Plus d’un demi-siècle d’initiatives intergouvernementales a permis la réalisation de projets organisationnels et industriels européens, civils comme militaires. Malgré des limites intrinsèques, l’Europe de la défense connaît un certain dynamisme dans le domaine aéronautique et spatial.
L’Union européenne et le fait aérien et spatial : histoire et perspectives
Historique de la construction de l’Europe de la défense et implications sur le volet aérien et spatial
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le Traité de Bruxelles, signé par la France, le Royaume-Uni, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg le 17 mars 1948, donne naissance à une Union occidentale pour la défense commune. Les États signataires créent, dans cette même dynamique, une agence militaire en septembre 1948, nommée Western Union Defence Organization (WUDO), qui renforce les engagements du Traité. Le 23 octobre 1954, la République fédérale d’Allemagne (RFA) et l’Italie rejoignent cette Union occidentale qui deviendra l’Union de l’Europe occidentale en mai 1995. Parallèlement, le 4 avril 1949 est signé le Traité de l’Atlantique Nord qui donne naissance à une organisation sous l’égide des États-Unis : l’Otan.
Cet élan de coopération pour une Europe de la défense dans la période de l’immédiat après-guerre concerne également le domaine spatial. En 1962, le Conseil européen de recherches spatiales (ESRO) réunissant onze pays européens, dont la France, voit le jour et vise à mettre en commun les ressources consacrées au développement des programmes de recherches spatiales. Le Centre européen pour la construction de lanceurs d’engins (ELDO) est également mis en place en 1962. Opérationnelles en 1964, ces deux structures, faute de moyens et de coordination entre les différents contributeurs, ne parviennent pas à leurs objectifs. Le développement du lanceur Europa pour lequel elles avaient été conçues est un échec.
La fin de l’ESRO et de l’ELDO impose de ce fait une nouvelle réflexion sur l’organisation du programme spatial européen et l’Agence spatiale européenne (ESA) est portée sur les fonts baptismaux le 31 mai 1975. Cette dernière accueillera successivement en son sein l’Institut de recherches spatiales (fondé en 1966) basé en Italie, le Centre européen des astronautes (EAC) en 1990 et le Centre d’entraînement des corps astronautes européens la même année.
Sur le volet aéronautique, la coopération européenne s’initie essentiellement au niveau civil. Plusieurs initiatives voient le jour : le Comet (De Havilland), la Caravelle (Sud-Aviation), le Concorde (France et Royaume-Uni). Dans les années 1970, Airbus voit le jour et dès les années 1980, concurrence Boeing sur le segment des aéronefs de transport de passagers.
Dans le domaine militaire, les États européens dotés d’une industrie aéronautique maintiennent leur activité pour préserver leur indépendance nationale mais aussi pour maintenir un haut niveau de recherche & développement (R&D), en l’absence de programme européen crédible. L’épisode du consortium quadripartite Eurofighter GmbH (Royaume-Uni, Allemagne, Italie et Espagne) illustre cette différence d’appréciation de la dynamique européenne. En effet, son objectif est la production de l’avion de chasse Eurofighter Typhoon qui sera mis en service à peu près au même moment que son concurrent français, le Dassault Rafale.
En 1992, douze États européens s’accordent et signent le Traité de Maastricht, acte fondateur de l’Union européenne, ils seront rejoints par d’autres pays pour former aujourd’hui « l’Europe des 28 ». Le 1er novembre, le Traité entre en vigueur et instaure une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). L’approfondissement de la coopération européenne permet ainsi certaines avancées sur le plan militaire en matière d’aviation. En 1995, est créé le Groupe aérien européen (GAE), sur initiative franco-britannique, afin de développer la coopération au niveau opérationnel. La France et le Royaume-Uni sont rejoints par l’Italie puis par l’Allemagne, l’Espagne et les Pays-Bas en 1999.
À compter de décembre 1999 et du Sommet d’Helsinki qui met en place une force de réaction rapide européenne de 60 000 hommes et crée le Comité politique et de sécurité (CoPS) ainsi que le Comité militaire de l’Union européenne (CMUE), la défense est davantage intégrée au projet européen. Cependant, les moyens politiques et financiers lui étant attribués restent marginaux.
Aéronautique et espace, deux domaines duaux à analyser sous le prisme communautaire et intergouvernemental
L’UE s’est construite comme une communauté économique depuis la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) en 1950, en passant par la CEE (Communauté économique européenne) en 1957 et la mise en place d’une monnaie unique, l’euro, en 1999. Son « ADN » établit de fait une union économique « indispensable à la sauvegarde de la paix », comme le déclarait Robert Schuman, l’un des « pères de l’Europe », en mai 1950. L’Europe de la défense n’était pas envisagée par ses fondateurs et les échecs successifs de la CED (Communauté européenne de défense) dans les années 1950, témoignent des réticences politiques et idéologiques des États-membres à mutualiser leurs forces. Dès lors, ce sont des initiatives principalement intergouvernementales et souvent dans le domaine civil, qui ont permis progressivement d’appréhender la défense par le prisme européen. À titre d’exemple, les projets liés au Ciel unique européen (CUE) voient le jour dès 1999 par une communication de la Commission, mais ne concernent que l’aéronautique civile, l’idée étant de mutualiser les systèmes de contrôle de la circulation aérienne afin de gagner en efficacité. Cette réflexion donne lieu à deux « paquets législatifs » successifs, le Ciel unique I en 2004 et le Ciel unique II en 2009.
En 2007, un règlement du Conseil de l’UE met en place une structure juridique, SESAR (Single European Sky Air Traffic Management Research), qui institue un partenariat entre l’UE et Eurocontol (Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne, 1963) visant à promouvoir un système uniforme pour les usagers civils et militaires ainsi que pour les industriels et opérateurs du secteur. Dès lors, SESAR permet la prise en compte du trafic aérien militaire dans la réglementation du CUE. Sur le volet spatial, il en est de même du programme Galileo, « le GPS européen ». Système de positionnement par satellites développé par l’UE lancé en 2003 sous contrôle « strictement » civil pour un usage civil, il garantit l’autonomie de l’UE vis-à-vis de la concurrence internationale dans le domaine stratégique de la radionavigation. Dans le secteur industriel européen, la spécialisation militaire est également arrivée par le développement dans le secteur civil, à l’instar d’Airbus Group, dont la branche « défense et Espace » est apparue tout récemment.
Ainsi, la coopération européenne sur le volet civil, que ce soit dans le secteur aérien ou spatial, a permis de faire exister une coopération militaire. Préserver la paix et la sécurité des citoyens européens, selon le projet européen initial, implique de travailler ensemble. La défense européenne y a aussi sa place. La coopération aérienne et spatiale de l’Europe de la défense doit être étudiée par l’intermédiaire des deux facettes de l’UE, l’une communautaire et l’autre intergouvernementale.
En 1965, le traité de fusion des exécutifs communautaires signé à Bruxelles rassemble les exécutifs de la CECA, de la CEE et d’Euratom, donnant naissance à la Commission européenne, chargée de proposer et de mettre en place les politiques communautaires. Au sein de l’UE, cette dernière exerce un quasi-monopole dans le domaine des compétences exclusives de l’Union. Composée d’une trentaine de directions générales chargées de la mise en œuvre des politiques européennes, ses politiques et l’élaboration de ses priorités ont un impact majeur sur le développement aérien et spatial dans le domaine militaire, en particulier la DG GROW (Direction générale du marché intérieur, des industries, de l’entreprenariat et des PME). Jusqu’en 2016 et la publication de la Stratégie globale pour l’UE (SGUE) concernant la politique étrangère et de sécurité (1), la Commission se montre réticente à l’investissement dans le secteur de la défense, limitant les avancées sur la voie d’une Europe de la défense par ses moyens de contrôle des actions communautaires.
Du point de vue intergouvernemental, la défense européenne revêt un aspect différent. Ce domaine primordial est la garantie de la souveraineté nationale. Dès lors, les États prennent souvent position en matière de coopération militaire en fonction de la conjoncture politique et géopolitique. Ainsi, l’échelle bilatérale peut-être privilégiée au détriment d’avancées communautaires au niveau européen, comme c’est le cas des Accords de Lancaster House en 2012 qui mettent en place une force expéditionnaire commune interarmées franco-britannique et une coopération sur la fabrication d’un drone commun. Par ailleurs, dans le cadre du Conseil des Affaires étrangères de l’UE, composé des ministres des Affaires étrangères européens, se réunissant une fois par mois, les décisions sont prises au consensus à 28. Les divergences de vues en matière de défense européenne ne permettent qu’une avancée à « petits pas ».
Bilan et perspectives de l’action européenne dans le domaine aéronautique et spatial
De nombreuses réalisations ont vu le jour depuis le début des années 2000 dans le domaine de l’aéronautique. Une volonté de mutualiser les capacités en matière de transport aérien apparaît ainsi en avril 2006, lorsque l’Allemagne et la France signent une lettre d’intention établissant un commandement commun afin de réguler le transport aérien. En 2007, les Pays-Bas et la Belgique rejoignent le projet, suivis par le Luxembourg en 2009. Cet accord donne naissance au Commandement aérien du transport militaire (EATC), inauguré le 1er septembre 2010 à Eindhoven. Chaque pays membre concède à l’EATC un transfert d’autorité de ses aéronefs exploités selon un ensemble de règles et de procédures communes. La France y contribue ainsi à hauteur de 27 CASA CN235, 14 A400M, 16 C-130 Hercules, 3 A310, 2 A340 et 18 Transall C-160. Ce commandement est présenté comme une réussite et un modèle de coopération dans le domaine de la défense européenne. À titre d’exemple, dans le cadre de l’opération Barkhane, l’acheminement de la quasi-totalité des personnels militaires a été assuré par l’EATC. Sur le volet opérationnel, en 2008, dans le cadre de la politique de défense et de sécurité commune de l’UE (PSDC), un état-major « Air » pour le pilotage de la chaîne logistique de l’opération Eufor Tchad/RCA est établi pour douze mois.
S’agissant du volet spatial, la rationalisation des coûts, la synergie civilo-militaire et les économies d’échelles permises par la mutualisation des moyens de fabrication et d’exploitation ont permis aux États-membres d’entrer ensemble dans la compétition internationale. Ainsi, en avril 2008, le Parlement européen approuve le financement entièrement public du programme Galileo de l’ESA. Le Traité de Lisbonne en 2009, donne à l’UE le mandat pour élaborer une politique spatiale européenne en développant notamment ses relations avec l’ESA. Le sixième Conseil spatial (2009), met l’accent sur le développement des systèmes de télécommunication par satellite et témoigne par ce biais de la volonté politique de l’UE de s’engager dans le domaine spatial.
Depuis 2016 et la SGUE, la défense et la sécurité commune sont devenues l’une des politiques prioritaires de l’Union. Elle donne ainsi un nouvel élan à l’Europe de la défense. Le président Emmanuel Macron dans son discours de la Sorbonne (2) marque l’importance de la réflexion autour d’une autonomie stratégique européenne, venant en complément de l’Otan. De nombreuses avancées ont été menées en ce sens, notamment grâce à la mise en place du Fonds européen de défense (FED) intégré au cadre financier pluriannuel 2021-2027 ou à l’instauration de la Coopération structurée permanente (CSP ou PESCO), mettant principalement l’accent sur le développement capacitaire européen.
De nombreux projets ambitieux sont également menés en multilatéral dans les domaines aéronautique et spatial et contribuent à accélérer la consolidation d’une Base industrielle et technologique de défense européenne (BITDE), comme le programme de Système de combat aérien du futur (Scaf) mené par Dassault Aviation et Airbus. Ce dernier devrait succéder au Rafale et à l’Eurofighter à l’horizon 2040.
Comme pour les programmes Galileo et Copernicus, le développement d’un drone Male (moyenne altitude, longue endurance) européen touche en particulier à l’un des sujets les plus exclusifs des États, le renseignement, ce qui freine singulièrement l’objectif de synergie de « l’Europe des 28 ». Ce phénomène, qualifié dans la presse de « guerre des drones », témoigne de l’impossibilité des États-membres à faire face seuls ou d’un même front, à la concurrence américaine et israélienne.
Néanmoins, la concurrence internationale se fait de plus en plus rude et l’acquisition faite dernièrement par le Danemark, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, l’Italie et la Belgique, d’avions de combat Lockheed Martin F-35 Lightning II américains au détriment d’avions européens, rappelle les limites de la coopération européenne aéronautique affectée par le marché de la concurrence et les alliances politiques et stratégiques. Il convient donc de fixer des règles et d’être proactif pour la mise en place d’une politique aéronautique et spatiale européenne, une condition sine qua non de l’autonomie stratégique européenne, à l’heure de la réaffirmation de pôles de puissance concurrentiels à l’échelle mondiale.
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Le domaine aéronautique et spatial n’échappe pas à la dynamique constatée depuis quelques années sur les sujets de la défense et de la sécurité au sein de l’Union européenne. Il convient toutefois de rester lucide sur le niveau de son développement, intrinsèquement lié à la préservation des relations avec certains États tiers, au premier rang desquels figurent actuellement les États-Unis et demain les Britanniques, une fois jouée la séquence du Brexit. ♦
(1) Service européen pour l’action extérieure (SEAE), A Global Strategy for the European Union (https://eeas.europa.eu/).
(2) Macron Emmanuel, « Initiative pour l’Europe - Discours pour une Europe souveraine, unie, démocratique », La Sorbonne, 27 septembre 2017 (www.elysee.fr/).