Au cours des deux dernières décennies, l’émergence de nouvelles menaces augure une complexification croissante des conflits. Face à ce constat, la réussite des opérations militaires futures nécessite une amélioration des structures de Command & Control des forces interarmées et interalliées, afin d’améliorer leurs capacités à mener conjointement des actions dans l’ensemble des différents milieux.
Des opérations multidomaines
L’avenir : un environnement complexe et en constante évolution
Au cours des deux dernières décennies, les adversaires des pays occidentaux ont pu étudier leurs stratégies opérationnelles alors qu’ils étaient engagés dans diverses opérations militaires. Interventions nationales, en coalition ou sous l’égide d’organisations internationales (Otan, Union européenne ou Nations unies), les opérations (Finul (1), Atalante (2), Eufor Tchad-RCA (3), KFOR (4), Fias (5), Enduring Freedom (6), NATO Training Mission-Irak (7), Unified Protector (8), etc.), elles ont permis de mieux appréhender les modes opératoires et les clés des succès en opérations. Qu’elles soient étatiques ou non, les organisations rivales ont pu observer les concepts qui mettent l’accent sur les opérations interarmées et interalliées, la domination technologique, la projection de puissance, les manœuvres stratégique, opérationnelle et tactique, les frappes interarmées efficaces, le soutien adapté et les initiatives laissées au commandement en opération. C’est dans le but de réduire leurs désavantages dans tous les domaines que ces opposants ont cherché à analyser les systèmes, les capacités ainsi que les tactiques des pays évoqués ci-dessus.
Dans le même temps, les technologies émergentes telles que l’Intelligence artificielle (IA), l’apprentissage automatique (machine learning), les nanotechnologies, la robotique et l’informatique quantique se sont avérés être les causes des profondes évolutions des guerres modernes. Ces mutations fondamentales se poursuivent encore. Ces technologies avancées et leurs applications militaires sont de mieux en mieux définies et les évolutions qu’elles engendrent sont de nature à révolutionner les champs de bataille, à l’instar de l’intégration de l’aviation qui a marqué un véritable tournant dans l’histoire de la guerre interarmées. Pour mener son action, l’adversaire s’appuie sur ces technologies émergentes pour développer des capacités de combat dans tous les domaines – terre, air, mer, espace et cyberespace. Dans ce nouveau paradigme, le défi militaire actuel pourrait résider, entre autres, dans la capacité à conserver l’avantage dans plusieurs domaines opérationnels et maintenir ainsi la cohérence des opérations.
« L’étude prospective » établie par l’Otan (rapport publié par ACT en 2017) et le récent « Cadre pour les futures opérations de l’Alliance » (FFAO, 2018) décrivent un futur incertain et communément accepté de tous. On note en particulier que l’environnement des opérations sera complexe, en constante évolution et propice à un large éventail de nouvelles menaces. Elles proviendront de technologies émergentes, de nouvelles tactiques, techniques, procédures, capacités ou doctrines, créatives et innovantes. Sans consentir à des efforts coûteux en matière de recherche et de développement (R&D), des acteurs hostiles peuvent capitaliser sur les avancées technologiques et les traduire en capacités générant des menaces pour d’autres. Les domaines dans lesquels la technologie pourrait révolutionner la guerre sont par exemple les opérations sous-marines et souterraines, les techniques d’attaque en essaim, les armes spatiales ou à énergies dirigées, les systèmes et capteurs autonomes, l’informatique quantique, les systèmes sans pilote, les projectiles à lancement électromagnétique, les énergies renouvelables, l’IA, la biotechnologie et la nanotechnologie. La technologie modifiera également la manière dont l’information sera diffusée et impliquera très probablement des bouleversements dans la gestion et les structures des organisations militaires. Les processus décisionnels seront tout aussi affectés par ces mutations. Les capacités techniques permettant le suivi d’actions, presque sans limites géographiques offrent un accès, quasi-planétaire, aux gigantesques flux d’information liés à un conflit. Il en ressort que la lutte pour la création de perceptions devient un élément essentiel des conflits futurs. Au regard de ces divers éléments, il apparaît juste de conclure qu’à l’avenir, la nature de la guerre et des conflits sera de plus en plus complexe et évoluera encore plus rapidement qu’aujourd’hui.
Un pas de plus dans la conjugaison des effets en opérations
Les effets cinétiques en opération prévaudront toujours là où les objectifs traditionnels demeurent la neutralisation et la destruction de cibles définies. Cependant, les capacités émergentes et visant à agir dans de nouveaux domaines impliqueront des modifications des modes opératoires actuelles.
Par exemple, le cyberespace (désormais relativement familier, même s’il doit encore mûrir), constitue un catalyseur essentiel pour les capacités du « champ » cinétique. Le commandement et contrôle (C2) des forces militaires demeure encore conçu principalement pour produire des effets cinétiques. De ce fait, pour être en mesure d’atteindre tous les objectifs identifiés selon une approche multidomaine, le C2 devra évoluer pour pleinement intégrer le cyberespace et les nouveaux outils y afférents. Parallèlement, les forces capables de produire des effets cinétiques devront aussi se transformer pour garantir leur aptitude à agir en soutien d’opérations avec des capacités conçues pour opérer principalement dans le cyberespace.
Dans ce contexte nouveau, l’approche actuelle du C2 ne nécessitera vraisemblablement pas de changements radicaux, mais elle requerra très probablement des ajustements. Ces adaptations pourraient inclure des modifications de processus pour tirer parti de toutes les fonctionnalités offertes par une technologie de pointe, la génération de personnel compétent ainsi que le développement d’outils et de techniques pour opérer dans tous les domaines.
Pour les opérations futures, la supériorité militaire s’acquerra probablement par une force interarmées capable de remplir des missions visant à affecter la volonté d’un adversaire par une combinaison d’effets dit multidomaines. Ces opérations multidomaines ne sont pas simplement des manœuvres conduites dans un domaine avec le soutien de capacités dédiées à l’action dans un autre domaine (par exemple, une campagne aérienne appuyée par des moyens au sol, en mer ou dans l’Espace et le cyber). Elles doivent générer des actes offensifs et défensifs de tous les domaines et créer des dilemmes complexes et à un tempo auquel un adversaire ne peut pas répondre. Par exemple, pour supprimer les défenses aériennes d’un ennemi, une opération multidomaine consisterait en l’emploi d’une force interarmées qui serait en mesure de conduire cette mission à partir de plateformes situées à terre, en mer, dans les airs, dans l’Espace et dans le cyberespace. Ainsi, elle pourrait générer des effets indépendants dans ces cinq domaines et causer un maximum de difficultés à l’adversaire.
Le C2 en opération : vers quel avenir ?
La transition vers les opérations multidomaines prendra du temps car certains aspects doivent encore être pensés. En particulier, la structure de C2 de telles opérations constituera un élément primordial. Si elle ne s’appuie pas sur des fondements des plus solides, les solutions d’architecture C2 seront vouées à l’échec. Ces fondements devraient inclure des éléments tels que les concepts d’opérations multidomaines, les experts du C2 et des opérations multidomaines ainsi que les outils C2 afférents à ces dernières.
Ce nouveau cadre d’action offrira au commandant d’une force interarmées la capacité à faire face à ses nouveaux défis. Toutefois, il conviendra de pousser plus en avant le partage des informations relevant des cinq domaines (air, terre, mer, espace et cyberespace). Si cet élément clé n’était pas pris en compte (par exemple en persistant dans le maintien de centres d’opérations distincts), il interviendrait comme un facteur limitant considérablement les capacités à agir avec pertinence lors des guerres à venir. Il apparaît donc indispensable de développer des capacités de C2 multidomaines qui faciliteront parfaitement l’analyse, la fusion et le partage d’informations au profit de tous les domaines d’opération. Pour employer des capacités dans tous les domaines, une structure de C2 devra impérativement être capable de délivrer des armements appropriés et en toute fluidité. Pour y parvenir, les interfaces des systèmes C2 doivent évoluer au-delà de leurs capacités actuelles et les obstacles au partage de l’information doivent être supprimés. Pour créer ce réseau unique reliant les secteurs aérien, maritime, terrestre, spatial et le cyber-spatial, il faudra en particulier continuer à progresser en matière de partage des données dites « propriétaires » et supprimer les obstacles à la diffusion de celle-ci entre les composantes. Une fois que ce jalon clairement franchi, il sera alors possible de commencer l’intégration de solution C2 multidomaines. Et ce n’est seulement qu’à ce stade, lorsque des capacités C2 multidomaines existeront, que les opérations multidomaines deviendront réalisables.
Dans ce contexte nouveau, l’IA constituera une brique fondamentale qui facilitera la convergence des composantes vers le multidomaine. Il sera important pour les commandants militaires d’intégrer l’emploi de systèmes d’aide à la décision, capables d’auto-apprentissage. Les recherches en cours visent à permettre à l’IA d’expliquer une situation ou une décision. Justifier le « pourquoi » de la décision d’aucun est déjà important aujourd’hui et devrait l’être encore plus avec l’avènement des applications faisant appel à l’IA. Que ceux-ci s’appuient sur une chaîne humaine ou un niveau donné d’intelligence artificielle, la confiance dans les systèmes d’aide à la décision est essentielle pour le commandement. L’avènement de l’IA aura donc également des incidences sur la délégation de pouvoirs et l’attribution de tâches aux différents échelons d’une organisation de commandement et de contrôle. Les opportunités technologiques iront bien au-delà de ce que la société est en mesure d’accepter en matière « d’autorité IA ». C’est en particulier pour cette raison que les commandants d’opérations du futur devront d’une part, savamment mesurer toute délégation de tâches ou d’autorité à une IA et d’autre part, être en mesure de contrôler étroitement les « agissements » de celle-ci.
Capital humain : la pièce maîtresse
Au sein du binôme homme-machine, le facteur humain occupera toujours une position centrale. La génération d’une force interarmées en mesure de conduire des opérations multidomaines s’appuiera en particulier sur un vivier formé au C2 multidomaines. Cette ressource devra être puisée sein du personnel de tous milieux (terre, air, mer, Espace, cyberespace). La constitution de ce vivier C2 (officiers, sous-officiers et militaires du rang) sera primordiale. Le développement de leurs compétences et expertises devra s’inscrire dans un parcours de carrière complet (par opposition au système actuel qui repose sur des va-et-vient de personnel aux niveaux de compétence disparates). Combiner des effets dans des milieux différents impliquera de comprendre les caractéristiques de chaque domaine et d’acquérir la capacité à décider pour agir de manière adéquate (en fonction de l’objectif recherché). Par exemple, l’aptitude à gérer une situation en temps réel sera probablement cruciale lors d’opérations dans l’Espace, le cyberespace ou l’air. Toute avancée vers le multidomaine doit donc être établie en corrélation avec la formation ad hoc du personnel. Le succès d’un parcours professionnel dans le « C2 multidomaines » reposera sur du personnel disposant à la fois d’une incontestable culture de l’interarmées et de l’expertise relative aux capacités de leurs armées d’appartenance. Cette culture transverse (multidomaine) présuppose des immersions dans le vaste champ des capacités interarmées (que ce soit par la formation ou la conduite d’opérations) et des expériences dans le futur environnement du C2 multidomaines.
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Pour parer aux lacunes latentes en matière de « cohésion interarmées », les forces aériennes du Groupe trilatéral de réflexion stratégique (France, Royaume-Uni et États-Unis) ont proposé la mise en œuvre d’un parcours professionnel consacré au développement des compétences du personnel opérationnel. Cette population serait capable de combattre en environnement interarmées en mettant en œuvre des capacités dans divers domaines. Selon cette même logique, l’US Air Force s’emploie à créer un vivier C2 qui permettra de mieux ancrer le savoir-faire multidomaine dans les parcours professionnels. Bien qu’il soit (pour le moins) intéressant, ce concept est encore loin de susciter l’adhésion de tous les grands décideurs. Selon certains, « le futur état-major de niveau opératif (interarmées) doit être composé d’experts de chacune des composantes ; le savoir-faire requis ne s’apprendra pas sur les bancs de l’école, ce sont plutôt des années d’expérience aux niveaux tactique ou opératif qui permettent de développer les compétences ». Alors, quelle solution adopter pour générer des officiers encore plus compétents en environnement interarmées et experts des capacités de leur composant d’origine ?
La réponse à cette question permettra de consolider la culture interarmées et d’améliorer l’emploi de l’arme aérienne en interarmées en guise de premier pas vers le multidomaine. Mais avant, les pays concernés devront être en mesure de répondre à ces deux autres questions :
• Comment forment-ils les commandeurs-Air à la planification des campagnes aériennes et aux contributions de celle-ci à une campagne interarmées ?
• Comment faut-il adapter les formations et exercices actuels afin de mieux préparer les commandeurs-Air à planification et à l’emploi de la puissance aérienne lors d’une campagne interarmées ?
Ce questionnement sur l’avenir des forces aériennes semble tout aussi pertinent pour les autres composantes. Une campagne multidomaine ne sera réalisable que lorsqu’un vivier interarmées sera formé de manière efficace aux opérations multidomaines et qu’il sera équipé des capacités C2 multidomaines suffisantes. Outre ces experts et ces outils C2 du multidomaine, l’établissement socle comprenant des éléments fondamentaux tels que les concepts d’opérations multidomaines sera essentiel.
« Nous savons que notre objectif est juste et moral, car nous ne cherchons que paix et liberté et nous ne pourrons réussir dans cette grande entreprise que si chacun de nous a la volonté de donner sa pleine mesure de courage, de sacrifice, de travail et de vision, non pas dans un effort dispersé, mais en œuvrant tous ensemble à la poursuite de notre objectif commun. » (Dwight David Eisenhower)
Éléments de bibliographie
ACT, Strategic Foresight Analysis (SFA), 2017 report, 87 pages (www.act.nato.int/images/stories/media/doclibrary/171004_sfa_2017_report_hr.pdf).
ACT, Framework for future Alliance operations, 2018 (www.act.nato.int/images/stories/media/doclibrary/180514_ffao18-txt.pdf).
Zadalis Tim, Multi-Domain Command and Control, Maintaining Our Asymmetric Advantage, Joint Air Power Competence Center, 2018 (www.japcc.org/multi-domain-command-and-control/).
US Army Training and Documentation Command (TRADoc), The U.S. Army in Multi-Domain Operations 2028 (Pamphlet, 525-3-1), 2018, 102 pages (www.tradoc.army.mil/Portals/14/Documents/MDO/TP525-3-1_30Nov2018.pdf).
Tri-lateral Strategic Steering Group (US, UK, France), studies on concept of multi-domain warfare.
Note préliminaire : Les opinions évoquées dans cet article se veulent indépendantes. L’article ne reflète pas nécessairement les avis ou les politiques des organisations internationales et nations qui y sont citées.
(1) Force intérimaire des Nations unies au Liban, depuis 1978.
(2) Mission de la force navale européenne au large de la Somalie, depuis 2008.
(3) Force européenne multinationale au Tchad et en République centrafricaine (2007-2009) visant la protection des camps de réfugiés des deux pays et facilitant l’acheminement et le déploiement de l’aide humanitaire.
(4) Force de l’Otan pour le Kosovo, depuis juin 1999.
(5) Force internationale d’assistance et de sécurité (Fias) de l’Otan en Afghanistan (2001-2014).
(6) Opération Liberté immuable conduite par les États-Unis suite aux attentats du 11 septembre 2001.
(7) Mission de formation des forces de sécurité de l’Irak par l’Otan sur résolution de l’ONU (1546) à la demande du gouvernement intérimaire irakien (2004-2011).
(8) Mission de l’Otan sur résolution de l’ONU (1970 et 1973) en Libye en 2011.