L’Afrique noire et le mythe chinois
À lire la presse occidentale, on a, depuis environ deux ans, l’impression de voir se dresser sur l’Afrique Noire un spectre qui grandit de mois en mois, à la façon des génies des Mille et une nuits : le spectre de la Chine communiste, avatar rouge du péril jaune. Il y a pourtant bien peu de Chinois en Afrique : quelques centaines en Guinée, quelques dizaines au Mali ou au Ghana, en mission diplomatique ou d’assistance technique. Quelques autres centaines en Afrique Orientale, ceux-là de « bons » chinois, c’est-à-dire des commerçants relevant officiellement de Formose ou de Macao. Beaucoup moins au total que d’Européens ou d’Américains de diverses nationalités, « colonialistes » ou non, ou même que d’Indiens ou de Syro-Libanais.
Présence intellectuelle ? Pas beaucoup plus apparente : la radio-diffusion chinoise en français et anglais n’est guère audible — et assez mal — que sur la côte orientale. Les publications de propagande, les périodiques comme Chine Nouvelle ne sont diffusés massivement que dans un petit nombre de pays, où ils agissent surtout sur la minorité lettrée. Il y a bien la multiplication des invitations touristiques à Pékin, qui jouent un rôle important, mais ne touchent en absolu qu’un petit nombre de gens recrutés en bonne part parmi les émigrés, étudiants d’universités européennes ou réfugiés politiques plus ou moins professionnels. Est-ce à dire que l’influence chinoise en Afrique est un mythe inventé en quelque sorte par auto-intoxication ? Nullement. Ce qui est plus ou moins mythique, ce sont les fondements de cette influence, ses motivations. L’influence elle-même est réelle, d’autant plus insidieuse et difficile à combattre que, justement, elle est plus discrète, plus insaisissable, et fondée sur des données d’autant plus incontestables qu’elles sont en quelque sorte immatérielles et impalpables. Ce mythe chinois n’est pas propre à l’Afrique, mais il y présente des caractères particuliers qui le distinguent assez nettement de sa version originale asiatique : celle-ci est, précisément, beaucoup moins mythique.
Aux yeux de la plupart des Occidentaux et de quelques Africains mieux informés, la Chine représente une menace. Au contraire, — et par cela même, symétriquement si l’on veut — d’autres Africains, sensiblement plus nombreux, voient en elle une promesse. Le communisme chinois est, pour ces Africains, un peu ce qu’est le communisme soviétique pour tous les Français, qui, sans adhérer au P.C. ni même connaître vraiment sa doctrine, votent régulièrement pour lui. Il est à noter que, dans la décennie qui a suivi la guerre, ce prestige soviétique s’étendait largement à l’Afrique noire : ce n’est que par la suite qu’il s’est trouvé relayé puis progressivement remplacé par l’influence chinoise, en partie grâce à une action consciente et délibérée de la Chine elle-même, en partie, grâce à des mécanismes sociaux et psychologiques plus diffus, qu’elle a utilisés plutôt qu’elle ne les a suscités. La défaite de Tchang Kai Tchek, la guerre de Corée, Dien Bien Phu marquent les degrés ascendants de cette influence, sa progression vers l’ouest. Après Suez, et surtout après l’option guinéenne de 1958, elle est définitivement implantée en Afrique.
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