Le Pacte atlantique et les forces de dissuasion nationale
En mai dernier, le général Beaufre écrivait dans la « Revue de Défense Nationale » : « Le raisonnement stratégique est devenu si complexe que les initiés eux-mêmes se perdent parfois dans son dédale. Que dire alors des non-initiés, troublés de découvrir les obscurités parfois volontaires et les contradictions des spécialistes ! » Ce que le général Beaufre disait du raisonnement stratégique, il semble bien que l’on puisse le dire de l’ensemble des problèmes nucléaires, dont les données majeures relèvent de ce que le général Gallois a appelé « la logique nucléaire » — formule laissant entendre que les concepts anté-nucléaires ne peuvent être adaptés à la situation présente par le seul jeu d’une extrapolation quantitative. Aussi bien n’est-il pas surprenant que les résultats de la récente conférence des Bahamas aient été mal compris, et que l’offre anglo-américaine à la France n’ait pas été placée dans ses véritables perspectives. Une mise au point paraît donc nécessaire, encore qu’elle risque d’être jugée très superficielle par les initiés, et trop « technique » par les non-initiés !
Depuis 1949, date de la création de l’OTAN, toute la stratégie occidentale a été fondée sur l’idée que l’on peut aujourd’hui éviter la guerre en décourageant un éventuel agresseur par la menace de représailles. En effet, à l’ère nucléaire la notion de défense s’identifie à celle de représailles puisque les engins défensifs que l’on possède ne permettent pas d’assurer, par interception ou destruction, une protection efficace contre les engins offensifs. Le gouvernement britannique tira très tôt les conséquences de cette révolution technique : en avril 1957 il publia un « Livre blanc sur la Défense », qui fondait la sécurité des Îles britanniques non sur les intercepteurs pilotés, mais sur la menace de représailles nucléaires en cas d’agression. Toutes les formes classiques de la défense se trouvent aujourd’hui dépassées par les pouvoirs de l’attaque. Il en sera ainsi aussi longtemps que l’on ne pourra pas disposer d’engins anti-engins. Depuis que l’Union Soviétique, avec ses missiles intercontinentaux, dispose des moyens de frapper le continent américain, les États-Unis ont, à leur tour, adopté la thèse de la défense par menace de représailles.
Si les dirigeants soviétiques avaient déclenché une agression contre un des pays membres de l’OTAN leurs forces auraient dû, au même moment, détruire toutes les bases et tous les moyens de représailles des États-Unis, sinon leur propre territoire aurait été l’objet de représailles nucléaires « totales », c’est-à-dire visant non seulement les dispositifs militaires, mais aussi les centres économiques et les villes. M. Foster Dulles parlait alors de « représailles massives ». Or cette destruction totale et simultanée était et reste mathématiquement impossible : ces bases et ces moyens de représailles sont dispersés sur un espace géographique s’étendant du Cap Nord au Caucase, des rivages du Pacifique au cœur de l’Allemagne ; de nombreuses bases sont secrètes, mobiles ou souterraines ; une partie du « Strategic Air Command » est continuellement en vol afin de survivre à une éventuelle attaque-surprise ; dans l’état actuel des techniques le sous-marin à propulsion nucléaire équipé de fusées « Polaris » est une arme pratiquement imparable, etc… Quelles qu’aient pu être la forme et l’ampleur de leur action, les dirigeants soviétiques étaient assurés de provoquer la destruction de leur propre pays. Sans doute auraient-ils pu infliger aux États-Unis et à leurs alliés de graves dommages. Mais, placés devant ces deux certitudes : dommages sur le territoire des États-Unis et des autres pays membres de l’OTAN, destruction de l’U.R.S.S., ils ont reculé. Le « risque total » qu’ils auraient pris leur a paru trop élevé par rapport à l’enjeu de la lutte qu’ils auraient engagée.
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