De la Chine
De la Chine
C’est un grand livre que vient de publier Henry Kissinger sous le titre De la Chine (On China). L’analyste subtil de la gouvernance du monde y exprime son credo. Sans ordre mondial sous un système de relations cohérentes plus ou moins organisées, les affrontements risquent de dégénérer en conflits dévastateurs. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont assumé la charge de la direction du système du monde par le leadership. Le message de Kissinger est simple : pas d’ordre mondial sans la Chine.
De quel ordre mondial s’agit-il ? Quels sont ses fondements ? Henri Kissinger a, depuis longtemps, exprimé son scepticisme sur les principes de raison d’État, de l’équilibre des forces, de realpolitik. La multiplication du nombre des États et leurs disparités, liées à la mondialisation, a affaibli et souvent rendu caducs ces fondements. La raison d’État ne peut correspondre aux aspirations des États-Unis et de leurs présidents, Wilson, Roosevelt ou ceux de la période de la guerre froide. Car la diplomatie de notre époque exige d’abord une coordination qui ne peut naître sans un minimum de compréhension. Là est la mission et le rôle essentiel de la diplomatie : tenir compte des potentialités, de l’instant opportun, rechercher ce qui est compatible sans sous-estimer ce qui ne l’est pas, deviner les impasses dans la recherche du moment favorable, avoir une juste appréciation des opportunités idéologiques, de façon à ne pas méconnaître les événements de politique intérieure souvent déterminants, surtout prendre la mesure de la personnalité et des aspirations des principaux responsables, comprendre leurs mobiles et deviner leur sensibilité aux contraintes des pays dont ils assument le destin et, dans cette complexité, user de patience et de sérénité pour transformer un affrontement généralisé en quasi-alliance.
C’est la tâche qu’Henry Kissinger assure avoir menée à bien et il en fait l’histoire détaillée avec une abondance d’analyses. Elles culminent dans la visite d’État de Nixon en Chine qui a entraîné une évolution majeure des relations internationales.
Au départ, tout oppose la Chine de Mao Zedong – qui a conclu, en 1950, un traité d’alliance (que Mao estime chèrement payer) avec l’Union soviétique de Staline – aux États-Unis défenseurs de Chang Kai-shek et de Taïwan. Bientôt surgit la guerre de Corée, déclenchée par Kim Il-sung et, par enchaînement, l’intervention de la Chine, sur un fond de menaces nucléaires qui laissent Mao impavide. Les États-Unis et la Chine sont en guerre ; en Corée mais aussi à Taïwan où les Chinois bombardent les îles Quemoy et Matsu, avec subtilité toutefois, seulement les jours impairs et pas les jours fériés. Après la mort de Staline, Khrouchtchev s’impose, critique Staline. L’idéologie qui avait rapproché Pékin et Moscou les sépare. Khrouchtchev proclame la coexistence pacifique. Mao assure ne pas craindre la guerre. En fait, c’est l’URSS qui se lance dans l’aventure : à Cuba, en Angola. Mao, sur la réserve, affirmera que l’URSS voit dans la Chine une deuxième Yougoslavie. La seconde crise de Taïwan éclate néanmoins, en 1958, et Foster Dulles mène sa « coexistence combative ». Suit une décennie de crises marquées par les événements intérieurs en Chine (le « grand bond en avant », la révolution culturelle) et la guerre sino-indienne de 1962.
C’est alors que Nixon et son conseiller Kissinger entrent en scène. Tout change, lentement. Mao ressort de leur exil les quatre maréchaux (Chen Yi, Nie Rongzhen, Xu Xingquian, Ye Jianying) pour une appréciation de la situation et donc des possibilités de contacts avec les États-Unis, selon la stratégie traditionnelle : s’allier au barbare le plus éloigné contre le barbare le plus proche. Viennent alors les heurts sino-soviétiques sur l’Oussouri, où les Soviétiques concentrent un million d’hommes. La « révolution dans la politique étrangère » est en marche. En 1971, Kissinger rencontre Zhou Enlai à Pékin, en mission secrète ; en février 1972, Nixon effectue sa visite en Chine. Les discussions s’engagent avec Mao et Zhou Enlai. Les difficultés sont immenses. Mais Kissinger veille à les surmonter, aidé par Zhou Enlai. Taïwan, difficulté permanente, fait l’objet d’un arrangement scellé dans un communiqué ; l’hégémonie est bannie et cette condamnation vise l’Union soviétique. Désormais, États-Unis et Chine sont dans une quasi-alliance qui « a ceci de particulier que les partenaires s’appliquent à coordonner leur action sans définir d’obligation formelle à le faire ». L’exemple vietnamien en est l’illustration : la Chine assure qu’elle ne combattra les Américains qu’en Chine, pas au Vietnam. Pour Mao, il s’agit d’endiguer « la puissance soviétique selon une ligne horizontale » (des États-Unis au Pakistan, à l’Iran jusqu’à l’Europe), vision que Mao abandonne bientôt au profit d’une théorie des trois mondes qui laisse à la Chine une plus grande liberté d’action. Par ces ajustements, une concertation stratégique nouvelle est née. Elle bouleverse le système du monde.
Mais « tout change », comme aime à le souligner la pensée chinoise. Comment « comprendre ce qui est mouvant » se demande Henry Kissinger. Aux États-Unis, le Watergate emporte Nixon. En Chine, Zhou Enlai puis Mao meurent. Ressurgit alors « l’indestructible Deng ». Les portraits sont les aspects les plus passionnants de l’ouvrage. À côté de Mao « d’une autorité et d’une influence écrasantes, impitoyable et distant, poète et guerrier, prophète et fléau, qui a unifié la Chine et l’a engagée dans un voyage qui a failli détruire la société civile », il y a Zhou Enlai, figure élégante à la pensée subtile, qui rend lumineuses les assertions brutales de Mao. Puis vient Deng Xiaoping, le prophète du « réformer et s’ouvrir », apparence frêle mais d’une volonté sans mesure, réaliste et souple dans ses appréciations, implacable lorsque la situation l’exige. Il le montrera sur la place Tian an men, lorsque l’ordre sera menacé. Il n’hésitera pas à se lancer dans la troisième guerre du Vietnam, pourtant lié par une alliance à l’Union soviétique, ce que les Chinois appellent « caresser les fesses du tigre ». Mais le Vietnam, en tentant de dominer le Cambodge et le Laos, aurait créé un pôle de puissance hostile à la Chine en Asie du Sud-Est. Cette guerre contestée est le reflet de la stratégie globale de la Chine. Deng s’éteint doucement à un âge avancé, laissant les fameux messages en quatorze caractères : « Observer avec attention ; traiter les affaires avec calme ; dissimuler nos capacités et prendre notre temps ; savoir user de discrétion ; et ne jamais revendiquer la prééminence » ; le plus secret en douze caractères : « Nous devons être sur la défensive ». Kissinger peut alors décrire la personnalité plus exubérante de Jiang Zemin, l’homme du succès de la Chine.
Vient la conclusion : Kissinger n’est pas partisan de l’ambiguïté. Le message qu’il livre sous le nom de « mémorandum de Crowe » (diplomate britannique qui rédigea, en 1907, une étude sur les risques d’une guerre mondiale avec l’Allemagne) peut être compris comme une mise en garde. La guerre est dévastatrice ; elle est souvent difficile à écarter. Seul un système du monde, accepté et apte à produire ses effets, permet de l’éviter. Il n’y a pas de système du monde sans compréhension mutuelle. La compréhension doit précéder la stratégie car la stratégie et les appareils qu’elle met en place ne sont pas nécessairement inspirés par la compréhension. À méditer alors que le système du monde ne peut exister sans la Chine.