Après une visite, le 15 novembre 1961, au Centre des hautes études de Défense nationale, au cours de laquelle il rappellait devant les membres de l'enseignement militaire supérieur les éléments essentiels de l'organisation des forces françaises, le général de Gaulle prononçait, quelques jours plus tard, à l'occasion du 17e anniversaire de la Libération de la ville, une allocution devant 80 généraux et amiraux et 2 800 officiers et sous-officiers dont nous donnons ci-après le texte intégral.
Allocution du 23 novembre 1961 à Strasbourg
Il est en France des lieux où la conscience nationale parle plus haut qu’ailleurs. Par une sorte de décret de la nature et de l’Histoire, Strasbourg est l’un de ces lieux-là, en vertu de deux motifs qui sont l’Alsace et le Rhin. C’est pourquoi le destin de la ville, arrachée en 1871, recouvrée en 1918, perdue en 1940, symbolisait le sort de la patrie. En 1944, il était donc d’un intérêt national capital que la ville fût libérée le plus tôt et dans les meilleures conditions possibles. Cela fut fait le 23 novembre et d’une telle manière que l’épisode revêtit un éclat exceptionnel.
À Strasbourg, se réalisait un plan d’après lequel, d’accord avec nos alliés, une grande Unité française, axée de loin sur la direction voulue, avait été mise à même de saisir l’occasion, au bon moment, par ses propres moyens. La Division était une Division blindée, d’abord parce que ce type répondait à l’entreprise, ensuite parce qu’il fallait, au point de vue de l’art et de l’Histoire, qu’un succès retentissant remporté par une de nos formations cuirassées vint compenser en quelque mesure, le désastre essuyé naguère faute que nous en avions eu alors de semblables et employées comme il fallait. Enfin, ce n’est pas sans raison que le choix s’était porté sur une Division dont le noyau était issu de l’élite de la France Libre, qui avait été complétée en Afrique du Nord par des éléments venus de la Métropole et brûlant de s’illustrer à leur tour, qui venait de libérer Paris et dont le chef était, au plus haut degré, doué du sens du combat, de l’audace, de l’autorité, grâce à quoi, parfois, s’accomplit une de ces prouesses qui font la fierté des armées.
On sait ce que fut celle-là. On sait comment, le 22 novembre, la Deuxième Division blindée, combattant et manœuvrant à travers les Vosges, saisit les débouchés de la plaine à Saverne et à Phalsbourg. On sait comment, le 23, elle mena vers Strasbourg une charge de 35 kilomètres, y pénétra par cinq côtés et rendit la ville à la France en faisant 15 000 prisonniers.
Mais ce qui donnait ce relief au succès du Général Leclerc et de ses troupes ce n’était pas seulement la réussite proprement militaire. C’était aussi la preuve apportée à la nation terriblement meurtrie et déchirée, qu’en fin de compte, après tant de troubles, ses soldats lui étaient fidèles. La libération de Strasbourg, comme, en même temps, la bataille menée en Alsace par la 1re Armée et les engagements sur la côte atlantique, comme, plus tôt, les combats victorieux de nos forces en Tunisie, puis en Italie, comme, auparavant, les exploits des Français Libres, en Érythrée, en Libye, au Fezzan, dissipaient des doutes pesants.
Résistante et combattante au fond d’elle-même en dépit d’un désastre momentané et des abandons publics qui le suivirent, la France voyait sa propre force reparaître pour la servir et ne servir qu’elle seule. Or, ayant vécu de longs siècles et de grands drames, elle sait que son armée ne doit être que la sienne et que, d’ailleurs, sans cela, il n’y a pas d’armée qui tienne. La loi de grandeur et de servitude se réalisait à Strasbourg. Malgré les vicissitudes des événements, les tendances diverses qui avaient été ressenties dans les rangs, les oppositions d’hier entre fractions militaires, les souhaits, parfois les regrets, voire les chagrins des individus, la loi de grandeur et de servitude s’accomplissait, une fois de plus, dans la gloire conquise à Strasbourg. La leçon est éternelle. Plus que jamais, elle s’impose aujourd’hui.
Car, au milieu d’un univers où tout est en jeu, voici la France de nouveau menacée dans son corps et dans son âme. La voici, à proximité presque immédiate d’un bloc totalitaire ambitieux de dominer et brandissant un terrible armement. La voici, tellement essentielle que, si elle se tient ferme et droite, le monde libre peut garder son espoir et sa cohésion, mais que si par malheur elle vient à fléchir, c’en est fait de l’Europe et, bientôt, de la liberté du monde. En aucun temps, la France n’eut à ce point le droit et le devoir d’être elle-même, ni tant besoin de ses soldats.
Il est vrai que les sirènes de la décadence l’appellent de-ci, de-là, à renoncer à être la France, s’irritent même qu’elle y prétende et l’engagent à s’en remettre aux buts et à la protection des autres. Ainsi, ferait-elle l’économie, non point de ses hommes et de son argent, ni, le cas échéant, de ses ruines et de ses sacrifices, mais de ses responsabilités, c’est-à-dire, de son indépendance. Il va de soi qu’une telle conception ne saurait être celle de notre pays qui a repris conscience de ce qu’il est et accroît, jour après jour, ses moyens et son rayonnement. Certes, l’alliance « atlantique » est absolument nécessaire. Certes, il serait bien utile que les grandes puissances de l’Occident concertent en permanence la politique qu’elles mènent en tout point de l’univers. Certes, il est indispensable qu’elles préparent ensemble l’action de leurs forces et, éventuellement, conjuguent leurs efforts de guerre. Mais, dans ce concert, cette préparation et cette conjugaison, la France doit garder sa volonté, sa figure et son armée, à elle.
Cela exige que notre puissance militaire soit organisée et dotée de manière à pouvoir agir suivant les conditions qui sont celles de notre temps. C’est dire qu’elle doit comporter un armement atomique, à moins, bien entendu, qu’il n’en existe plus nulle part. Car, si effrayants que soient ces moyens de destruction, et justement parce qu’ils le sont, un grand État qui n’en possède pas, tandis que d’autres en possèdent, ne dispose pas de son destin. Nous pourvoir de projectiles nucléaires stratégiques et tactiques et d’engins pour les lancer, tant qu’il y en aura ailleurs, c’est notre premier but en fait de défense. Nous sommes en marche pour l’atteindre.
D’autre part, comme l’éloignement relatif des continents ne cesse pas de se restreindre, il n’est plus, où que ce soit, de danger, ni de conflit, qui n’intéressent une puissance mondiale et, par conséquent, la France. Au surplus, sous des formes nouvelles adaptées à notre siècle, la France est, comme toujours, présente et active outre-mer. Il en résulte que sa sécurité, l’aide qu’elle doit à ses alliés, le concours qu’elle s’est engagée à fournir à ses associés, peuvent être mis en cause en une région quelconque du globe. Une force d’intervention terrestre, navale et aérienne, faite pour agir, à tout moment, n’importe où, lui est donc, bel et bien, nécessaire. Nous commençons à la réaliser.
Enfin, tout en nous rendant capables de porter au loin l’action de nos armes, encore devons-nous être prêts à assumer, sur terre, sur mer et dans les airs, notre défense immédiate. C’est là le troisième élément constitutif de notre puissance. Il y faut les forces voulues, comportant des noyaux actifs solides, complétées par la mobilisation et préparées à utiliser, pour combattre l’envahisseur, les possibilités du terrain et de la population. Voilà, au total, ce que doit être la défense nationale française et voilà ce qu’elle est en train de devenir.
Cette transformation de notre corps militaire est possible à mesure du changement qui s’accomplit outre-mer. Car tout se tient. L’immense mouvement qui emporte le monde et, d’autre part, le génie de la France, nous conduisent, nous aussi, à convertir en association les liens de colonisation que nous avions naguère noués avec maints peuples du dehors. Cela a été juste à temps, entrepris et réussi pour ce qui concerne onze États africains et la République malgache. Mais, tandis que nous y procédions, une rébellion acharnée se trouvait depuis des années déclenchée en Algérie, favorisée par le sentiment de la masse de la population, liée à la passion du monde musulman, aidée depuis par les États voisins, soutenue par toutes sortes de concours dans l’ensemble international.
En effet, la présence en Algérie d’une nombreuse communauté d’origine européenne, la forme d’administration qui y était établie, l’attachement de la métropole à l’égard d’un pays uni au nôtre depuis 130 ans, l’instabilité et l’incertitude du régime d’antan, avaient empêché la politique française de discerner et de vouloir, au moment où il l’aurait fallu, l’évolution nécessaire. En même temps, dans les cadres de l’armée, engagée partout en Algérie, certains éléments s’étaient, quant au but de leur combat, formés une conception limitée à leurs souhaits immédiats et au terrain où ils opéraient. Pour résoudre un problème qui, dans cette voie, n’avait point d’issue et risquait d’entraîner chez nous — on ne l’a vu que trop clairement — d’affreux déchirements intérieurs, il fallait que fût fixée la volonté de la France.
C’est ce qui a été fait. Croit-on que ç’ait été facile ? L’autodétermination, autrement dit la libre disposition des Algériens par eux-mêmes aboutissant à l’institution d’un État souverain, des garanties assurées aux Algériens de souche européenne, la coopération organisée de l’Algérie et de la France, ce fût, c’est, la solution arrêtée par le Chef de l’État, adoptée par le Gouvernement, approuvée par le Parlement, ratifiée par le peuple français.
Cependant, pour aboutir, dans des conditions conformes au dessein, à la dignité et à l’intérêt de la France, il fallait que jamais nos armes ne fussent mises en échec et, qu’au contraire, elles maîtrisent partout et toujours le terrain. Les ordres n’ont pas manqué d’être donnés, les moyens d’être fournis, constamment, en conséquence. En outre, et pour susciter, parmi les Algériens, — et il était grand temps, — des sentiments qui puissent servir à la future coopération, tout fut fait pour que notre armée protégeât la population, l’aidât à vivre et à se développer, multipliât avec elle les contacts de bon aloi. Qu’il se soit agi de combats ou bien de pacification, je dis ici, je dis bien haut, qu’au total, en Algérie, l’armée française a rempli sa tâche avec courage et avec honneur et que notre avenir, sur place, à l’intérieur de nous-mêmes et vis-à-vis de l’univers, en aura finalement dépendu.
Certes, chacun peut s’expliquer, — et moi-même le premier, — que, dans l’esprit et le cœur de certains soldats, se soient fait jour naguère d’autres espoirs, voire l’illusion qu’à force de le vouloir, on puisse faire que, dans le domaine ethnique et psychologique, les choses soient ce que l’on désire et le contraire de ce qu’elles sont. Mais dès lors que l’État et la nation ont choisi leur chemin, le devoir militaire est fixé une fois pour toutes. Hors de ses règles, il ne peut y avoir, il n’y a, que des soldats perdus. En lui, au contraire, le pays trouve son exemple et son recours.
Aujourd’hui, à Strasbourg, en ce jour anniversaire d’un des plus beaux faits d’armes de notre Histoire et en un temps grave et dangereux, j’affirme la confiance de la France en elle-même et en son armée.
Vive la République !
Vive la France ! ♦