Intégrée à la Force d’action navale, l’aéronautique navale répond au besoin historique et actuel de surveiller et contrôler le continuum aéromaritime, des profondeurs océaniques, jusqu’à l’espace aérien. Elle contribue à assurer la liberté de l’action militaire, son ubiquité, mais aussi son imprévisibilité.
L’air, l’Espace et l’action navale
« L’art de la guerre est en définitive l’art de garder sa liberté », selon les propos du général athénien Xénophon. Dit autrement, il s’agit pour toute force armée de connaître les mouvements de son adversaire, ce que les tacticiens dénomment la « sûreté », véritable âme de la manœuvre. Ce principe de la guerre, qui n’est évidemment pas unique pour l’action militaire, permet la préservation de l’initiative et explique que, très tôt, l’homme ait cherché à éclairer le champ de bataille. En mer, pour une force navale ou pour un bâtiment de combat, cette capacité à surveiller l’avant a été réalisée par de nombreux moyens dont l’efficacité s’est avérée variable tout au long des siècles et a connu des réussites contrastées. La prégnance du besoin aux différents niveaux de la conduite de la guerre ou de la bataille sur mer reste bien évidemment d’actualité.
C’est, quoi qu’il en soit, ce qui a poussé l’homme, dès la fin du XVIIIe siècle, à élever son champ d’observation le plus loin et le plus haut possible. En 1784, le comte d’Artois pressent d’ailleurs que l’usage des airs est un moyen sûr de contester l’usage des mers, en particulier lorsque la flotte nous est supérieure (1).
Sur terre, les aérostiers, créés en 1794 par le comité de Salut public puis devenus hommes de l’arme du Génie dans leur versant militaire en 1866, peuvent être considérés comme les illustres précurseurs de l’observation aérienne française. Leurs faits d’armes au cours de la Grande Guerre ne lassent pas d’étonner. Ils sont dès lors rejoints par d’autres aventuriers comme Louis Blériot qui accomplit sa traversée de la Manche en 1909.
Rien d’anormal à ce que les esprits féconds de la Marine, ministre en tête, s’intéressent dès lors au volet naval de l’observation aérienne, en accordant très vite la primauté à l’aviation sur l’aérostation. Ce choix s’explique notamment par les développements rapides de la motorisation des voilures fixes. La première commission sur ce sujet est constituée en avril 1910, son rapport rendu le 1er juillet de la même année est unanimement considéré comme l’acte fondateur de l’aviation maritime dont le service est créé par décret du 20 mars 1912. Le premier conflit mondial donnera véritablement naissance à cette composante de la Marine, tant le besoin de surveillance et de contrôle de nos approches, infestées de sous-marins ennemis, se révélera d’une importance capitale pour le cours de la guerre.
107 ans d’histoire aéronavale ne pouvant se résumer si simplement, au risque de frustrer le lecteur, je le renverrai aux nombreux et passionnants ouvrages sur le sujet (2). Je mentionne ici que cette arme a perdu 1 600 des fils que la Nation lui avait confiés, morts en service aérien dans l’accomplissement de leur mission, au combat, en entraînement ou au cours de vols « d’essai ». Le premier d’entre eux, avant même la création de l’aviation maritime, est le matelot gabier Alexandre Prince, un Jurançonnais disparu héroïquement à bord de son ballon postal en 1870, engagé dans les missions de défense de Paris.
L’un des moments emblématiques de l’histoire de l’aéronautique navale est le lancement du premier porte-avions en 1920, le Béarn, et le premier appontage du lieutenant de vaisseau Teste à son bord le 20 octobre de la même année, véritable exploit accompli en rade de Toulon. Sans négliger ce que les avions au long rayon d’action basés à terre, puis les voilures tournantes, ont pu apporter au combat naval, il demeure que cette composante aéronavale structure magistralement les évolutions de l’aviation maritime au XXe siècle. Cela sera, à n’en pas douter, encore le cas au cours du siècle qui s’ouvre, à l’heure où le monde connaît un attrait renouvelé pour des porte-avions puissamment armés, qui se traduit par une multiplication des mises en chantier. Les capacités et effets militaires de ces bâtiments semblent en effet promis à des développements nouveaux dans des champs d’action d’ores et déjà à l’étude.
Cette courte évocation historique nous permet de situer l’aéronautique navale contemporaine comme l’héritière d’un passé centenaire dont les valeurs humaines, technologiques et combattantes sont uniques dans nos armées. Elle a également pour vertu de nous rappeler l’inventivité et le génie français au service de l’arme aérienne, devenue de fait très vite consubstantielle de l’action navale, ce que souligne parfaitement la contraction « aéronavale ». Ce terme illustre à lui seul le continuum qui s’opère en mer, des profondeurs océaniques (3) à l’Espace, dans des champs matériels et immatériels aujourd’hui difficilement dissociables et dont la maîtrise, au moins partielle, est vitale pour les États et leur marine.
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Quels avantages stratégiques tire ainsi cette composante aérienne de la Marine, les « ailes de la mer », de cet espace de manœuvre ?
Reprenons en premier lieu les derniers travaux prospectifs du ministère des Armées et la Revue stratégique publiée en 2017. Que ce soit par l’examen des principales menaces, réémergence assumée des États-puissances sur mer et terrorisme d’inspiration djihadiste, ou par le prisme de l’actualisation des grandes fonctions des Livres blancs successifs, l’engagement de l’arme aéronavale semble indissociable des missions de défense et de sécurité menées par la Marine au XXIe siècle. Sur tout l’éventail de ces missions, de l’action de l’État en mer et ses opérations de « service public » sur nos 18 000 kilomètres de côtes (4), aux engagements durcis contre l’hydre djihadiste en passant par la dissuasion nucléaire et les mesures de sûreté qu’elle requiert, cette force tire profit de nombreux facteurs clés pour agir.
Le premier est sans conteste la liberté d’action que confère le statut des mers et océans, et leurs espaces surjacents. Sans occulter le constat de la volonté d’États de territorialiser des pans d’espaces maritimes, de contester des souverainetés fondées sur le droit international ou encore d’affirmer une présence renforcée dans l’Espace, ce qui rend d’autant plus impérieux le besoin d’en connaître, il est probable que cette liberté ne subira pas d’inflexion majeure à moyen terme. Des évolutions sont cependant prévisibles, dans les champs immatériels et dans l’utilisation de l’espace extra-atmosphérique par exemple (5) ; elles doivent retenir toute notre attention pour les travaux prospectifs menés par le ministère et l’Industrie.
Cette première qualité de l’espace de manœuvre aéromaritime est la clé de voûte indissociable des autres facteurs de succès. Si elle est précieuse pour l’aéronautique navale, elle l’est aussi pour l’ensemble des forces armées qui opèrent régulièrement à nos côtés en mer.
La mobilité stratégique et tactique qui en découle pour nos forces aéronavales apparaît dès lors clairement. Là encore, en écho aux conclusions de la Revue stratégique, l’évolution du contexte international et les visions mahaniennes de certains États doivent nous inciter à une réflexion approfondie. Il s’agira de conserver cet avantage avec la confirmation d’aptitudes futures qu’il nous appartient de définir dès à présent. À titre d’exemple, la prolifération sous-marine, les nouvelles capacités d’intervention dans l’Espace ou dans le champ cybernétique de certains États, les menaces que font peser en mer des groupes terroristes aguerris ou non, représentent quelques-uns des marquants pour la définition de nos capacités aéronavales futures.
À la mobilité répondent l’imprévisibilité et la souplesse d’emploi du potentiel militaire que représente l’aéronavale, notamment dans son volet embarqué constitué de voilures fixes et tournantes, habitées ou non. Gradué, autonome, agile, furtif à la limite de l’indétectable selon le contexte (6), il ouvre un large champ des possibles aux décideurs politiques et militaires pour renseigner, prévenir, dissuader, agir et neutraliser, parfois avec un effet de surprise associé. Intervient ici la somme des savoir-faire et des ressources, fruits des nombreux engagements au combat et de la volonté durable de notre pays de parvenir à un tel niveau de maîtrise de cet outil. Ce potentiel humain, technologique et cette énergie déployée depuis des décennies constituent un capital inestimable qu’il nous appartient de transmettre à nos successeurs (7). Il est partagé avec un très petit nombre de pays, à ce jour essentiellement occidentaux à ce niveau de souveraineté.
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Emblème de ce patrimoine, le groupe aéronaval est unique en Europe. À bord du porte-avions Charles-de-Gaulle, son groupe aérien en est le bras armé : jusqu’à 30 Rafale, 2 Hawkeye et plusieurs hélicoptères de combat, combinés aux moyens du plot RESCO (Recherche et sauvetage de combat) de l’Armée de l’air et des vecteurs aériens de chacun des bâtiments du groupe. Autonome, mobile,
polyvalent, il peut parfois être déployé selon le contexte de menaces avec le soutien et la protection des avions de patrouille maritime depuis la terre. Puissance de feu sur mer (8) ou en appui des forces terrestres (9), maîtrise des espaces aéromaritimes, formidable contributeur au renseignement sur un théâtre, apte au travail en coalition et en soutien de notre action diplomatique, sa modernisation récente constitue un atout majeur pour nos armées. Il inscrit régulièrement son action au côté d’une campagne aérienne depuis la terre. Soulignons enfin qu’il est aussi acteur de la dissuasion avec le triptyque porte-avions/Rafale/missile ASMPA (10). C’est donc un outil de combat de premier plan, adapté au temps de paix, de crise ou de guerre, réversible, potentiellement ostentatoire, souple, à la main du chef de l’État.
Autre déterminant, avantage majeur et historique de l’aéronautique navale, son intégration complète avec les autres forces de la Marine, la Force d’action navale (FAN) en premier lieu. Il s’agit ici de la mise en œuvre de la capacité aérienne depuis les bâtiments de combat comme les frégates, porte-hélicoptères amphibies ou le porte-avions. Les interactions sont dans ce domaine complètes et permanentes, l’aéronef étant l’un des systèmes d’armes du bâtiment, de sa phase de définition jusqu’à son emploi opérationnel. Aucun bâtiment de premier rang ne peut se concevoir sans cette capacité, aujourd’hui très majoritairement habitée, demain complétée et appuyée par des drones aériens. Mais les interactions sont aussi déterminantes avec les forces sous-marines (Fost), dont l’aéronautique navale assure la sûreté avec ses hélicoptères et avions de patrouille maritime, au profit de notre dissuasion. Enfin, la coopération avec les forces spéciales de la Marine (Forfusco) est elle aussi très développée, ainsi que le démontrent des domaines d’emploi comme le contre-terrorisme maritime, la lutte contre les activités illicites nécessitant des actions de vive force en mer, ou encore la projection de ces forces depuis la mer vers la terre.
Cette force a également naturellement vocation à interagir avec l’arme aérienne dans son ensemble, nationale ou alliée. Ses capacités sont totalement interopérables avec l’ensemble des aéronautiques militaires de l’Otan et au-delà, par ses équipements, procédures et doctrines d’emploi. Elle mutualise d’ailleurs ses ressources dans des domaines organiques comme la formation ou le Maintien en condition opérationnelle (MCO).
Enfin, son système d’hommes est résolument et profondément enraciné dans la Marine. C’est un autre trait d’union entre l’action navale et l’action aérospatiale. Les femmes et les hommes de l’aéronautique navale sont avant tout des marins, au service d’une arme dont les codes, les valeurs et l’ADN sont spécifiques. Mais ils ont l’intime conviction que leur excellence et leur performance, atteintes au prix d’efforts parfois conséquents (11), sont le fruit de cette culture maritime commune. Voler, dépanner, contrôler, combattre en mer, dans ce cadre espace-temps spécifique, sont des métiers de marin. Appréhender cet environnement, son hostilité et son exigence si caractéristiques, entretenir la nécessaire autonomie requise par les opérations en mer et compenser l’absence régulière à toute référence extérieure commune (12) sont des qualités dont l’apprentissage est singulier.
Voilà, brossés succinctement, quelques traits de notre aéronavale, totalement investie vers la conduite des missions aéromaritimes et aéroterrestres, ses deux milieux de prédilection.
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L’air, l’Espace et l’action navale sont ainsi indissociables pour une marine de premier rang, ce à quoi aspirent de nombreuses puissances émergentes ou résurgentes. Comme pour une marine, une aéronautique navale complète se bâtit au long cours, elle est le fruit d’une volonté farouche de maîtriser un domaine par essence « extra-ordinaire ». ♦
(1) « Les Anglais, nation trop fière
S’arrogent l’empire des mers
Les Français, nation légère
S’emparent de celui des airs. »
(2) Dernier en date, Vol au vent marin, un regard sur l’aéronautique navale, Amiral Oudot de Dainville, 2017, Éditions de l’ARDHAN, 308 pages.
(3) En référence à l’action des aéronefs de la Marine dans le domaine de la lutte sous la mer, au moyen de sonars trempés ou de bouées acoustiques larguées.
(4) À titre d’exemple, les aéronefs de la Marine contribuent chaque année à secourir 300 personnes en mer.
(5) Comme de nombreux acteurs de nos armées, l’aéronautique navale est consommatrice de ressource spatiale, pour le positionnement de ses vecteurs, la délivrance d’armement de précision parfois bien au-delà de l’horizon ou à terre, les communications à haut débit, la surveillance satellitaire des espaces maritimes, domaine en croissance continue.
(6) Exemple de la mise en œuvre de vecteurs aériens de nuit à très basse hauteur depuis leur bâtiment au large ou de drones à la signature électromagnétique ou acoustique quasiment nulle.
(7) D’un point de vue humain, la modification de nos sociologies occidentales rend la préservation de ce capital plus délicate.
(8) Au profit notamment des actions de « sea command » ou « sea control », de combat en haute mer.
(9) Emploi très régulier des porte-avions, par exemple à Dien Bien Phu, en Afghanistan et aujourd’hui au Levant.
(10) Air-sol moyenne portée amélioré.
(11) Sept ans en moyenne pour un officier sous contrat pilote entre l’arrivée dans la Marine et la qualification « chef de patrouille » sur Rafale, apte à l’ensemble des missions de cet avion multirôles, dont la mise en œuvre de l’arme nucléaire ou l’appontage de nuit.
(12) Exemple de la perte fréquente du lien numérique avec « ceux de l’arrière », ou encore plus simplement d’un horizon naturel en vol dans une nuit d’encre.