership: Assumptions, Myths and Realities, NEI Reports, n° 42, Institut français des relations internationales (Ifri), mars 2023 (www.ifri.org/).
(50) Mearsheimer John J., « The Darkness Ahead: Where the Ukraine War is Headed », John’s Substack, 23 juin 2023 (https://mearsheimer.substack.com/).
(51) Layne Christopher, « Kant or Cant: The Myth of the Democratic Peace », International Security, vol. 19, n° 2, 1994, p. 47.
(52) Waltz Kenneth, « Structural Realism after the Cold War », International Security, vol. 25, n° 1, 2000, p. 38.
(53) Aglietta Michel, Guo Bai et Macaire Camille, La course à la suprématie monétaire mondiale. À l’épreuve de la rivalité sino-américaine, Odile Jacob, 2022 ; Vicquéry Roger, « Deux siècles d’essor et déclin des monnaies internationales », Banque de France, Document de travail n° 882, juillet 2022 (https://publications.banque-france.fr/).
(54) Machiavel Nicolas, Le Prince, 1532, chapitre XXV.