À propos du procès Eichmann qui s'est ouvert à Jérusalem le 11 avril 1961.
Regards sur un procès
« Avant le nazisme, une autre Allemagne a existé. Et après le nazisme existe une autre Allemagne. On n’est responsable que des actes que l’on a commis. Nous nous refusons à faire porter aux enfants le poids des péchés de leurs pères. »
Ces paroles ont été prononcées à l’occasion du procès Eichmann. Elles prennent dans la bouche à laquelle nous les devons une incontestable grandeur. Elles nous viennent du représentant d’une nation martyre, d’une nation sur laquelle s’est acharnée la bestialité raciste, du président du Conseil israélien Ben Gourion en personne.
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Ces enfants allemands, que le Président israélien, dans un effort de justice qui de sa part est magnanime, se refuse à rendre responsables du crime de leurs pères, que pensent-ils eux-mêmes ? Il n’est guère difficile de le savoir. Ils ne se font pas interroger longtemps. Ils livrent tout de suite le fond de leur cœur, d’un cœur qu’emplissent à la fois le dégoût, l’amertume et l’incompréhension.
Le dégoût devant l’abjection qui, durant de longues années, a souillé leur pays. L’amertume devant l’injustice d’un verdict de condamnation qui s’abat sur toute l’Allemagne, sans discrimination entre les générations. L’incompréhension enfin et surtout, une incompréhension dans laquelle entre la colère devant la passivité de leurs aînés en face de l’horreur. « Comment tout cela a-t-il été possible ? Comment nos parents ont-ils laissé se faire tout cela ? Comment ne se sont-ils pas défendus puisqu’ils disent aujourd’hui qu’ils exécraient ce régime de honte ? Comment, si la révolte armée contre la dictature du crime était dangereuse, n’ont-ils pas au moins crié, craché leur dégoût ? Comment ont-ils laissé s’établir un silence qui était une complicité ? »
À la jeunesse qui parle de la sorte — et c’est presque toute la jeunesse d’Allemagne — les hommes qui ont vécu le sombre drame des années nazies, ont une défense simple et assez légitime à opposer. À la génération-justicière, la génération-témoin est en droit de répondre : « Vous parlez de ce que vous ne connaissez pas. Vous n’avez aucune notion des conditions de vie qui nous étaient faites sous Hitler. Vous nous reprochez notre silence. Savez-vous ce que pouvait coûter, sous le IIIe Reich, une parole imprudente ? Savez-vous ce qu’était la police nazie, cette Gestapo dont vous avez entendu vaguement parler alors que nous, nous l’avons vécue ? Avez-vous une idée du pouvoir qu’elle a possédé, de son ubiquité, de son infiltration dans tous les rouages de la vie ? Une idée de la puissance du bâillon de la terreur ? Il est aisé de condamner quand on n’a pas subi, quand on n’a pas connu l’étreinte de la peur au moindre coup de sonnette imprévu ».
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Le procès de Jérusalem a posé un problème dont l’importance déborde largement celle du « cas Eichmann ». Celle de la responsabilité, non plus d’un individu, mais d’un peuple. Que pouvaient les Allemands contre Hitler ? La réponse à ce fondamental point d’interrogation est assez simple. Elle tient dans quatre mots : tout avant, rien après. Les Allemands pouvaient empêcher Hitler, l’empêcher d’arriver, lui barrer la route du pouvoir. Et c’est ce qu’ils n’ont pas fait. L’Allemand moyen d’un certain âge, celui qui a aujourd’hui dépassé la cinquantaine, peut, s’il a le courage de jeter sur le chemin parcouru le regard amer de la lucidité, se dire en toute vérité que c’est lui qui a fait Hitler. Par ses applaudissements frénétiques au pied des estrades où surgissait son Führer. Par toute l’hystérie collective qui fut le fond sonore de la montée de la croix gammée. Et enfin, et de décisive manière, par ses bulletins de vote répétés. Car ce sont des urnes électorales qu’est sorti le IIIe Reich. Hitler a été le « dictateur légal ».
Armé avant la prise de pouvoir, le même « Michel » allemand (le nom que l’on donne volontiers outre-Rhin à l’Allemand de la rue, à celui qui, par la modestie même de sa condition, par son anonymat, est représentatif de son peuple) était désarmé après. Pendant des années, toutes les longues années durant lesquelles Hitler se préparait dans l’ombre avec la patience du fauve guettant sa proie, une proie qu’il ne veut pas effaroucher avant d’être sûr de son bond, l’Allemand a été maître de son destin. Quand il a été conscient du danger il était trop tard. Il ne s’est aperçu des griffes qui l’enserraient que lorsqu’il ne pouvait plus leur échapper. Il nous faut, rétrospectivement, admirer — avec horreur ! — la méthode, la sûreté progressive avec lesquelles fut lentement mis en place l’appareil de la terreur. Hitler a déployé un génie qui n’a peut-être pas d’égal dans l’Histoire dans l’exploitation de cette arme de toutes les dictatures : la peur. Une peur qui se traduisait dans le chuchotement d’un peuple auquel l’expérience avait appris le danger de parler, qui savait que les imprudences de langage menaient au camp de concentration.
Rappelons ici, à titre d’exemple fort éclairant, pris parmi des milliers d’autres, un dicton assez répandu en Allemagne et dans lequel une sorte de grinçant humour populaire se mêle curieusement à l’angoisse du drame :
Lieber Herr Gott, mach mich stumm,
Dass ich nicht nach Dachau komm !
(cher Seigneur, rends-moi muet, afin que je n’aille pas à Dachau).
Dachau a été, pendant longtemps, parmi les camps de la mort le plus connu de la masse allemande qui ignora jusqu’au nom des camps de destruction comme Mauthausen, Bergen-Belsen, Natzweiler, Ravensbrück ; qui ignora encore bien plus les grandes usines à crématoires fonctionnant en territoire polonais comme Auschwitz ou Treblinka.
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Arrêtons-nous à cette question, à la question cruciale qui domine de haut le procès de Jérusalem parce qu’elle engage profondément la responsabilité morale de tout un peuple. Que connaissaient les Allemands de l’abjection ? Que savaient-ils en particulier des camps d’extermination ? Nous venons de dire, parce que beaucoup d’Allemands nous l’ont dit au cours de conversations personnelles, que l’Allemand moyen ignorait l’assassinat méthodique et collectif qui restera la honte inexpiable de douze années d’Histoire allemande. Oui, des Allemands dont nous ne pouvions mettre en doute la sincérité nous ont dit cela. Il nous est cependant impossible de ne pas tenir compte d’autres témoignages, ceux-là diamétralement opposés et venant eux aussi de bouches allemandes. Pour que le lecteur soit mis en possession d’authentiques éléments de jugement, que l’on nous permette de citer largement des correspondances particulières. Nous nous excusons par avance de l’étendue des textes que nous allons produire, mais nous pensons qu’ils ne sont pas inutiles au dossier.
Un Munichois écrit :
« Il est exact de dire que nous étions désarmés devant le crime, mais faux de dire que nous ne savions rien. La disparition de millions d’êtres humains dans le silence et au milieu de l’ignorance de leurs contemporains représente une impossibilité du seul point de vue technique. Nous savions ce qui se passait derrière les murs des camps de concentration. Les destructions de vies humaines étaient publiquement flétries du haut de la chaire dans les églises. Ce qui nous échappait, c’était l’ordre de grandeur (Grössenordnung) du crime, le volume proprement impensable des exterminations. Et c’est là une des raisons pour lesquelles nous devons saluer les révélations d’un procès qui, en même temps, nous montre ce qui nous aurait attendus si nous avions gagné la guerre. »
Un autre Allemand cite le témoignage d’un de ses compatriotes vivant à l’étranger : « Tout ce que vous savez en Allemagne n’est qu’une très faible partie de la vérité. Il m’est toutefois impossible d’admettre que les Allemands, dans leur majorité, aient pu ignorer ces horreurs. Je compte revoir l’Allemagne cette année. Il me faudra un effort sur moi-même car il est impossible de savoir si le contrôleur du tramway, le garçon qui vous sert au café ou au restaurant, n’a pas, il y a dix-huit ans, pris sa part dans ces actes de bestialité. Je lis ici les feuilles allemandes. J’y trouve peu de choses sur le procès. Manifestement le journal tient à ne pas troubler la quiétude du lecteur. Lisez la presse anglaise et vous serez édifié jusqu’à l’écœurement sur ces abominations. »
Le correspondant qui cite ce témoignage d’un de ses compatriotes du dehors s’étonne comme lui des délais apportés en haut lieu en Allemagne à la révélation des atrocités nazies. Il dénonce les responsabilités en mettant brutalement le doigt sur la plaie : « Comment peut-on expliquer que la campagne massive de mises en accusations d’anciens nazis à laquelle nous assistons ne commence que quinze ans après le forfait ? Ignorait-on les tortionnaires ? ou ne voulait-on pas les trouver ? Les tardives révélations actuelles ont-elles leur origine dans la crainte qu’Israël ne prenne les devants sur la justice allemande en dénonçant les noms et adresses de criminels que l’on a voulu ignorer ? Pourquoi également tant d’anciens nazis notoires aux positions-clés de l’économie ? »
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Après ces points d’interrogation assez troublants, nous voudrions citer encore un témoignage particulier. Nous nous excusons, encore une fois, de la longueur du texte, mais celui-ci nous paraît d’un poids décisif :
« Je n’avais que dix ans en 1936, mais je me souviens parfaitement des conversations des grandes personnes quand la politique venait sur le tapis : « Tais-toi donc ! Tiens-tu à être envoyé ou à nous faire envoyer au camp de concentration ? » Ce genre d’avertissement était respecté. Personne, chez nous, n’avait envie de faire connaissance avec le camp de concentration. Chacun avait entendu parler d’un socialiste ou d’un syndicaliste qui avait déplu au régime et qui revenait du camp tondu et déchu physiquement et moralement. Dès le premier jour, les Juifs, bien entendu, furent beaucoup plus mal traités encore que les adversaires politiques du national-socialisme. Mais leur sort laissait, au fond, fort détachés nos braves gens auxquels il était très indifférent qu’ils dussent porter l’étoile jaune, qu’il leur fût interdit de chercher refuge dans les abris au moment des alertes et de s’asseoir sur les bancs portant l’inscription « Interdit aux Juifs ».
« Il s’est produit alors en Allemagne un phénomène collectif auquel personne ne pouvait se soustraire : un processus de dégradation morale et atteignant un peuple entier. Lentement, à doses progressives méthodiquement calculées, on faisait entrer dans la tête des gens que le Juif n’était pas un homme, mais un sous-homme (Untermensch), quelque chose comme une bête. Et quand les chambres à gaz fonctionnèrent massivement, la chose fut considérée comme un simple abattage de bétail. J’ai vu en Pologne, sur la place du marché de Plozk par exemple, Juifs et Polonais pendus à la chaîne. Les bourreaux n’étaient pas du tout nazis, c’étaient des types tout à fait gentils (ganz nette Kerle) qui, la besogne faite, allaient au cinéma et au café. Je les ai vu taper avec un gourdin sur le crâne des Juifs et des Polonais avec la même tranquillité que le paysan tapant sur la tête de son cochon quand il ne rentre pas assez vite à l’étable. Encore une fois, ce n’étaient pas des nazis qui se comportaient de la sorte, c’étaient le laitier d’aujourd’hui, le garagiste qui lave notre voiture. J’aurais peut-être agi comme ces hommes-là si ma chance n’avait pas été d’appartenir non aux formations policières mais aux troupes régulières. Le problème qui aujourd’hui me poursuit, m’obsède, c’est celui de la facilité pour l’homme de descendre à ce degré d’ignominie. Ortega y Gasset a écrit : « Tandis que le tigre ne peut rien changer à sa nature de tigre, l’homme est en danger constant de se déshumaniser ». C’est là, pas ailleurs, qu’est tout le problème des camps de concentration et des chambres à gaz pour les Juifs. Les coupables, ce n’étaient pas les « Eichmanns », c’était nous-mêmes. Le peuple allemand tout entier était complice. Ce peuple, il n’est pas vrai de dire qu’il était désarmé devant le joug qu’on lui imposait. Il lui a manqué de penser à se servir du pouvoir de protestation qu’il détenait. Nous avions des aumôniers militaires. Après avoir prêté le serment de fidélité au drapeau, nous nous rendions à l’église. Le curé ou le pasteur nous parlait du respect sacré que nous devions à l’engagement du serment. Je n’ai pas souvenance d’avoir entendu tomber du haut de la chaire les mots : « Restez des hommes ! ». Ils bénissaient les armes, y compris les revolvers avec lesquels le coup de grâce serait donné à une pauvre enfant juive. Maintenant l’occasion est passée !
« Je me trouvais il y a quelques jours dans un café de Hambourg, un café élégant. Me dirigeant vers une table libre, je pus saisir au passage quelques bribes d’une conversation tenue à la table voisine. Il y était question du procès Eichmann. Il y avait là deux hommes dans les soixante ans, accompagnés de leurs femmes. L’un des deux disait à l’autre : « Je n’ai rien contre les Juifs, mais tout de même… » Bien entendu, notre homme « n’avait rien contre les Juifs ». Bien entendu, il condamne aujourd’hui fortement les atrocités que le procès de Jérusalem a mis au grand jour. À l’en croire il n’a jamais rien su de toutes ces horreurs. Il n’était pas inscrit au parti. « Hitler, pense-t-il, était bien dans le fond l’homme qu’il fallait à notre peuple, mais malheureusement… » L’homme qui pense de la sorte est le même qui, dans les nuits d’alerte, disait tout bas dans l’abri à l’oreille de sa femme : « Ce vieux Lévy ne devrait tout de même pas avoir le droit de s’asseoir à nos côtés dans l’abri. Et puis regarde : son étoile jaune, il n’a même pas pris la peine de la coudre à la manche de son veston comme il se doit, il s’est contenté de la faire tenir avec des boutons-pressions ».
« Ces hommes-là, nous en avons aujourd’hui en Allemagne une quarantaine de millions. Des hommes comme nous tous. Des hommes qui ont eu, seulement, la chance qu’on ne leur ait pas mis une matraque entre les mains en leur donnant l’ordre de décharger les wagons de transport de Juifs destinés aux crématoires ».
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Nous relisons cette page brûlante écrite par un Allemand, par un prêtre allemand, sur son propre peuple, sur lui-même. Et à l’horreur devant le crime se mêle chez nous l’admiration devant le courage de cet impitoyable examen de conscience : « Les coupables n’étaient pas les nazis, c’était nous tous ». Un cri, venu du fond de l’être et qui ne s’accorde pas entièrement, nous avons le devoir de le dire, avec la parole souvent invoquée d’un autre Allemand dont nous ne sommes certes pas tenté de récuser le témoignage. Ce témoignage nous vient, en effet, d’un homme resté parfaitement pur au milieu de la nuit d’infamie que Hitler faisait descendre sur son peuple. Theodor Heuss, longtemps président de la République Fédérale, s’est élevé contre le verdict d’une responsabilité collective pesant sur l’Allemagne. Il a repoussé le mot de « faute collective » (Schuld) pour le remplacer par celui de honte (Scham).
Entre les deux positions, nous nous abstiendrons de trancher. Nous ne nous sentons pas habilités à juger, du dehors, de la mesure de responsabilité de l’Allemand moyen durant cette sombre césure de l’Histoire d’Allemagne que fut le IIIe Reich. Un verdict, pour être équitable, devrait tenir compte de facteurs internes dont il nous est difficile d’apprécier le poids de l’extérieur (la peur, trop compréhensible, la surveillance policière, etc.). C’est aux Allemands qu’il appartient d’être les juges d’eux-mêmes. Nous avons fait entendre quelques-unes de leurs voix. C’est à cette audition des seuls témoins qualifiés que doit, pensons-nous, se borner notre rôle.
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Le rétrospectif est stérile. Détournons un instant nos yeux du passé d’abjection et de souillure qu’a fait revivre devant nous le procès de Jérusalem. Essayons de laver notre pensée de l’horreur, de porter notre regard en avant et de peser le bilan de ces longues semaines durant lesquelles le destin a accordé à la victime cette rare revanche : faire comparaître son bourreau à son tribunal. Que restera-t-il, en Allemagne, de cet interminable défilé d’épouvante ?
Un de nos correspondants allemands terminait une lettre récente par ces mots amers : « L’antisémitisme sortira de ce procès accru et fortifié ». Nous nous refusons à souscrire à ce pronostic du désespoir. Notre correspondant a raison pour certains Allemands. Ces « irrécupérables », auprès desquels les plus sévères leçons de l’Histoire son vaines et qui, jusqu’à leur dernier jour, resteront prisonniers des sombres prestiges du IIIe Reich, ont déjà derrière eux la plus grande partie de leur vie. Leurs effectifs fondent tous les jours. Biologiquement condamnés, ils voient grandir une jeunesse qui se détourne d’eux comme de fossiles de l’âge tertiaire, ou d’incurables fous.
L’audition des disques reproduisant au gramophone les plus célèbres harangues hitlériennes est ici un test décisif. Quelle est la réaction de cette génération montante écoutant les rugissements du Führer qui ont fait entrer ses pères en transes ? Le haussement d’épaules de l’ennui. Bien plus souvent encore, presque uniformément, l’éclat de rire, qui est la condamnation sans appel. Ces jeunes se sentent séparés du IIIe Reich par d’incommensurables distances, par des distances planétaires. Les mots de « césure », de « fossé » sont ici beaucoup trop faibles. C’est d’abîmes qu’il faudrait parler.
En face du sombre pronostic que nous venons de citer, dont l’auteur voit l’antisémitisme sortant « fortifié » du procès de Jérusalem, que l’on nous permette de placer — et ce sera notre conclusion — le jugement d’un autre Allemand : « Quel doit être pour nous le résultat de ce procès ? L’extinction radicale, définitive, des dernières séquelles d’antisémitisme dans notre peuple. L’appellation « Juif » doit être sur nos lèvres aussi naturelle que l’appellation « Rhénan » ou « Berlinois ». Voilà la chance que nous offre ce procès. »
Nulle part l’Histoire ne marche plus vite que dans ce pays du mouvant, du devenir qu’est l’Allemagne. ♦