L’Apparition de l’homme
On sait que le Père Teilhard de Chardin avait très peu publié de son vivant, Le Phénomène humain, dont nous avons rendu compte dans notre numéro du mois de février 1957 et le présent ouvrage sont les deux premiers volumes de ses œuvres posthumes. Dans le premier, le Père nous exposait sa « Vision du monde » ; dans celui-ci, il nous présente un certain nombre d’études qui se rapportent à l’origine de l’homme, considérée du point de vue de la paléontologie. Noter que l’on nous annonce une autre étude : La Vision du passé qui serait l’exposé du problème général de l’évolutionnisme. Sans doute, en lisant L’Apparition de l’homme peut-on regretter que sa publication n’ait pas précédé celle du Phénomène humain car elle en est comme une préface, une information préalable nécessaire. Le Haut Comité qui, pieusement, entreprend ces éditions a dû avoir de bonnes raisons d’agir ainsi. Quoi qu’il en soit, il est recommandé aux lecteurs que de tels problèmes intéresseraient, de lire en premier L’Apparition de l’homme.
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On trouve ici un ensemble d’études que l’on peut qualifier d’occasionnelles, car elles sont inspirées par les événements, sont destinées à marquer une étape nouvelle des connaissances et des idées, répondent à d’autres études, etc. Elles se répartissent, chronologiquement, sur une période s’étendant de 1913 à 1954. Certaines, dans le domaine préhistorique, sont donc dépassées, mais elles marquent l’évolution de la pensée du savant.
Aucune des dix-sept études ici rassemblées n’est banale. Leur très grand intérêt réside dans le fait qu’elles sont toujours basées sur « la somme » des connaissances mondiales du moment en la matière et, qu’en outre, certaines s’appuient sur les plus récentes découvertes faites soit en Chine, soit en Afrique du Sud, lieux où le Père travaillait au sein d’une mission de la Wenner-Gren Foundation. Il faut pourtant appeler l’attention du lecteur sur celles marquées plus particulièrement par la science et l’originalité de la pensée de l’auteur. Ce sont : « la paléontologie et l’apparition de l’homme », « la structure phylétique du groupe humain », « sur la probabilité d’une bifurcation précoce du phylum humain », « l’Afrique et les origines humaines », enfin « les singularités de l’espèce humaine » qui sont une sorte de réponse à Ce que je crois de Jean Rostand. Nous allons tenter de donner « l’essence » de l’une d’elles.
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Il s’agit des origines africaines de l’homme.
Une première constatation : il est de simple bon sens d’être tenté de confondre le berceau de l’Humanité avec celui des singes anthropomorphes, de préférence à celui des « Tarcidés » (1), primates beaucoup plus anciens (2). Or, c’est sur une aire tropicale et subtropicale principalement axée au centre et au sud du continent africain, que s’est concentrée (à partir de l’Oligocène) l’évolution des primates supérieurs.
Deux séries de découvertes viennent corroborer cette induction. D’une part, la découverte de l’Australopithèque, d’autre part, la mise à jour d’une industrie lithique rudimentaire « la pebble industry ».
Dès 1924, le Dr Dart décrivait, de Taungs, au nord de Pretoria, le premier crâne d’Australopithèque. Cette découverte était confirmée, à partir de 1940, par la mise à jour de nombreuses pièces fossiles (une cinquantaine), par Bart et Broon, à Sterkfontain, près de Joannesburg et à Makapan, près de Pretoria. Les êtres révélés ne sont pas des hominiens : leur capacité cérébrale est trop faible, leur museau trop long et surtout, fait rigoureusement expressif, on n’a pas trouvé, à portée de leurs ossements, des traces de feu ou d’industrie lithique. Par contre, ils se rapprochent beaucoup plus qu’aucun autre anthropoïde du type humain : particulièrement par la réduction très notable de leurs dents antérieures et par l’étalement de leur pelvis qui marque indiscutablement la station debout. Sous l’angle évolutif, ils sont chronologiquement très près de l’homme bien qu’il ne semble pas qu’il puisse y avoir filiation. Mais ils donnent l’impression d’avoir été relayés par lui. Et, ce qui est capital, c’est qu’ils s’intercalent exactement, dans le temps et dans l’espace, entre les Hominiens et les Anthropomorphes. Tout donne donc à penser que leur existence signale la proximité imminente de l’homme dans la région.
Depuis la région des Grands Lacs jusqu’aux terrasses du Vaal, en niveaux stratigraphiques, physiologiques et paléontologiques exactement datés, on a trouvé, en très grande quantité, des galets sûrement intentionnellement percutés (pebble industry). C’est tout un étage primitif de l’Humanité qui se dégage à nos yeux, étage antérieur à notre paléolithique européen le plus ancien. Il y avait donc là, au voisinage des Australopithèques, les premiers représentants sur Terre d’une vie « réfléchie ».
Nous pouvons déjà conclure en passant : « Annonce de la naissance imminente de l’Homme par la présence de l’Australopithèque, confirmation de l’existence d’un Homme véritable, très primitif cependant apte à créer les premières pierres percutées : l’Afrique a donc vu vivre, à l’aube du quaternaire, un certain Homme, encore inconnu. »
Mais il y a mieux. Jusqu’ici on avait admis que le remarquable épanouissement (depuis les Grands Lacs jusqu’au Zambèze et au Limpopo) des industries bifaces, de types chelléen et acheuléen, n’était que l’extension des industries similaires de l’Europe. Or, si nous tentons de nous faire une plus juste idée de l’abondance, de l’ancienneté, de la perfection, de la variété, des « coups-de-poing » dans ces régions, l’évidence grandit dans notre esprit qu’une telle floraison trahit l’existence d’un type humain particulièrement ingénieux et vivace. En marge donc de l’Homme de la « pebble industry », notre premier inconnu, nous découvrons une deuxième onde humaine plus développée : l’Homme des bifaces africains. Quel était cet homme ? De quel type connu de la Préhistoire le rapprocher ? L’absence actuelle de documents plus précis oblige à supputer et à admettre qu’il se situe au-delà des « néanderthaloïdes ». Ce n’est qu’une hypothèse de travail. Les développements qui vont suivre montreront qu’elle est assez vraisemblable.
Il faut considérer d’abord la configuration générale de l’Afrique. Vaste continent, doté, après la quatrième glaciation, d’un climat favorable, elle était apte à jouer le rôle d’un centre actif de genèse des Espèces. Remarquons ensuite qu’elle est largement étalée dans l’hémisphère boréal et, au contraire, finement allongée en triangle dans l’hémisphère austral : d’un côté donc, aptitude mécanique à l’expansion, de l’autre prédisposition à la concentration, au rôle de refuge. Noter en outre qu’elle confine, par la Méditerranée, avec l’Europe et l’Asie, puis qu’elle peut accéder, par le détroit de Bering à l’Amérique, tous continents récemment « déglacialisés ». Si, jusqu’au Pleïstocène supérieur, c’est en Afrique que nous avons vu se développer les grandes périodes des bifaces, c’est bien vers la fin de ce Pleïstocène et aux époques suivantes que se multiplient, dans les régions méditerranéennes les preuves de hautes pressions démographiques et culturelles. Tout se présente donc comme si « c’est en direction de l’Eurasie qu’avait dû, par force, glisser peu à peu, pour garder son équilibre interne, « l’anticyclone » de conscience réfléchie apparu quelques centaines de mille ans plus tôt quelque part au sud de ce que nous appelons maintenant le Sahara… »
Par un effet mécanique normal l’afflux de populations hors de l’Afrique, par le Nord, provoque des vides dans le Sud qui n’est plus peuplé que « d’un assemblage polymorphe et clairsemé ». C’est alors que la marée de nouveaux occupants, Bantous ou pré-Bantous, a pu avancer facilement et, prolifique, se répandre jusqu’à constituer une importante fraction de l’Humanité.
« En vérité, conclut le Père Teilhard de Chardin, c’est bien en Afrique… qu’il convient de se placer pour mieux voir se former, grossir, partir, puis revenir sur elle-même, jusqu’à saturation des terres habitables, la grande onde des peuples, des techniques et des idées. » ♦
(1) Cette idée qui a été développée par le Dr Wool Jones est parfois admise.
(2) Noter, pour la compréhension générale, que Teilhard est foncièrement évolutionniste. Mais, pour lui, les espèces ne dérivent pas l’une de l’autre par filiation directe. Chacune d’elles est comme un jet de vie voisin et parallèle dont on ne peut déterminer l’origine. Pour imaginer graphiquement sa pensée, c’est beaucoup plus à un assemblage d’écailles indépendantes qu’à un arbre généalogique qu’il faut penser.