Hommage à un soldat
À l’heure où le général Ély quitte l’Armée, les mots viennent difficilement sous la plume – ce qui montre à quel point cet homme est peu réductible au vocabulaire courant.
D’autres ont rappelé ses états de service, d’autres se sont attachés à analyser en quoi il mérita, depuis plusieurs années, le titre de « conscience de l’Armée », les uns se sont penchés sur son être personnel, les autres sur la manière dont il assuma les responsabilités dont il était chargé. Il nous semble que les uns et les autres n’aient pas assez songé à ce qu’il écrivait en tête de l’article « Diriger, Commander, Agir » qu’il publia en juin 1960 dans la Revue de Défense Nationale : « Alors qu’une vie humaine s’écoulait autrefois dans un monde aux structures apparemment stables, dans un monde dont le rythme d’évolution correspondait au cours d’une existence moyenne, il semble qu’aujourd’hui l’homme soit de plus en plus dépassé par les événements, par leur vitesse, leur cadence, leur prolifération. De ce fait, il est en danger, car son destin est imposé par la technique et la réalisation précède la conception… Le problème majeur consiste à accorder la tyrannie des pouvoirs à celle des besoins ». Il y avait dans cet article l’indication de l’une des grandes préoccupations du général Ély : répondre aux événements non par des réflexes conjoncturels, mais par une attitude réfléchie, ce qui suppose une conscience précise de ces événements (moins dans leurs formes que dans leurs causes, leur logique, leur enchaînement), donc une adaptation de notre comportement intellectuel à l’évolution du monde. Déplorant ce temps de « l’homme insatisfait, menacé par ses créations, tyrannisé par ses loisirs, dans l’incapacité de parvenir à son épanouissement », ce temps d’« un homme imbu de considérations techniques et ne sachant plus en appeler aux grandes valeurs morales », il parvenait à cette conclusion : « Tout favorise l’éclosion d’une crise de conscience, d’une crise de caractère, d’une crise intellectuelle ».
Ces propos sont d’un général. Ils pourraient être ceux d’un maître de l’Université. Ils ne peuvent être que ceux d’un humaniste, au sens le plus classique du terme : une doctrine orientée à la fois vers l’étude et vers la vie, qui refuse d’abaisser la valeur de l’homme, de son œuvre individuelle ou collective, de n’en admettre qu’une idée volontairement humble, de ne reconnaître dans la nature humaine que faiblesse et misère ; une doctrine qui conduit à une éthique de l’action, qui commande à l’homme, selon la formule de Goethe, un effort constant pour réaliser en lui le type idéal de l’homme, qui commande à la société un effort constant pour réaliser la plus haute perfection des rapports humains. L’humanisme ainsi compris exige un immense travail, de culture, il suppose une science toujours plus élargie de l’homme et du monde, il fonde une morale et un droit, il aboutit à une politique.
Qu’il ait étudié « Notre politique militaire » (Revue de Défense Nationale, juillet 1957), les « Perspectives stratégiques d’avenir » (RDN, novembre 1958), « Les problèmes français et l’équilibre mondial » (RDN, novembre 1959) ou « L’Armée dans la Nation » (Revue Militaire d'Information, août 1958), le général Ély s’est toujours attaché à tenir compte de l’évolution du monde, refusant de se réfugier dans ce qu’un romancier a appelé « les certitudes équivoque ». Mais il n’y a pas pour lui d’acte gratuit, et, dans ce domaine de la responsabilité humaine, il n’admet pas la doctrine de « l’art pour l’art ». C’est pourquoi l’essentiel lui paraît conditionné par la valeur des hommes – donc par la formation des chefs. En juin 1957, dans la « Revue Militaire d’Information », il s’attachait à définir le rôle et les responsabilités du chef dans la guerre révolutionnaire. Puis il élargit le cadre de ses préoccupations, au point d’écrire en juin dernier, ici même : « Que faut-il donc pour que se dégage un type d’homme, capable d’action, capable d’être un chef, capable de s’épanouir, un type d’homme susceptible, du haut en bas de l’échelle, de se considérer comme l’animateur d’une équipe vivante et non comme le rouage d’un ensemble anonyme ? ». À cette question, la réponse lui paraissait dominée par deux facteurs : information (c’est-à-dire travail et culture) et connaissance des hommes, parce que, « en réalité, quelles que soient les institutions, ce sont les hommes tels qu’ils sont qui les servent ou qui les utilisent ». Le besoin de méditation était vital pour lui – ce qu’il appelait une « latitude de réflexion ». C’est qu’en effet, si l’histoire impose de prendre des décisions, elle ne les détermine pas. Elle laisse à la sagesse ou à la folie, à la réflexion ou à l’irréflexion humaine, le soin d’en fixer la forme. Elle nous dicte ses ordres de façon impérieuse mais, comme la Sibylle, elle nous laisse le soin de les traduire. C’est à une pensée humaine qu’il appartient de fixer les diagnostics et de trouver les remèdes. Nous n’avons pas le pouvoir de choisir les faits qui nous entourent, mais nous avons celui de nous les représenter, et de nous adapter à eux, c’est-à-dire de, déterminer nos principes et nos institutions : si l’histoire connaît une grande loi, c’est celle de la volonté humaine. Mais, pour être exercée à bon escient, cette volonté elle-même suppose une connaissance et une conscience.
Cette conception éthique des responsabilités du Chef explique, à notre sens, que le général Ély ait réussi à dominer les problèmes difficiles auxquels il a été affronté : réorganisation de l’Armée en 1945, insertion de l’armée française dans l’Otan, rapatriement du corps expéditionnaire d’Indochine, avant de devenir le grand symbole de l’unité de l’armée en 1958. Depuis, convaincu, au plus profond de son être, que l’Armée est un des fondements de la continuité nationale, il s’est efforcé de faire prévaloir l’idée que les impératifs de cette continuité transcendent les opinions personnelles, aussi respectables soient-elles, et que dans un monde dominé par des tensions politiques, c’est en s’identifiant une nouvelle fois à la Nation, non en se politisant elle-même, que l’Armée garantira cette continuité. Son souci de l’évolution explique qu’appartenant à l’armée « classique » il ait parfaitement compris la guerre révolutionnaire et qu’il ait préparé l’armée de demain.
Mais dans cette armée de demain comme dans celle d’hier – comme d’ailleurs dans l’ensemble des cadres non militaires de la Nation – le problème fondamental est celui des chefs. Ce fut là une des constantes de ses préoccupations, et il est significatif que le dernier article qu’il ait publié, dans la Revue de Défense Nationale en décembre dernier – « mon testament », a-t-il dit alors – ait eu pour titre : « Former des Chefs ». Cet article s’ouvrait par les lignes suivantes : « Dans un monde de jour en jour plus complexe et dans lequel les connaissances humaines paraissent s’accroître selon les termes d’une progression géométrique, il convient d’apporter la plus grande attention à la formation des chefs et des cadres. Sinon, menacés par leur propre création d’écrasement et d’usure et soumis en même temps à l’effet de dispersion des forces de spécialisation, ceux-ci ne seront plus à même de remplir le rôle qui leur revient et que l’on attend d’eux ». Il souhaitait la promotion d’un renouveau de l’homme, non la prolifération de cerveaux électroniques ou de rhéteurs « subtils à la mode de Byzance » – et, à ces jeunes, « dont les épaules sont à l’avance si lourdement chargées, mais qui portent en même temps notre espoir », il livrait l’admirable poème de Kipling « Tu seras un homme, mon fils ». Il le leur livrait pour qu’ils le méditent – mais aussi, et surtout, pour qu’ils le vivent.
Le général Ély, lui, l’a vécu. Il a su « méditer, observer et connaître », il a su « penser, sans n’être qu’un penseur »… Il n’a jamais joué avec les mots : c’est pourquoi ses écrits et ses propos ont exercé une telle influence. À l’heure où il quitte l’Armée, la Revue de Défense Nationale souhaiterait simplement que, par-delà les adaptations et les novations techniques, l’effort constant du général Ély gardât la valeur d’un exemple et d’un symbole. L’Armée est composée de soldats : que ceux-ci, à tous les échelons de la hiérarchie, se soucient d’être des Hommes !
Elle exprime également le vœu que le général Ély continue à mettre au service de la Nation son activité, son intelligence, sa précieuse expérience. ♦