Ce texte reprend l'essentiel d'une conférence prononcée par l'auteur à l'Université d'Oxford sur le sujet : « Les nouveaux États indépendants et l'image qu'ils se font de l'Occident ».
L’Occident en accusation
Nous sommes parfois déconcertés, souvent même inquiets, devant certaines manifestations de l’histoire contemporaine. Certes, chaque génération éprouve de tels sentiments, et aucune d’entre elles ne possède le privilège de vivre un « tournant de l’histoire ». Cependant, il semble bien qu’aucune, autant que la nôtre, ne se soit trouvée devant et dans des mutations d’une telle ampleur, affectant sans doute le rapport des forces en jeu, mais surtout leur nature. Lorsqu’on a pris conscience des tensions internationales avec la guerre d’Espagne, lorsqu’on a eu vingt ans en juin 1940, lorsqu’on réfléchit à la révolution cubaine aujourd’hui, on est en droit d’accorder une valeur certaine à cet éventail d’expériences, d’espoirs, de réceptions… et de luttes ! On est aussi tenté de songer à des avertissements.
Vers 1890, par exemple, Ernest Lavisse écrivait : « Toute force s’épuise. La faculté de conduire l’histoire n’est point une propriété perpétuelle. L’Europe, qui l’a héritée de l’Asie il y a trois mille ans, ne la gardera peut-être pas toujours ». Les événements ont conféré à ce propos la valeur d’une prophétie, mais en son temps il fut considéré comme de peu d’importance : installés dans la sécurité que leur apportaient les succès accumulés par ceux que Charles Morazé a pu appeler « les bourgeois conquérants », les Européens ne s’imaginaient pas qu’un jour ils seraient attaqués en tant que tels (plus qu’en tant que représentants de telle ou telle nation européenne). En 1904-1905, la Russie et l’Europe s’étonnèrent quand le Japon fit tête au Tsar et pièce à sa flotte. Des chroniqueurs parisiens qui se grisaient du Champagne de l’alliance franco-russe surnommèrent le Japon « le Capitaine Fracasse » de l’Extrême-Orient. Mais la plupart estimaient que la victoire des Jaunes n’était « pas de jeu » — et dans « Sur la pierre blanche », Anatole France citait ce mot d’un haut fonctionnaire russe : « C’est une guerre coloniale. Or le principe fondamental de toute guerre coloniale est que l’Européen soit supérieur aux peuples qu’il combat ; sans quoi la guerre n’est plus coloniale, cela va de soi. » Lorsqu’en 1920, Albert Demangeon publia « Le Déclin de l’Europe », il ne recueillit d’audience que dans quelques cercles très limités. C’est qu’en effet il heurtait la vision européocentriste que l’on se faisait alors de l’histoire, et par là même il mettait en question les fondements implicites de la politique européenne. Ainsi donc, ce n’est qu’avec retard que l’on prit conscience de l’un des phénomènes les plus caractéristiques du XXe siècle : l’élargissement de l’histoire aux dimensions du monde, et, faute aussi d’avoir assez médité l’œuvre du Père Teilhard de Chardin, nous vivons encore dans les conséquences de ce retard. Les causes d’une telle attitude sont multiples. Elles mettent en lumière les problèmes intellectuels et moraux posés par l’insertion de plus en plus étroite de l’homme dans l’histoire, le besoin de sécurité, la force des illusions (même lorsque celles-ci se sont dégradées en mythes). Surtout elles tiennent au fait que l’Europe ayant été pendant des siècles au centre et même le centre du monde, les Européens s’étaient habitués à penser, et à vivre dans cette perspective : ils ont été brutalement placés devant des horizons nouveaux, devant des forces qui, dès leurs premières manifestations, mirent en question non seulement la prééminence de l’Europe, mais encore la légitimité morale et politique de ses prétentions.
Dès avant la seconde guerre mondiale, la situation relative de l’Europe dans le monde avait changé, en raison de l’ascension de deux puissances extra-européennes : les États-Unis (qui, bien que se repliant dans un isolationnisme déjà périmé, jouaient un rôle de plus en plus important dans l’Occident) et l’Union Soviétique (dont le régime politique, expression d’une théologie, se dressait déjà contre l’Europe en tant que régime et surtout en tant qu’incarnation d’une culture). La guerre accéléra ce processus. D’une part chacune des deux puissances extraeuropéennes devint le centre et le symbole d’un complexe politico-culturel, voire éthique, d’autre part l’Afrique et l’Asie firent irruption sur la scène de l’histoire active, de l’histoire vivante.
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