Lyautey au Tonkin et à Madagascar
Je me bornerai à évoquer les débuts de Lyautey Outre-Mer comme pacificateur et organisateur du Tonkin, puis de Madagascar, avant que ne commence son éblouissante carrière sur les confins algéro-marocains et à la résidence, générale de France au Maroc.
Ses « Lettres au Tonkin et de Madagascar », complétées par ses « Lettres du Sud de Madagascar » démontrent, en effet, son amour profond des pays lointains et des populations malheureuses, éprouvées par des troubles incessants, et qui, à cette époque, attendaient et appelaient la paix française.
Lyautey aborde cet apostolat militaire et laïc avec une ferveur passionnée, et en intime communion de pensée et de méthodes avec le Général Gallieni, son maître et son ami, qui avait appris et compris la tradition coloniale depuis 1876 à La Réunion, au Sénégal et au Soudan.
C’est le 24 décembre 1894, près de la Porte de Chine, lors de l’inauguration du chemin de fer de Hanoï à Lang-Son que ces deux génies de la politique coloniale font connaissance. Ils se lient aussitôt d’une profonde sympathie, entraînant une collaboration durable et féconde. Le Commandant Hubert Lyautey venait d’arriver à l’État-major du Gouverneur Général ; Gallieni venait de prendre le commandement du deuxième territoire militaire du Tonkin. Aussitôt commence une correspondance passionnante, entre Hanoï et Lang-Son, qui aboutit à des coordinations rapides, pour résoudre les problèmes de ces confins sino-annamites qui n’ont pas fini de retenir l’attention de nos spécialistes et des stratèges internationaux.
Après avoir mis au point et réalisé lui-même les ralliements des bandes pirates du De Tham, en parfait accord avec Gallieni, Lyautey lui écrit à la fin de novembre 1896 : « Je ne me vois pas au Tonkin, vous parti. Je ne puis efficacement servir que ceux en qui j’ai foi, et, en personne je n’ai plus foi qu’en vous ». En deux années décisives, une alliance affectueuse et dynamique s’était soudée indissolublement entre ces deux génies de notre grandeur coloniale et de la plus grande France. Les méthodes de pacification et d’organisation des zones frontières, des marches militaires, des cadences d’apprivoisement des populations apeurées, grâce à des chantiers, grâce au développement de la prospérité en tache d’huile, étaient désormais expérimentées et tracées sur un secteur particulièrement dangereux et malaisé.
Dès le 7 mars 1897, Lyautey rejoint Tamatave et le Général Gallieni, qui vient de prendre le commandement de la Grande Île, où notre installation est alors menacée par des troubles, particulièrement dans les régions déshéritées de l’Ouest et du Sud, en bordure des plateaux des Mérinas et du bastion des Hovas.
Le livre récent sur Gallieni de notre confrère Pierre Lyautey permet de suivre cette deuxième étape de l’épopée coloniale de son oncle qui va, pendant deux séjours consécutifs, réaliser des prodiges politiques, économiques et sociaux.
En mai 1897, le Général Gallieni trace au Colonel Lyautey chargé de rallier le chef rebelle Rabevazahana, ses directives d’action progressive, en montrant, la force pour éviter de s’en servir, et il disait : « Je compte beaucoup sur tous, pour pacifier et organiser le pays ».
Ces campagnes de Madagascar entraînent, certes, moins de combats que celles du Tonkin, mais elles éprouvent la santé des troupes et tout spécialement de l’infatigable Colonel Lyautey, dont la vie est mise en danger par une sévère fièvre bilieuse. Il rentre en congé en France et noue des relations réconfortantes avec le Comité de l’Afrique Française.
À son retour, le Colonel Lyautey reçoit le Commandement du Sud de Madagascar, basé sur la capitale de Fianarantsoa et couvrant le tiers de la Grande île. Les conclusions des « Lettres du Sud de Madagascar » sont encore valables sur bien des problèmes économiques des provinces de l’Ouest et du Sud, de Tuléar à Fort-Dauphin, qui restent très insuffisamment développées.
De 1897 à 1902, pendant plus de quatre ans, les équipes enthousiastes menées par Gallieni et par Lyautey règlent tous les préalables de pacification politique, religieuse et sociale et ils abordent très vigoureusement la période de mise en valeur des ressources de la Grande Île. Elle va se continuer sur leurs traces, pendant près d’un demi-siècle, jusqu’à l’indépendance de la jeune République Malgache, fidèle à la Communauté Française et pilote, toujours sage et écouté, du nouveau groupe des États africains d’expression française.
Georges GAYET.
Lyautey au Maroc
Demain, samedi 22 avril, il sera procédé à Rabat et à Casablanca aux cérémonies du transfert des cendres du Maréchal Lyautey, de son mausolée de Rabat au croiseur français Colbert dans la rade du premier port marocain, La France recevra ainsi en dépôt la dépouille de celui qui avait su faire revivre un Empire en détresse et l’élever à la hauteur d’une grande nation.
Notre compagnie se devait de rappeler brièvement quelle fut l’œuvre du Maréchal au Maroc. J’ai reçu mandat d’en retracer les grandes lignes devant vous.
Son idée maîtresse fut toujours, à l’exemple d’Alexandre, d’aider les peuples à retrouver leur personnalité perdue, et ce par la consolidation des structures existantes. Telle fut partout l’essence de son œuvre, et en particulier au Maroc. Pour atteindre une telle fin, Lyautey disposera toujours, de deux moyens constamment conjugués, l’action militaire et l’action politique, convergeant sans cesse dans le respect du statut religieux de l’Islam, à tel point qu’un jour, dans une allocution prononcée en 1917, il pouvait dire : « Ici, au Maroc, la source de toute autorité est chez Sidna. Tout en représentant ici le gouvernement de la France, je m’honore d’y être le premier serviteur de Sidna » (Sa Majesté Sainte le Sultan).
Tel était l’esprit de la notion de protectorat que tant de gens s’acharnent à ne pas vouloir reconnaître, mais, auquel l’histoire saura rendre justice.
En arrivant au Maroc en 1912, Lyautey eut l’impression de se trouver sur un brûlot tant était grande l’anarchie régnante. Ayant pris en mains les leviers de commande à la demande du Sultan, il devait en dix ans de pacification restituer tout le Maroc au Maghreb et ceci malgré la guerre de 1914-18. Cette œuvre à la fois militaire et politique, il sut la conduire à bien en s’inspirant, comme il aimait à le rappeler lui-même, des précédents romains et carolingiens qui consistaient à entourer le pays pacifié au fur et à mesure de nos avances en pays insoumis, de marches formant glacis de protection et placées sous le commandement des grands caïds de l’Atlas.
Auprès de lui un gouvernement du Protectorat de la France, qui avait charge de garder toutes les institutions existantes avec leur organe propre sous le triple contrôle du gouvernement et du protectorat, assisté d’un Conseil des Notables dont j’eus l’honneur de faire partie pendant dix ans, et de ce corps admirable des officiers de renseignements qui, tous dotés d’une âme d’apôtre, étaient d’un dévouement sans bornes.
À ce peuple dont il avait la charge, Lyautey voulut donner une âme ; et c’est alors qu’il s’appliqua à reconstituer la race par la pratique d’une politique sanitaire très poussée et adaptée au lieu et au moment. Une légion de médecins fut ainsi lancée en avant-garde, constituant un corps magnifique pour la pénétration et la pacification du pays, au point que le Maréchal aimait à dire : « Un médecin vaut un bataillon ».
À ces soins corporels, il ajouta ceux que réclamait l’esprit d’un peuple attardé, par la rénovation d’un enseignement tombé en désuétude, tout en greffant avec prudence les éléments féconds de la civilisation dont s’honore l’Occident.
Et bientôt, il compléta cette œuvre culturelle par l’affirmation des institutions religieuses de l’Islam, qui constituent une forme puissante d’humanisme. Pour parfaire cette mise en valeur des hommes, Lyautey n’eut garde d’oublier l’instauration d’une justice régulière, rendue par des tribunaux conçus dans le respect de la conscience musulmane.
Dès 1913, il parachevait cette œuvre humaine en créant l’institution de l’immatriculation foncière basée sur l’Act Torrens australien de 1858 et qui mettait fin à l’effroyable anarchie immobilière du pays.
C’est alors que Lyautey se lança à fond dans la mise en valeur des choses. Sur une côte océane inhospitalière et rude, il construisit des havres et des ports permettant à tout le Maroc d’entrer en liaison continue avec les pays situés au-delà des mers : Casablanca, El Jadida, Safi, Essaouira pour le Sud, Agadir étant remis à plus tard, et pour le Nord, Mouhamedia, Kénitra et Rabat.
Pour converger les hommes et les marchandises vers ces portes d’entrée et de sortie dont Casablanca restait la base de sécurité, il fallut organiser et construire un système de routes asphaltées et de lignes ferrées, sillonnant le pays et desservant les zones de fertilité en fonction de plans judicieusement élaborés, le tout pour affirmer et pour assurer la souveraineté du Sultan et de la France dans l’Empire, ainsi que la jonction des villes impériales en même temps que la jonction des principaux marchés.
Respectant les villes indigènes, leurs traditions et pour certaines leurs joyaux, il fit construire des villes européennes en marge de celles-là, afin que les Marocains ne fussent pas arrachés brusquement à leurs coutumes ancestrales, mais puissent au contraire en toute liberté de choix, juger des bienfaits matériels d’une civilisation dont ils pouvaient ainsi mesurer à loisir les avantages et les inconvénients, sans avoir jamais à les subir.
Mais pour consolider et régénérer un pays, il ne suffit pas de l’outiller, il faut encore l’amener à produire. Et avec la même foi dans l’action, il lancera ses équipes d’experts agronomes dans l’étude systématique des trois sources fondamentales de la richesse du Maroc : l’agriculture, l’élevage et l’arboriculture. Les techniciens détermineront d’abord des zones climatiques, qui recevront par régions des termes expérimentales, des stations fruitières et des jardins d’essai. Les résultats obtenus serviront à donner au Maroc une diversité féconde de productions agricoles, écartant, ainsi les risques mortels des monocultures.
Puis, il lancera d’autres techniciens à l’assaut du château d’eau de l’Atlas, afin de rendre plus fécondes les terres de la plaine généreusement irriguées tout en donnant l’énergie nécessaire au développement d’une industrie naissante. Ce sera l’ère des grands barrages.
Pour ne rien laisser au hasard, Lyautey fondera un conseil Supérieur de l’agriculture, un conseil supérieur du commerce et de l’industrie, assistés eux-mêmes des chambres d’agriculture et des chambres de commerce, afin d’étudier entre les techniciens, les grands directeurs de services et les représentants qualifiés des activités du pays, les problèmes qui viendraient à se poser.
Le Maroc s’étant révélé pays de richesses minières, il ordonne la constitution d’une carte géologique et, dès la découverte de cette immense richesse que sont les phosphates marocains, il créera un organisme d’état, mais à structure commerciale indépendante, laquelle a fait la fortune du pays.
Lorsque les impondérables de la politique obligèrent Lyautey, à prendre sa retraite, il voulut continuer sa vie d’action et c’est ainsi qu’il accepta de présider aux destinées de l’Exposition internationale de Vincennes de 1931, qui s’affirma un immense succès. Puis, dans sa retraite, il vécut sa vie, non celle d’un bourgeois condamné au repos, mais celle d’un homme passionné d’action et qui veut encore vivre sa vie d’action. Et c’est ainsi qu’il créa ce que Guillaume de Tarde a appelé une principauté spirituelle dont il restera le chef jusqu’à sa mort.
Quoi qu’il en soit, dans quelques jours, l’aristocrate qui sut donner un empire à la République, reposera sur les bords de la Seine, où la France a su ménager à sa dépouille mortelle la plus somptueuse des demeures, sous le Dôme des Invalides, que la France réserve à ceux qui ont fait sa gloire et sa grandeur. Le peuple français, pour beaucoup indifférent aux choses d’Outre-Mer, viendra peut-être s’y recueillir en faisant oraison. À ceux-là, je propose de lire en matière de prière, les lignes qui suivent et que j’écrivis il y a 25 ans, à la suite d’une longue étude sur Lyautey. Elles ne visent rien moins qu’à extraire d’une vie d’action une philosophie, souple et ferme, comme le fut son esprit, humaine et belle, comme le fut son âme, généreuse et bonne, comme le fut son cœur.
« Si le rôle de Rome a été de façonner la réalité par l’épée et par la loi, celui de Lyautey était de créer la vie par l’action, puisant elle-même sa force dans le respect, des institutions humaines ayant survécu à l’épreuve du temps, dans la foi en la justice, dans le culte du beau, dans l’amour du bien.
« Cette foi dans l’action que Lyautey élevait à la hauteur d’une religion, il la tenait de ce caractère aristocrate qui permet, à ceux qui ont conscience de la mission pour laquelle ils sont nés, de puiser indéfiniment dans le creuset bouillonnant d’une vie intérieure les éléments éternellement régénérateurs d’énergie : et de volonté.
« Lyautey, par nature, avait le respect des personnes, réalité vivante, menant fatalement à une société hiérarchisée et à l’horreur des individus nivelés, abstraction rationaliste voulant conduire à une société irréelle et fuyante. Cette foi en la justice, Lyautey la tenait à la fois de sa culture classique, si profonde : et si éclectique, que loin de s’en tenir à la rigueur du droit romain, il savait accueillir tout ce que la notion musulmane du droit contient de juste et d’humain, en même temps que de sa croyance absolue en la justice infinie du Dieu des hommes. Ce culte du beau, il le tenait essentiellement de son tempérament d’artiste, nourri aux sources éternellement fécondes de l’esthétique d’Athènes, revivifié au contact des civilisations orientales. Cet amour du bien, il le tenait de sa foi chrétienne, exercée sans sectarisme, dans le respect des croyances en Dieu unique, lui conférant par vocation l’estime des faibles et des humbles.
« Par la conjoncture féconde de son caractère d’aristocrate, amoureux des hiérarchies, le poussant toujours vers l’action, de son respect des hommes et des choses, le portant sans cesse vers plus de justice, de son tempérament d’artiste, tout imprégné d’hellénisme, le guidant constamment vers le culte du beau, de sa spiritualité chrétienne le conduisant vers la réalisation du bien, Lyautey l’Africain, Maréchal de France, bâtisseur de villes, Marabout blanc vénéré des croyants et Prince de Lorraine, représente pour la France une des figures les plus pures dont puisse s’enorgueillir l’humanité. »
Eugène GUERNIER.
Lyautey et l’Exposition coloniale internationale
Il y a trente ans, l’Exposition Coloniale Internationale de Paris allait, le 6 mai, ouvrir ses portes. Incomparable manifestation de la grandeur française sous la Troisième République, elle ne dut d’être telle qu’à celui qui en fut le bâtisseur et l’ordonnateur, le Maréchal Lyautey.
À la lumière des faits, on peut même déclarer que, sans ce que fut Lyautey en l’occurrence, cette exposition, dont il avait, en juillet 1927, accepté avec beaucoup de réserve la charge du Commissariat Général, n’eût vraisemblablement pas vu le jour.
à peine au poste, Lyautey avait d’ailleurs envisagé de l’abandonner. Un décret de janvier 1927 avait fixé à mai 1929 l’ouverture de l’Exposition. Rompu aux chantiers, aux tours d’horizon, le Maréchal en avait bien vite préjugé la chimère :
« 1) L’Exposition doit être internationale. Or, la Belgique prépare pour 1930 les Expositions qui seront internationales du centenaire de son indépendance. Il y a concurrence ; et quelles puissances vous ont répondu oui ?
2) L’Exposition doit construire un monument, le futur Musée National des Colonies. L’emplacement en est-il définitivement délimité ? Et les plans ?
3) L’Exposition doit, se situer à Vincennes. Quelle ligne de métro y mènera ?
En vérité, dans ces conditions-là, et dans un si court délai, nous ne saurions aboutir qu’à un raté. Il faut donc ajourner, tout l’exige. Il n’y a pas à hésiter, ajournons sur le champ, sinon j’aurais le regret, Monsieur le Ministre, etc… »
La demande si rationnelle du Maréchal bouleversa le Ministre des Colonies de l’époque, le sénateur Léon Perrier, qui avait le plus difficilement obtenu que Lyautey fut à la barre. Au demeurant, la déconvenue et l’inquiétude de Léon Perrier ne se justifiaient que trop, au regard d’un passé criblé d’ajournements. Conçue en 1912, cette Exposition avait été reportée de 1916 à 1922, de 1922 à 1924, de 1924 à 1925, de 1925 à 1928, de 1928 à 1929, de 1929 à 1931. Le Ministre entendait déjà son collègue des Bouches-du-Rhône lui dire : « À Marseille, qui n’aurait jamais dû tolérer qu’on fît des expositions coloniales ailleurs que chez elle, nous ferions vite et bien ». Et comment vivre d’ici à l’émission des bons de l’emprunt, laquelle ne pourra être que différée. Et les conventions avec la Ville de Paris ? Le Ministre faillit en rendre son portefeuille.
Le 5 octobre 1927, le Conseil Supérieur de l’Exposition, se ralliant aux considérations du Maréchal, entraînait le ralliement du gouvernement. Le 27 décembre, le Président de la République promulguait la loi autorisant l’ajournement, décision capitale sine qua non que le très regretté Gouverneur général Ollivier devait juger en ces termes dans le rapport général de l’exposition. « Grâce à cet ajournement, obtenu à grand peine par Lyautey, le Commissariat Général pourra voir venir et rassembler les éléments essentiels du succès, notamment l’achèvement de la ligne n° 8 du métropolitain, la construction parfaite du musée permanent, et les adhésions des puissances étrangères. Il est permis de se demander avec quelque angoisse ce qu’eût été l’Exposition au printemps de 1929. »
Eh oui, en 1929 l’Exposition n’eût disposé que du tronçon Neuilly-Porte Dorée. En 1931, le métro Bastille-Porte de Charenton vaudra au tourniquet banlieusard de la Coloniale de 1931 d’enregistrer un nombre d’entrées à peu près égal à l’Exposition de 1900, soit près de cinquante millions de visiteurs.
Le 6 mai 1931 ; le sobre Musée de si noble architecture d’Albert Laprade, aux fresques harmonieuses et mouvantes du sculpteur Janniot, dont la première pierre n’avait été posée qu’en novembre 1928, sera le haut lieu protocolaire de l’inauguration de l’Exposition.
Et l’Exposition sera vraiment devenue internationale. Les tergiversations d’hier et d’avant-hier, avaient fini par ébranler jusqu’à l’adhésion de la Belgique qui s’était pourtant, dès 1920, portée présente. Le Portugal avait rivalisé d’entrain avec la Belgique. Il ne s’était pas repris, mais 1925 avait consigné la défection de l’Italie et le silence des Pays-Bas. Approchés, rassurés, ces États édifièrent de fastueux pavillons en compagnie du Danemark et des États-Unis. S’associant à la France, avec le désir d’être particulièrement agréable au Maréchal, la Washington de la démocratie traditionnelle, et la Rome du Fascio reconstituèrent à Vincennes deux beautés, la candide Maison Blanche de Mount Vernon, le foyer de Georges Washington, qui orne les bords du Potomac ; et la basilique de Septime Sévère ; cet Empereur d’origine gauloise, dont l’autorité alliait la justice à la force.
Et la Grande-Bretagne ? Le Maréchal avait ardemment désiré que la gloire du plus étendu des Empires coloniaux ne manquât pas de s’unir à la nôtre. On n’imaginait guère supportable l’absence de la première puissance coloniale. Tenons-nous hors de la petite histoire, n’attribuons qu’à des raisons d’ordre exclusivement budgétaire le refus de la Grande-Bretagne d’avoir des pavillons à l’Exposition. Il en aura d’ailleurs résulté que le Maréchal s’en sera forgé la cause majeure de la création, à travers l’enveloppante magie des images, des couleurs, des plaisirs, d’une imposante maison de travail, du palais qui sera la Cité des Informations, et présenté aux Anglais en juillet 1929 comme un « Office commercial » où toutes les « matières coloniales » auraient place. Un centre de documentation offrant tant aux visiteurs ordinaires qu’aux hommes d’affaires toutes commodités. Business is Business : la participation de la Grande-Bretagne à la Cite des Informations entraînera celle du Canada, de l’Union Sud-Africaine, de l’Argentine, de la Grèce, de Haïti.
Le bilan de l’Exposition ? Une opposition s’était exprimée, lapidaire, lorsqu’au printemps de 1927 Léon Perrier avait proposé que le Commissariat Général en fut confié au Maréchal. « Vous voulez Lyautey ? Il vous mangera votre budget ! » Remboursements effectués, ce bilan se soldera, le 31 décembre 1933, par un excédent de recettes de plus de 60 millions de francs. L’État et la Ville de Paris, qui avaient accordé des subventions se montant à plus de 92 millions de francs, auront, soit par paiement direct effectué ou à effectuer, soit par des avantages financiers, finalement retirés de l’Exposition, trouvé un excédent de plus de 60 millions.
Ce rappel de la décision capitale génératrice de toutes les satisfactions d’utilité et de magnificence que la France avait attendues de l’Exposition Coloniale Internationale de Paris, aura, nous osons le formuler sans redouter d’en être taxé de suffisance, déclenché en chacun de nous le rappel d’un des « éléments caractéristiques », selon Guillaume de Tarde, du « génie de l’action » que fut Lyautey. Il s’identifiait à son œuvre, il en avait l’obsession ; elle vivait collectivement en lui, l’un et l’autre ne faisant qu’un.
* * *
Nous nous permettons en conclusion, d’émettre, du plus profond de notre cœur, le vœu que le Musée de Vincennes, vestige jusqu’à présent immaculé de l’Exposition, puisse demeurer en permanence voué à la mémoire d’un passé qui gouvernera peut-être pour toujours l’avenir de ce que fut la France d’Outre-Mer, de ces territoires que la terminologie officielle dénomme « d’expression française ».
« L’action coloniale, si longtemps méconnue, déformée, parfois entravée, est par excellence une action constructive et bienfaisante. » Ces paroles de Lyautey à la cérémonie de la pose de la première pierre du Musée, de Lyautey qui se targuait justement de ne pas être un colonialiste ; lui que la Grande-Bretagne saluait comme « le plus grand colonial des temps modernes », nous prescrit, en dépit de la révérence aujourd’hui prodiguée à la décolonisation, un devoir aussi humain que national, de gratitude, de piété, de fidélité, envers ce qui fut « l’action coloniale » de la France.
Roger HOMO.
« Que rien d’humain ne me soit étranger »
(Lyautey.)
Élève des Jésuites dans sa jeunesse, sous la férule du renommé Père du Lac, puis disciple d’Albert de Mun, apôtre lui-même social en même temps que fervent mainteneur de l’Église Catholique, le futur Maréchal Lyautey aurait fort bien pu se révéler plus tard adversaire de l’Islam, ou plus simplement se confiner à son égard dans une paresseuse indifférence.
Or nous savons tous qu’il n’en fut rien, bien au contraire. Dès sa prime jeunesse, Lyautey aime être aimé. Lui-même aime la difficulté. Dès son arrivée dans le Sud oranais, face à l’âme indigène, face à la nature africaine immobile, où l’ère biblique se prolonge encore en mille nuances au sein de l’Islam, c’est un effort constant qu’il lui faut entreprendre ou préparer s’il veut gagner l’amitié musulmane. Et cela, il le veut. Le 20 décembre 1905, n’écrit-il pas d’Aïn-Sefra à Victor Barrucand, autre ami d’Isabelle Eberhard, ces quelques lignes sous lesquelles perce, avec quelle pudeur, son désir de plaire : « Je tiens tant à faire honneur au vieux dicton latin, “que rien d’humain ne me soit étranger”. Je crois avec une telle foi que la valeur de l’homme d’action décuple s’il sait s’extérioriser, garder le contact de toutes les manifestations de la pensée humaine, ne pas se spécialiser dans son compartiment. Rien n’est, plus odieux et dangereux que la déformation professionnelle. Tout mon effort tend à y échapper. Aussi est-ce avec joie que je cultive les sympathies qui me viennent du dehors. »
Mais à cette époque, Lyautey en est encore à s’analyser, à se chercher. Il est colonel, certes, mais s’il circule beaucoup, s’il pacifie, gouverne et multiplie les contacts avec le monde arabe, son champ d’action n’en reste pas moins assez restreint. Même quand en 1907, devenu général de division, il sera chargé d’occuper Oujda, l’animal d’action qu’il a décelé en lui sera tenu en laisse, et cela jusqu’au 1er novembre 1912, date à laquelle il sera nommé Commissaire Résident Général de la République Française au Maroc. À ce moment-là seulement commence la vraie carrière de Lyautey ; il a 58 ans.
Aussitôt, les événements de Fez lui donnent l’occasion d’extérioriser des sentiments précurseurs de la doctrine dont il ne cessera désormais de s’inspirer. C’est alors qu’il écrit à Albert de Mun : « La répression n’a pas distingué quel était le côté de la racaille qui avait prêté la main à la mutinerie. Il y avait ici toute une classe moyenne commerçante, laborieuse, pacifique, qui n’avait fait que souffrir des événements et ne demandait qu’à s’abriter derrière une autorité constituée. Il y avait au-dessus d’elle toute une classe éclairée, dépositaire d’une influence traditionnelle de grande classe, d’éléments détenteurs de l’autorité religieuse effective, divisés en deux groupes distincts, et enfin les Ulémas, la plus haute classe de Fez, remontant aux origines de l’Islam, sans laquelle on ne peut rien faire d’efficace ici. »
On ne peut s’empêcher, à cette lecture, de faire au moins deux remarques principales. Militaire, Lyautey désapprouve des militaires. Débarqué depuis quelques jours seulement, il a déjà saisi pleinement l’importance des maîtres de la religion islamique dans le pays.
Mais parallèlement à son action pacificatrice, à Fez et dans la région, le Résident Général entreprend sans retard les réformes administratives, judiciaires, scolaires, économiques, financières que le gouvernement français était autorisé à effectuer en vertu du traité de Fez. Et c’est là, comme ailleurs, que se manifeste le génie de Lyautey, dans sa claire vision intuitive, non seulement de ce qu’il faut faire, mais de l’ordre des urgences, créant le 1er novembre 1912 l’École Supérieure de Langue Arabe et un service de l’enseignement, dont j’eus d’ailleurs l’honneur plus tard de faire partie. En 1915, trois ans à peine après cette création, des cahiers et divers travaux de centaines d’écoliers marocains étaient offerts à la curiosité des visiteurs de l’Exposition de Casablanca, dont ils constituaient l’une des principales attractions. M. Lot, Inspecteur d’Académie, à qui le Général Lyautey avait confié la haute direction du service de l’Enseignement, prenant la parole au cours de cette première grande manifestation, définissait ainsi l’action engagée dans ce domaine. « En instituant une direction de l’Enseignement, Lyautey donne pour instruction expresse au chef de ce service, d’entreprendre l’œuvre de création d’écoles indigènes, en recherchant tous les moyens propres à maintenir les écoliers dans leurs traditions religieuses, leurs coutumes familiales, leurs habitudes de hiérarchie sociale, mais en s’efforçant aussi de les amener à la compréhension des phénomènes économiques qui se poursuivent autour d’eux et de rénover dans une certaine mesure les méthodes de commerce… »
Non seulement, on le voit, la doctrine était constante, elle s’accentuait, faisait tache d’huile, s’étendant à tous les domaines à un rythme presque vertigineux : assistance médicale marocaine, transmission de la propriété immobilière, conservation des forêts ; fixation des dunes, rénovation du cheptel, toutes les mesures de nature à profiter d’abord aux indigènes étaient édictées et mises en œuvre en priorité.
Lyautey cependant ne se contentait pas de créer, il entendait conserver. Méthode politique ou réalité sentimentale, peu importe aujourd’hui à nos yeux. Seul doit compter le résultat, et celui-là est un de ceux dont la France peut être fière. Nous avons beaucoup construit au Maroc, nous y avons tout respecté. Quel exemple que l’acuité de vue de Lyautey, en matière de protection des sites par exemple. Voici une note pour la région de Meknès, du 30 janvier 1920 : « Je viens de voir une installation en tôle ondulée et tuiles qui n’existait pas à ma dernière visite, qu’on m’a dit être une huilerie. Elle déshonore un des plus beaux paysages du Maroc. Comment le service des Beaux-Arts ne m’en a-t-il pas prévenu en temps utile pour empêcher ce vandalisme. Je l’ai vivement reproché au représentant des services des Beaux-Arts. La chose ne m’est certainement pas parvenue. Prière de retrouver l’origine et de voir sous quelle forme cette tare déplorable pourrait disparaître. » Je l’ai déjà dit, cette note était signée Lyautey. Et combien d’autres de même nature, que le temps limité dont nous disposons m’empêche de reproduire et de disposer, toutes empruntes de la même rigueur intellectuelle et de la même volonté.
Jusqu’à l’arrivée de Lyautey à Rabat, l’institution des Habous était en pleine anarchie. Ils se désintéressaient des immeubles dont ils avaient la gestion et souvent en collusion avec leurs concessionnaires, ils partageaient le montant des redevances qui auraient dû aller dans les caisses de l’institution. La fraude était facilitée par le fait que les nadirs, hommes pieux par définition, n’étaient tenus à aucune comptabilité, si bien qu’à l’installation du Protectorat, les recettes annuelles étaient environ de 32 000 pesetas, En 1933 le chiffre des recettes, était de 600 millions de francs.
* * *
Bien avant le nôtre, un hommage venu de haut était rendu à Lyautey pour son œuvre en faveur de ce peuple marocain qu’il avait tant aimé. En le reproduisant à votre intention, mon émotion était intense : sans doute la partagerez-vous. Voici donc ces paroles qui résument en peu de phrases tous les éloges verbaux et écrits formulés à la gloire de Lyautey.
« En venant admirer l’Exposition Coloniale, cette belle réalisation de votre génie, il nous est particulièrement agréable de profiter de cette occasion solennelle pour apporter notre salut au grand Français qui a su conserver au Maroc ses traditions ancestrales, ses mœurs et ses coutumes, tout en y introduisant cet esprit d’organisation moderne sans lequel aucun pays ne saurait vivre désormais. Pouvons-nous oublier en effet qu’à votre arrivée au Maroc, l’Empire chérifien menaçait ruine ; ses institutions, ses arts, son administration branlante, tout appelait un organisateur, un rénovateur de votre trempe pour le remettre dans la voie propre à le diriger vers ses destinées. En ménageant la susceptibilité de ses habitants, en respectant leurs croyances et leurs coutumes, vous les avez attirés vers la France par les nobles qualités : de votre cœur et la grandeur de votre âme. »
L’auteur de ces paroles, simplement équitables venant de lui, nous l’avons tous, peu ou mal, connu ou approché. Curieuse fin récente que celle de ce monarque, qui devait personnellement à Lyautey autant que son pays, et qui a tout de même dû éprouver quelque remords quand son entourage politique lui a arraché, peu de temps avant son trépas, la décision de faire du rénovateur du Maroc et de son épouse des rapatriés comme tant d’autres en ce moment.
Mais consolons-nous, ce n’est pas à notre front, que pourra monter le rouge de la honte. Au Maroc, dans son mausolée, Lyautey aurait fini par n’être plus qu’un souvenir estompé par la succession des ans. Peut-être même y aurait-il couru des dangers qu’il est préférable de ne pas évoquer ici. Aux Invalides est sa vraie place, à côté de ces belles gloires militaires, lui, ce prince lorrain qui, du Tonkin au Maroc, en passant par Madagascar et le Sud Algérien, avait tant contribué à donner un Empire à la France.
André REBREYEND.