Néonazisme
« Vague d’antisémitisme en Allemagne » — ces mots ont eu, au début de cette année, les honneurs de la vedette dans la presse mondiale. Nous voudrions, au cours des pages qui suivent, essayer de donner aux manifestations qui se sont produites sur le sol de la République Fédérale (nous ne parlerons que de celles-là pour limiter un peu notre thème) à la fois leur vrai visage et surtout leurs justes proportions.
Et d’abord le mot « vague ». Il est dangereux parce qu’il risque, par l’ampleur du mouvement qu’il évoque, de fausser l’optique du témoin du dehors. Il ne s’agit pas, il ne s’est à aucun moment agi d’une « vague », d’un raz-de-marée emportant tout sur son passage. Il s’agit de manifestations, à vrai dire troublantes par l’esprit qu’elles révèlent et aussi par la rapidité avec laquelle se sont développées des réactions en chaîne qui ont prouvé qu’elles bénéficiaient d’un terrain. Manifestations troublantes, mais limitées à une faible minorité. L’Institut démoscopique d’Aliensbach nous a fait connaître les résultats d’un sondage psychologique effectué dans divers secteurs de la jeunesse allemande et destiné à mettre en lumière les positions de cette jeunesse sur la question juive : 10 % de ces jeunes se sont carrément déclarés antisémites. 10 %, c’est déjà trop, mais enfin, nous sommes loin de la « vague » !
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Comment expliquer ce pourcentage, faible sans doute, mais déjà inquiétant. Inquiétant, et en même temps irritant. Parce que cet antisémitisme, pervers de sa nature, est de surcroît incompréhensible et absurde. Incompréhensible parce qu’il se manifeste dans une génération qui, en majorité, n’a pas vu le IIIe Reich et par conséquent n’a pas pu subir la contamination de l’idéologie nazie. Absurde parce qu’il éclate dans un pays où il n’y a plus de juifs (exactement 30 000 sur les 240 000 qui vivaient sur le sol allemand avant Hitler).
« Juden raus ! Dehors les Juifs ! » écrivent sur les murs de leur ville de jeunes excités, inconscients de l’insanité d’un impératif d’expulsion adressé à des ombres, à des cendres. Ils sont déjà « dehors » ces Juifs qu’ils veulent chasser, engloutis dans les crématoires de Bergen-Belsen, d’Auschwitz, de Maidanek ! Oui, il y a là une irritante énigme… Tentons, en nous aidant de témoignages allemands (lettres, articles), de porter quelque lumière dans ces ténèbres.
Rappelons d’abord brièvement les faits. Deux jeunes gens de 25 ans « profitent » (c’est le terme que l’un d’entre eux a employé) de la nuit de Noël pour barbouiller de croix gammées la synagogue de Cologne et le monument aux morts allemands de la Résistance. Remarquons tout de suite que leur geste est une double profession de foi (si l’on peut user ici de mots aussi solennels !). Ce n’est pas seulement aux Juifs que déclarent en vouloir ces jeunes fanatiques, c’est aux hommes qui ont signé de leur sang leur résistance au IIIe Reich. Leur antisémitisme s’inscrit sur le fond de toile beaucoup plus général d’un nazisme impénitent.
Leurs graffitis, dans lesquels l’humour d’un journaliste allemand voit le témoignage d’une fidélité touchante et matérielle à la mémoire du peintre en bâtiments que fut Hitler avant de devenir le maître de l’Allemagne, leurs « graffitis » ne nous intéresseraient que médiocrement s’ils étaient restés des chefs-d’œuvre isolés de décoration murale. Ce n’est pas le cas. Les semaines qui suivent l’exploit de Cologne nous permettent d’assister à un prodigieux pullulement de croix gammées sur l’ensemble du territoire de l’Allemagne occidentale. Il y a dans l’ampleur et la spontanéité de cette floraison quelque chose qui nous fait réfléchir, qui nous force à admettre l’existence d’un substratum psychique auquel les premiers barbouillages nazis donnent l’occasion d’émerger au grand jour. Carlo Schmid, dans la belle déclaration du 16 janvier, qui recueille l’unanimité du Bundestag, emploie les mots graves de « climat moral » (seelisches Klima).
Nous venons de faire allusion à un état affectif enfoui dans les profondeurs du subconscient. C’est exactement ce que nous dit Carlo Schmid au cours du même discours. C’est aussi ce que nous révèle le Dr. Lange, de la Radio de Hesse, dans une conférence donnée récemment à Francfort et qui a eu pour but de faire connaître à son auditoire les résultats de nombreux tests pratiqués sur des jeunes. Ces tests ont mis en éclatante lumière, dans l’ensemble de la jeunesse allemande, une « effrayante ignorance » (erschreckendes Nichtwissen) de toute l’histoire du IIIe Reich (persécution juive, mouvements de résistance à Hitler, camps de concentration, etc…).
De cette ignorance où faut-il chercher la source ? Dans l’école sans doute, dans la carence du maître qui délibérément laisse ses élèves dans l’ignorance des crimes d’un régime dont il ne s’est pas lui-même vraiment détaché. Mais plus encore dans le milieu familial. Le père, dans les heures d’intimité du foyer, évite de parler des horreurs qu’il serait le plus qualifié pour faire connaître à son fils puisqu’il en a été le témoin. Ce fils, il évite de l’éclairer comme ce serait son devoir. Il prend le parti de la prudence et… de la lâcheté : il se tait. Parce que ces clairs yeux d’enfant le gênent. Parce qu’il craint des questions trop personnelles qui l’embarrasseraient et qu’il n’a pas le courage d’affronter. Et aussi parce que ces douze années de honte pèsent sur lui, qu’il essaye de les « refouler » (verdrängen), au lieu de les regarder en face et d’entreprendre énergiquement « une révision de sa pensée » (eine Revision des Denkens).
« Révision » — voilà un mot qui va loin. Qui suppose la permanence de l’erreur, la persistance, chez nombre d’Allemands, d’un reste d’attachement obscur à un passé qui fut un passé d’éclat avant d’être un passé de honte. Les croix gammées dessinées par des jeunes mains sur les murs d’Allemagne, blâmées certes par la plupart, ont rencontré chez certains une tacite complicité. Elles ont remué quelque chose, éveillé une joie obscure de revanche tout au fond des Allemands, assez nombreux, qui n’ont pas admis la défaite, la repoussent de toutes les forces de leur cœur, se raidissent contre elle comme contre une injustice de l’Histoire. En se raidissant, en même temps, contre le devoir de réparation que comportent des années de crime.
C’est à un Allemand que nous voudrions confier la tâche d’éclairer devant nous des réactions émotionnelles assez complexes. « La racine du mal va loin. Le mot d’ordre, devenu aujourd’hui pure absurdité : « dehors les Juifs ! », traduit quelque chose de profond, une opposition instinctive et obscure (eine dumpfe Auflehnung) contre l’autorité légale d’aujourd’hui. Il traduit la réaction affective que des incorrigibles opposent chez nous à une défaite qu’ils voudraient rayer de l’Histoire, le refus obstiné d’admettre un destin qu’ils ont eux-mêmes attiré sur leur peuple. Les Allemands qui, aujourd’hui, se réjouissent de voir de jeunes dévoyés ramasser dans la boue l’emblème des rêves mégalomaniaques d’hier ont l’inconscient espoir de bannir la démocratie du Présent. Ils voudraient en même temps chasser, refouler (toujours ce mot !) de leur conscience le péché du Passé. Ils nous forcent à un examen de conscience ; ils nous obligent à regarder en face nos propres erreurs. Ce n’est pas seulement l’école qu’il faut tenir pour responsable, pas seulement le maître qu’il faut contraindre à enseigner objectivement l’Histoire contemporaine. Ce n’est pas seulement le père de famille qui a sa part dans la conspiration du silence fait sur le Passé, ou qui détruit, par ses remarques personnelles, l’enseignement de l’école quand celui-ci a été correct. Non ! Ce sont tous ceux de notre peuple qui vivent au jour le jour, insouciants, inconscients, comme si ce n’était pas nous qui avions déchaîné la seconde guerre mondiale et comme si nous avions été à deux doigts de la gagner. La faute qu’on n’a pas reconnue, et que tant des nôtres portent avec indifférence sur leurs épaules dans une ambiance de prospérité matérielle qui est en même temps une atmosphère d’aveuglement volontaire sur nous-mêmes, comme si n’avaient existé ni le IIIe Reich ni la capitulation sans conditions — cette faute constitue un mortel poison politique. Nos critères sont devenus matérialistes. Notre indifférence à l’endroit de l’épreuve qui nous a été imposée est amorale. Le succès matériel qui, en dépit de nos fautes, nous a été accordé, nous rend aveugles sur nos fautes et sourds à la voix intérieure. Aucune réussite extérieure ne sera jamais en mesure de compenser le déficit en humanité et en lucidité politique sur nous-mêmes dont nous souffrons aujourd’hui. » Qu’aurions-nous la prétention d’ajouter au rude verdict qu’un Allemand porte sur son propre peuple ? Ce témoignage nous montre dans l’épanouissement brusque de svastikas sur les murs allemands un phénomène secondaire, une « métastase » pourraient dire des médecins. Le siège central de la « lésion » est ailleurs, et plus profond. Ce n’est pas la génération actuelle qui est malade, ce sont celles qui l’ont précédée.
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Quant à la jeunesse elle-même, comment l’éclairer ? Nous ne croyons pas efficaces les thérapeutiques violentes et massives par l’écran. Les films d’horreur, comme « Nuit et Brouillard », ont provoqué (là-dessus les témoignages directs qui nous viennent d’Allemagne ne nous laissent aucun doute) parmi les jeunes spectateurs des réactions toutes différentes de celles qu’on escomptait. Assez souvent une espèce de cynisme d’indifférence, le haussement d’épaules, le durcissement affiché. Dans les cas les meilleurs, le sentiment d’une impuissance désespérée devant l’énormité du crime. D’un crime dont ne sont pas responsables ces jeunes, qu’ils ne peuvent pas réparer et dont ils sentent confusément qu’il pèsera pour toujours sur eux comme une souillure, une malédiction.
Nous pensons que cet état d’esprit se traduit assez bien dans cette lettre d’un jeune Allemand de 16 ans que nous avons eue sous les yeux : « Oui, tout cela est vrai, prouvé, certain. Comment des hommes de notre peuple, de notre sang, ont-ils pu commettre ces actes monstrueux ? J’ai passé des journées la tête dans mes mains, essayant de comprendre. Que pouvons-nous faire nous les petits, les jeunes, pour n’avoir plus à rougir de ce qui s’est commis au nom de notre peuple ? »
Il faut sortir de cette geôle morale. Le désespoir n’est pas la guérison. Une juste propagande doit, après l’enfer, montrer possible la purification. Il ne faut pas enfermer un peuple dans son péché. Des fenêtres doivent s’ouvrir.
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Un autre témoignage, émanant lui aussi d’un jeune Allemand, ouvre une de ces fenêtres. Son auteur indique un antidote à l’antisémitisme qu’il sent encore enfoui dans le subconscient d’une fraction de sa génération : pour guérir de la haine du Juif, le contact direct avec le Juif. Transposé dans le moral, le principe de l’homéopathie.
Écoutons-le nous conter son aventure personnelle : « Mes années de prime adolescence ont fortement subi l’influence nazie. À la fin de la guerre j’avais 15 ans. Mon premier contact avec le Juif fut la rencontre d’un membre des services de police de l’armée américaine. Rencontre qui me valut 2 semaines de prison sous l’inculpation d’appartenance présumée au Werwolf (littéralement : loup-garou, association de très jeunes combattants du nazisme). Ma seconde rencontre avec un Juif me fit faire la connaissance du Président de la commission de dénazification : cette fois c’était mon père, disparu en Russie, qui était en cause. L’influence sur moi de la presse d’après la défaite fut extrêmement mince. On ne se convertit pas si vite ; on ne redonne pas si vite à d’autres une confiance dont on a abusé. Au contraire on se durcit dans ses premières positions. Ma vie connut alors une chance : un stage d’études de 4 années à l’Université de Californie. Mon maître principal, beaucoup de mes collègues étaient des Juifs. Parmi eux un Américain qui avait servi en Allemagne dans les services de renseignements et d’épuration et un autre qui avait présidé une commission de dénazification. Ces Juifs comptent présentement parmi mes meilleurs amis. C’est avec joie et reconnaissance que j’évoque aujourd’hui ce passé et nos interminables discussions d’alors, discussions d’une totale franchise au cours desquelles mes préjugés raciaux pièce par pièce s’effondraient. De quel cœur je souhaite à d’autres de mes compatriotes cette libération intérieure ! À quoi servent coups, prison, lois ! Une chose seule sert : faites qu’entrent en contact, que se connaissent Allemands et Juifs, afin que l’expérience personnelle apprenne aux nôtres que ce sont aussi des hommes qu’ils ont devant eux, au lieu de se laisser égarer par l’exemple isolé de quelque forban d’affaires dans lequel ils voient l’incarnation du Juif. Efforçons-nous de tout notre cœur à une meilleure compréhension et une plus haute estime de la vie et de l’opinion des autres. »
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Voilà de nobles vues, assez difficiles d’ailleurs à faire passer sur le plan concret et quotidien. Nous ne pouvons pas dire que s’y soit conformé le gouvernement de Bonn. Il a pris tout de suite la mesure de l’énorme discrédit que valait à l’Allemagne, à l’étranger, l’épidémie de croix gammées et les mesures qu’elle commandait. Son premier souci a été d’agir vite et de frapper fort. Tribunaux d’exception, procédures accélérées, pénalités draconiennes. Rien n’a été oublié. Notre jeune et généreux témoin de tout à l’heure déconseillait l’usage des coups (Prügel). Tel n’a pas été du tout l’avis du chancelier Adenauer. Nous n’avons pas oublié la recommandation faite à l’honnête citoyen de la République Fédérale d’administrer une « bonne raclée » (eine Tracht Prügel) à tout « garnement » surpris en flagrant délit de barbouillage de croix gammées et d’inscription de slogans nazis.
Il n’y a peut-être pas de directives du chancelier qui ait provoqué en Allemagne pareil orage de discussions passionnées. Les uns tenant pour la « fessée en usage dans toutes les bonnes familles » (on sait le vieux goût germanique pour la « main forte » : die starke Hand) et le chancelier pouvant, à bon droit, se considérer comme le « père de son peuple ». Les autres considérant que cette justice de la rue, négation de toute justice régulière, ouvrait la porte à tous les abus et rappelait dangereusement l’époque funeste où Hitler s’appuyait, lui aussi, sur « le sain instinct du peuple » (das gesunde Volksempfinden).
Laissons ces polémiques sur l’opportunité du fouet administré dans la rue aux amateurs de svatiskas. Assez oiseuses et un peu comiques vues du dehors, elles sont parfaitement secondaires pour le fond. Le fond, le seul fond de la question est le suivant : le national-socialisme a-t-il encore des racines en Allemagne ? Car c’est bien de lui qu’il s’agit, beaucoup plus que d’un antisémitisme aujourd’hui privé de cible.
La vérité est que la très grande majorité des Allemands et en particulier des jeunes Allemands, réprouve cette résurgence sporadique et assez puérile du nazisme que représentent les barbouillages de croix gammées sur les synagogues. « L’Association de la Jeunesse Fédérale », qui compte 6 millions d’adhérents de tous les partis et toutes les confessions, a flétri en termes vigoureux les récentes manifestations nazies. Hitler est un fantôme qui ne hante plus qu’un faible nombre d’esprits. Le danger ne doit être ni grossi ni minimisé. Il existe. Il existe par exemple dans des manuels d’Histoire où s’avère le parti pris de jeter un voile sur les crimes du IIIe Reich. Où l’auteur, ne pouvant tout de même passer sous silence la persécution anti-juive, se contente d’une ligne comme celle-ci : « Des traitements injustes (Unrecht) furent appliqués aux Juifs ». Injustice ? En vérité, un faible mot pour qualifier l’assassinat de 6 millions d’êtres humains ! Ne demandons pas un clair jugement sur le national-socialisme à des enfants qui reçoivent pareil enseignement.
Le poison, nous le retrouvons chez l’Allemand qui ne rougit pas d’ergoter sur le nombre des Juifs exterminés, sur le « volume » de l’assassinat : « 6 millions ? Mais non ! On n’en a tué que 3 millions ». Nous le retrouvons encore dans le cynisme d’un certain réalisme. On voit dans l’antisémitisme meurtrier la « sottise » (Dummheit) qui a brouillé l’Allemagne avec le monde entier. On en veut à Hitler non du crime, mais de l’erreur.
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L’impénitence peut aller plus loin. Elle peut prendre le visage de la complicité avec le criminel. Nous voudrions citer ici un exemple récent et qui nous paraît assez caractéristique. Dans le nord du Schlesvig-Holstein, dans la pittoresque petite ville de Fleinsburg toute proche de la frontière danoise et qui fut chantée par le poète Storm, vivait durant ces dernières années un assez mystérieux médecin. On ne savait pas très bien d’où il venait, mais on s’accordait à louer son savoir professionnel et son dévouement à ses malades. Il portait un nom assez bizarre : Dr. Sawade. La population, nous venons de le dire, ignorait ses origines, mais certains des habitants de la petite ville ne l’ignoraient pas. Ils savaient que le nom de Sawade n’était qu’un masque sous lequel se cachait l’un des plus effroyables monstres du nazisme, l’un des plus éminents spécialistes de l’euthanasie, le professeur Heyde célèbre, aux beaux jours du IIIe Reich, pour la manière dont il avait mis au point la technique de l’assassinat éprouvée sur des milliers d’êtres humains. Ces Allemands connaissaient l’identité du « bon docteur » et du monstre. Ils la connaissaient, et soigneusement la cachaient. Pour dérober au châtiment un homme dont ils savaient le passé de sang, mais auquel les liait une inavouable solidarité. Un petit fait isolé sans doute, mais qui est tout de même un coup de sonde dans le royaume de l’ombre. Tous les Allemands ne sont pas guéris. Certaines plaies suppurent encore.
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L’épidémie de croix gammées en Allemagne, remarquable par l’étendue et la rapidité de la contamination (plus de 50 localités diverses touchées en trois semaines sur l’ensemble du territoire de la République Fédérale) a donné lieu à des exégèses variées. Des Allemands nous ont dit la part grande qui doit être faite à cette carence éducative de l’école et plus encore de la famille dont nous avons parlé plus haut. Ils ont souligné la persistance de séquelles du nazisme dans les générations de la maturité.
D’autres « cliniciens » ont vu principalement dans la flambée de svastikas une manifestation de puberté, un exutoire presque physiologie du besoin de « casser et de faire du bruit », un « ersatz du rock’n’roll » auquel s’ajoutait un phénomène de « mimétisme collectif ». Ces interprètes ne nous semblent pas avoir tout à fait tort quand ils mettent l’accent sur l’appétit de scandale, sur le besoin de surenchère. Et aussi sur l’aliment qu’a pu trouver dans les tapageuses émissions de la radio, dans les manchettes géantes de la presse, dans tout ce que l’un d’eux a pu appeler la « sur-publicité » (Ueberpublizität), le désir, chez nombre d’adolescents, après les exploits de leurs frères d’âge, de « se distinguer » à leur tour.
La gourmandise de la vedette éclate chez les deux barbouilleurs de croix gammées de Cologne à l’heure où ils comparaissent devant le tribunal correctionnel de la ville, longtemps après leur exploit.
Le jour du verdict est pour eux le jour de gloire. Le banc des accusés devient une estrade. Tous les rêves de grandeur sont dépassés : salle d’audience bourrée à craquer, 300 spectateurs au regard avide, 80 reporters le stylo levé. À ces journalistes l’un des deux accusés, Schœnen, demande avec ingénuité s’ils le trouvent « vraiment photogénique ». Il s’offre complaisamment aux caméras dans un costume soigneusement choisi : veston bigarré largement ouvert sur une chemise d’un rouge fracassant. Il avoue lui-même ses préférences vestimentaires pour « l’extravagant ». Il lit, au moment du verdict, un papier très travaillé qui se termine par une déclaration jugée propre à impressionner l’auditoire. « Mon nom sera inscrit dans l’Histoire à côté de celui de Schlageter. J’aurai sauvé l’honneur du soldat. » Oui, il y a là un tableau qui paraît donner raison à ceux des Allemands qui voient principalement dans les manifestations d’antisémitisme qui ont déferlé sur l’Allemagne (700 du 25 décembre 1959 à la fin de janvier de cette année), la traduction du désir de faire parler de soi joint à un incontestable infantilisme politique.
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Nous avons entendu plusieurs interprétations. Tous ces diagnostics ont leur part de vérité. Il nous semble cependant que le problème doit être vu de plus haut. La floraison des croix gammées n’est pas un accident, une rupture. Elle est profondément la révélation d’une continuité. Le mal remonte beaucoup plus loin que Hitler. Il est en germe dans les premières manifestations historiques du pangermanisme, dont le national-socialisme n’est que le prolongement et l’héritier. Cet esprit-là vit encore à des paliers élevés de la vie intellectuelle, sociale et politique du pays. Les vrais coupables ne sont pas les adolescents barbouilleurs de svastikas. C’est bien plus haut qu’il faut frapper. La parole ici appartient à un Allemand. Nous la laisserons à l’excellent journaliste et lucide observateur de son peuple qu’est P.W. Wenger (rédacteur à l’hebdomadaire rhénan Rheinischer Merkur) :
« Les racines de l’idéologie nazie, il faut les chercher dans des manifestations bien antérieures au IIIe Reich. Dans l’esprit qui animait des associations comme la « Ligue pangermanique » (Alldeutscher Verband), comme la « Ligue Générale Allemande » (Allgemeiner Deutscher Verband) fondée en 1891 par Alfred Hugenberg âgé alors de 21 ans, dans « Esquisse de l’État pan-allemand » (Entwurf des alldeutschen Staates) de 1912 où n’était concédé aux Juifs « fixés sur sol allemand » que le « statut légal accordé aux étrangers (Fremdenrecht) ». Cet esprit-là, on feint aujourd’hui d’en rendre responsable le seul Hitler dans le but de ménager les hommes qui ont été ses vrais maîtres. Nous trouvons la même trouble source d’inspiration, le même esprit de teutonisme pangermanique adorateur de lui-même (allteutsche Selbstanbetung) dans l’antisémitisme et dans le mémorandum signé de la main du général Seeckt portant ce titre : « La Pologne n’a pas droit à l’existence ». La « Ligue nationale-allemande de protection et de défense » (Deutsch-völkischer Schutz u. Trutzbund), la « Ligue Est-Allemand » (Bund deutscher Osten) ont ouvert la route à la politique hitlérienne de l’Est couronnée par les crématoires d’Auschwitz et de Maidanek. C’est dans les textes de ce pangermanisme de tradition que nos nationalistes d’aujourd’hui puisent leur doctrine, une doctrine à laquelle ils peuvent se référer sans risque puisqu’elle est largement antérieure à Hitler. Les aînés (die alten Herrn — « les vieux messieurs » c’est ainsi que se nomment les anciens des associations pangermaniques d’étudiants) de ce mouvement éternel, où les trouvons-nous aujourd’hui ? Au milieu de nous et parfois au-dessus de nos têtes. Occupant les fonctions de professeurs, d’hommes de la presse, de magistrats, de ministres. Les citer à la barre, les empêcher de nuire en les empêchant de poursuivre leur besogne calculée d’égarement des esprits (zielbewusste Verführungsarbeit), tel est le postulat moral de toute action entreprise pour rapprendre la démocratie aux jeunes que nous voyons çà et là s’engager si follement pour la défense des mauvaises doctrines de leurs aînés. Démasquer les semeurs d’erreurs haut placés sur le plan de l’intelligence, pour lesquels le IIIe Reich n’a été qu’un épisode manqué, une maladresse d’exécution — voilà la tâche fondamentale de l’heure présente. Tant qu’elle n’aura pas été menée à bien, la croix gammée restera le stigmate d’une Allemagne s’isolant elle-même du monde — isolement mortel pour elle. »
Généreuses paroles dont tout commentaire ne pourrait qu’affaiblir la portée. Nous venons d’entendre un Allemand faire devant nous un courageux examen de conscience dont il accepte sans hésitation les plus rigoureux impératifs. ♦