À propos de l'article de Jean Barets « Principes théoriques d'une troisième philosophie : l'objectivisme » (chapitre tiré de son ouvrage La fin des politiques) dans le numéro de janvier 1963. L’auteur, après une critique de la logique cartésienne appliquée aux sciences, présente une nouvelle méthode de raisonnement : l’objectivisme. Nous avons reçu les deux correspondances ci-après auxquelles M. Barets répond par une courte note intitulée : « Précisions sur l’objectivisme ».
Correspondance - Pourquoi l’objectivisme ?
Pourquoi l’objectivisme ?
La lecture, dans la Revue de Défense Nationale, d’un des chapitres essentiels de l’essai de M. Jean Barets, intitulé « La fin des politiques », nous incite à quelques réflexions.
L’Intelligence est le propre de l’Homme. Le raisonnement logique est un moyen et non un vouloir. Ce moyen ne peut être qu’un divertissement plus ou moins valable pour chaque être humain ; ce qui compte c’est l’homme. Il est à la base de toute cellule, de la tribu à la nation, de l’individu à la famille, du bras à l’usine.
L’homme ne doit pas être le spectateur d’une nature perçue « objectivement », mais doit demeurer le façonneur du monde. Nous ne citerons pas les exemples nombreux de transformation de la nature du fait de l’homme, transformations industrielles, agricoles, artistiques ou spirituelles.
Descartes, par son dualisme et son essentialisme, peut dérouter. Il n’est pas ange mais homme. Il ne faut pas chercher à le diviniser mais être attentif à ses écrits qui sont préférables à une expérimentation souvent avortée, car les données premières ne sont pas nécessairement objectives. Montaigne, cet humaniste introspectif, nous explique que « quand la raison nous fait défaut, nous y employons l’expérience qui est un moyen plus faible et moins digne… ».
Certes, dans le laboratoire, l’expérimentation est indispensable, mais la recherche scientifique demande d’abord une thèse que l’analyse conduit vers une synthèse. L’analyse est un moyen qui ne doit être ni origine ni but. Nous citerons Sénèque : « Il n’y a plus que confusion dans ce qu’on divise jusqu’à en faire de la poussière ».
Et pourquoi distinguer l’Art de la Science ; l’Art c’est l’ensemble de connaissances tendant à la création d’une conception ; la Science, c’est l’ensemble de connaissances coordonnées vers un objet : à l’un, une idée, à l’autre la matière. Mais en l’Homme, l’Idée et la Matière sont indivisibles. L’étude d’une Passion est à la fois Art et Science.
L’objectivisme de M. Jean Barets est séduisant. Cependant, cette théorie oublie qu’à la base existentielle de la Vie, sous toutes ses formes, il y a l’Homme.
Écouter est indispensable, mais il faut agir simultanément. Les faits se présentent à l’être humain, subjectivement, par ses sens, son entendement et sa passion. L’homme n’est pas un cobaye sur lequel s’applique une autocritique si objective qu’elle soit. Quant à la Politique, véritable Art, elle ne peut être absolue car elle est par définition un raisonnement sur les affaires publiques. Elle ne constate pas, elle s’appuie sur des faits humains et matériels pour évoluer : le technocrate est le commis du politique. Si l’homme n’a plus confiance en l’Homme, qu’il disparaisse ! La tolérance est le propre de l’homme dans ses actions autres qu’animales. « L’esprit sectaire et étroit des passions politiques actuelles » est le fait d’êtres des temps révolus, l’objectivisme ne leur apportant rien. Les jeunes, eux, tôt ou tard, savent que la volonté d’imagination permet de faire de grandes choses.
Il ne subsiste pas un espoir, mais il y a l’espoir, la foi en la vie ; le hasard, lui-même, est une Volonté. Bref, sans détruire quoi que ce soit, dans le sens de l’avenir, nous résumerons notre néo-humanisme par le concept, puisqu’il en faut, de Volontarisme existentiel.
L’Homme est avant tout Vie, ou plutôt volonté de vie. Il est notre dieu universel, à quelque race, à quelque société, à quelque famille que nous appartenions. Il est tout puissant. Si l’être humain se sent tout petit, c’est qu’il veut atteindre un idéal, un sage Bonheur. L’humanisme, c’est l’Homme pour l’homme. N’est-ce pas le but de toute Science, de tout Art, de tout entendement d’imaginaire.
L’Homme politique doit, non point prédire, mais prévoir une évolution à long terme, comme le physicien, dans la mesure où son entendement perçoit les contextes futurs. Dans la Science, également, un grand nombre de paramètres reste inconnu ; les études des grands savants, dans le domaine de la physique des nuages, en sont une preuve.
Ni la logique de Descartes, ni le matérialisme de Karl Marx, ni la méthode expérimentale de Claude Bernard, ne sont, indépendamment les uns des autres, nécessaires et suffisants. « Être objectif c’est rester honnête devant les faits », certes, mais c’est aussi être humainement passif, c’est être l’homme-machine, emprisonné par les concepts des autres. La Science utilise avant tout l’Imagination ; comme l’Art, elle se doit d’être humaniste.
Dans l’Usine, la base est le technicien, comme le bras la machine, mais l’évolution créatrice est l’esprit, c’est-à-dire l’Homme. La médecine, aujourd’hui, soigne plus le système neuro-végétatif que les organes. Pour chacun de nous, la vie doit être l’homme ; cette unicité de l’âme et du corps, c’est une volonté de progrès, une volonté d’amour, une volonté de bonheur…
Pierre d’Amazy
Les fins et les moyens
Je réponds bien volontiers à la suggestion faite par la Revue de Défense Nationale de discuter les idées présentées par M. Jean Barets dans son livre « La fin des Politiques » et plus spécialement dans son article sur « L’Objectivisme ».
Des tentatives comme celles de M. Barets me paraissent en effet dans le sens du mouvement de pensée dont notre époque a besoin. Contrairement à ce qui s’est passé à d’autres époques (aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles notamment) les idées sont aujourd’hui en retard sur les faits ; ceux-ci évoluent avec une rapidité terrifiante et il nous manque cruellement un corps de pensée qui nous permette de les dominer et de les ordonner.
Les concepts anciens sont très évidemment dépassés. Nos pouvoirs sur la Nature se sont extraordinairement accrus et nous avons la sensation pénible de ne pas savoir vraiment pour quelles fins et par quels moyens nous devons les utiliser. Nous sommes entraînés par le progrès technique dans une spiralisation de conséquences qui font éclater les anciennes normes. Il nous faut absolument retrouver la maîtrise de l’évolution que nous avons déclenchée, un peu comme l’apprenti sorcier, si nous voulons éviter de nous laisser engager dans des voies qui pourraient être fatales à notre civilisation et même à l’humanité tout entière. C’est dans cet esprit — mais avec un objectif plus limité — que je me suis attaché à l’étude de la Stratégie (1), et je suis très heureux de constater qu’il existe, ici et là, des préoccupations analogues.
J’ajoute que, comme M. Barets, je ne suis pas un spécialiste de la philosophie, ce qui me permet comme lui d’aborder un sujet d’une telle ampleur sans les inhibitions que ne manquerait pas de me donner une connaissance plus complète des subtilités dans lesquelles cette antique discipline me paraît se complaire actuellement, donc avec la naïveté nécessaire pour tenter d’apercevoir les conclusions pratiques dont notre époque a le plus grand besoin.
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Cela dit, les réflexions que suggère l’essai de M. Barets sont de plusieurs ordres. Il y a dans son livre une foule d’idées intéressantes, je voudrais me limiter ici à ce que je crois être l’essentiel.
« L’objectivisme » proposé se présente comme une philosophie, alors qu’il n’est en réalité qu’une méthode. La distinction est d’importance, et c’est sans doute faute de l’avoir clairement assimilée que, partant de la méthode cartésienne, puis scientifique, nous avons mis en branle tout le processus d’évolution que nous subissons — et dont nous bénéficions — sans avoir suffisamment reconnu le besoin d’une philosophie directrice. Philosophie veut dire sagesse. Son domaine est celui de la recherche des fins à atteindre. La méthode, elle, se rapporte au choix et à l’emploi des moyens. Une méthode sans philosophie conduit à une progression dans le possible, généralement selon les directions les plus faciles, et pas nécessairement les meilleures (comme nous le constatons actuellement). Une philosophie exprimée ou instructive est donc aujourd’hui indispensable. C’est la boussole du navigateur.
« L’objectivisme » dès lors, ne saurait s’affranchir de cette boussole, c’est-à-dire que l’objectivité ne peut pas être totale. La critique du sectarisme est facile et en grande partie justifiée, mais que dire de dirigeants qui n’accepteraient aucune référence à des principes reconnus et se croiraient libres d’expérimenter n’importe quoi — comme les nazis dans les camps d’extermination ?
Je sais bien que la critique de M. Barets porte sur le fait qu’il semble impossible aujourd’hui d’assigner des buts logiques à une activité humaine dont l’évolution nous échappe, et que ce qu’il appelle les philosophies politiques lui paraissent inadaptées à cette évolution. J’ai dit plus haut que je partageais ce point de vue, mais pour le déplorer et non pour le reconnaître inévitable. On ne peut pas résoudre ce problème en renonçant à toute philosophie directrice et en allant les yeux fermés là où le hasard du progrès nous mènera. Car tous les jours nous avons des choix à faire dont les conséquences peuvent être des plus graves (l’arme atomique en est le meilleur exemple ; la pasteurisation en est un autre). Renoncer à une philosophie, c’est admettre que la providence nous mène nécessairement vers la meilleure solution, et nous savons très bien, ne serait-ce que par nos expériences individuelles, qu’il n’en est rien. Le débat ne peut pas être résolu par la négative. Malgré les difficultés particulières à notre époque, il nous faut absolument un corps de morale et d’idées directrices. Aucun « objectivisme » ne peut s’en passer.
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Dans le domaine de la méthode, M. Barets soulève des problèmes très intéressants. La difficulté des problèmes sociaux, économiques et politiques réside en ce qu’ils sont d’une complexité infinie et d’une mouvance constante. Nous ne pouvons donc pas les définir complètement. Faisant arbitrairement choix de quelques variables mieux connues, nous faussons la réalité et nos conclusions deviennent sans portée.
La méthode analytique cartésienne qui voulait disséquer le phénomène jusqu’aux évidences, échoue devant cette complexité. La dialectique marxiste-léniniste, mieux adaptée à l’aspect dynamique et cinématique des équilibres sociologiques se perd également dans le nombre toujours croissant des ramifications et des oppositions. Grâce aux machines électroniques, on peut déjà contrôler un problème comportant — paraît-il — 50 000 paramètres. Ne peut-on dans cette voie arriver à une probabilité suffisante de succès dans les prévisions ? Peut-être, mais si nous gagnons du terrain, il est à craindre que l’on se heurte au fait que nos paramètres varient non seulement en valeur mais aussi en nature. D’ailleurs, toute recherche de ce genre repose sur un déterminisme parfait qui est fort loin d’être admissible. Tout phénomène humain ne peut faire abstraction du libre arbitre des individus, quelle que soit la constance de certains résultats statistiques. Il est sans doute utopique de rechercher une méthode absolue. Mais on peut certainement améliorer l’étude de la conjoncture.
M. Barets propose une méthode expérimentale. L’idée a priori est attirante et comporte sans doute un large champ d’application. D’ailleurs, qu’ont fait les Soviétiques sinon une expérimentation sociale d’échelle gigantesque, avec une « objectivité » qui leur a permis de supprimer la monnaie, de la rétablir, de passer du collectivisme pur à la N E P, puis à l’industrie lourde, à la recréation d’un système bancaire, etc. ? D’ailleurs encore, qu’est-ce que la politique sinon une expérimentation constante ?
Ce qui est constructif dans l’idée de M. Barets, c’est la notion d’une méthode critique de l’expérimentation substituée à l’empirisme des réformes et à l’apriorisme des jugements politiques. Ce positivisme de l’action ouvre certainement des possibilités accrues.
Mais il est évident que l’expérimentation dans le domaine socio-économique se heurte aux mêmes difficultés de principe que l’étude rationnelle de la conjoncture : les conditions réunies dans une expérimentation ne se reproduiront jamais deux fois. L’expérience de la Russie Soviétique se transforme en Yougoslavie ou en Chine ; ce qui a réussi en 1924 échoue en 1960, etc…
Il faut en prendre notre parti. S’il peut exister un corps de connaissance de plus en plus dense susceptible de constituer une science socio-économique, l’application demeurera toujours un art soumis à l’intuition et à la chance. Notre comportement doit devenir infiniment plus rationnel et plus techniquement justifié qu’il ne l’est aujourd’hui où nous gérons nos affaires avec l’empirisme primitif hérité des âges précédents. On améliorera, on réduira la part d’aléas, mais on restera très loin de la certitude. Le génie des chefs devra toujours s’efforcer de suppléer à l’infirmité de nos prévisions.
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Si j’ai cru utile de présenter ces quelques observations c’est parce que je suis sûr que des essais comme « La fin des politiques » défrichent le terrain dans des directions fécondes et aussi parce qu’il me paraît nécessaire de placer ces premiers élans d’une pensée qui cherche à être neuve dans un cadre plus rigoureux.
Notre époque enfante une civilisation nouvelle dont les concepts restent à définir. La page est encore presque blanche, mais déjà quelques tendances se font jour. De même que le XVIIIe siècle a été rationaliste, le XIXe scientiste et matérialiste, ce XXe siècle finissant à la tentation d’un « technicisme ». Ce serait une nouvelle erreur par excès. La technique est très puissante, nous le voyons bien, mais ce n’est qu’une servante. Ce qui compte c’est le but, l’idée, donc la philosophie.
Général Beaufre
Réponse de Jean Barets
Précisions sur l’objectivisme
Les deux lettres précédentes appellent de ma part beaucoup de précisions. Je suis, cependant, très heureux de l’occasion qu’elles me donnent de détruire certains préjugés que révèlent mes propos chez mes interlocuteurs. M. d’Amazy essaye de situer l’Homme et tente de lui redonner une position centrale. Il inclut, dans son propos, toute la querelle du « littéraire » et du « technicien ». Examinons de près cette querelle :
L’homme, but ou moyen
Le littéraire et le technicien sont tous deux d’accord, Monsieur d’Amazy, pour que l’homme occupe, si possible, la position centrale et motrice de notre civilisation.
Cependant, le littéraire, qui aime les mots et les belles phrases, se contente d’un acte de foi. En tête de son propos, il inscrit son désir. Devant toute tentative de discussion d’un opposant, il s’écrie « Vade retro satanas » et sa foi se contente de la proclamation de ce dogme.
Le technicien, lui, est habitué à travailler sur de la matière, sur des faits. Il sait qu’un beau discours ne produit jamais d’effet sur les lois de la nature, de la civilisation ou de l’industrie. Il constate que, de nos jours, l’homme n’est plus maître de la machine économique.
Cette constatation lui déplaît, mais il sait qu’en se voilant la face, il n’entreprend pas une action suffisante pour stopper ce danger.
Il tente donc d’endiguer l’évolution pour que celle-ci ne balaye pas l’homme malgré les beaux discours.
Pour cette raison, je pense, Monsieur d’Amazy, que l’amour de l’homme ne constitue, chez les littéraires, qu’un amour platonique, non créateur de vie humaine. Le technicien aime l’homme, d’un amour plus charnel et veut continuer à choyer l’être qu’il aime. Il tentera donc de le protéger.
Permettez-moi une comparaison, Monsieur d’Amazy : quand un avion pique sur des soldats et les mitraille, le chef d’unité peut choisir entre deux attitudes :
1. Adresser à l’humanité un discours lui représentant que cette mitraille technique ne laisse pas à l’homme sa véritable place ;
2. Ordonner à ses soldats de s’allonger dans un fossé pour limiter les dégâts et leur permettre, après ce mauvais moment, et après la guerre, de redevenir des hommes.
Dans un tel exemple, évidemment, tout le monde adopte la position 2. Le danger, dans ce cas, reste, en effet, évident.
Je pense que de nos jours, le progrès technique et la montée d’une technocratie non préparée à sa tâche, présente un danger effectif. J’essaye de limiter les dégâts pour, après l’orage, récupérer la possibilité de redonner leur place aux hommes. Je compose avec les événements pour les dévier.
Car, voyez-vous, Monsieur d’Amazy, le progrès technique, de nos jours, est exponentiel. Il ne le restera pas éternellement, car son cycle correspond à des séries de courbes du type ABC. Nous vivons, depuis deux siècles, la partie AB de cette courbe.
Dans quelques décades, nous aborderons la partie BC de cette courbe. Ceci n’est pas une vue de l’esprit et peut se démontrer facilement. (Si la courbe AB se prolongeait sans inflexion, nous aboutirions à des impossibilités numériques. Par exemple, le nombre d’ingénieurs ne peut dépasser le nombre total d’habitants d’un pays.)
À ce moment, les sciences humaines pourront rattraper le progrès technique et le contrôler. Encore faut-il pour cela que nous n’ayons pas adopté l’attitude stérile n° 1 de mon petit dilemme précédent.
Vous nous dites « si l’homme n’a plus confiance en l’homme qu’il disparaisse ». Si je comprends bien, vous adoptez une troisième attitude. Devant l’avion qui attaque, vous vous suicidez ! Alors, je vous le demande, qui a le plus confiance dans l’homme ? Celui qui espère qu’il surmontera le drame et essaye de lui faciliter le passage de cette épreuve ou ceux qui vivent de discours et de belles phrases mais qui, en cas d’insuccès de ces discours, parlent de disparaître !!
Un mot encore pour l’Art et la Science.
J’appelle « science » une vérité distincte des hommes qui l’interprètent. Par exemple, un astronome de Melbourne et un astronome de Paris prédiront une éclipse à la même seconde, quel que soit leur caractère, leur pessimisme ou leur optimisme. Dans la science, la vérité devient suffisamment connue des hommes pour rester distincte de l’opérateur.
Dans l’Art, au contraire, l’homme joue un rôle personnel dans le résultat obtenu. Un économiste ne prédira pas le même déroulement d’événements que son collègue d’un pays voisin. Ce n’est donc pas une science qu’ils manient, mais un Art. C’est parce que la sociologie, l’économie et la politique ne constituent que des Arts et non des sciences que je tente l’objectivisme. Relais provisoire permettant d’attendre leur transformation en sciences.
La méthode
Le propos du Général Beaufre reste beaucoup plus proche de mes propres idées.
Comme lui, je pense que l’inhibition des spécialistes, par leur propre connaissance, les sclérose. Le littéraire et le philosophe sont tellement inhibés par l’homme et sa philosophie qu’ils en oublient de le défendre.
Je concède volontiers au Général Beaufre, que l’objectivisme constitue, à vrai dire, une méthode et non une philosophie. Cependant, contrairement à ce que vous indiquez, mon Général, l’objectivisme comporte un but philosophique :
Celui-ci consiste à appliquer cette méthode qui arrache l’homme à l’intolérance destructrice du politique pour lui permettre de survivre au progrès exponentiel jusqu’à ce que l’accalmie survienne.
Elle n’a d’autres prétentions, mais cette ambition en vaut une autre. Survivre peut constituer un but momentané.
Enfin, vous indiquez que « l’application demeurera toujours un art soumis à l’intuition… » je suis heureux de le lire, car c’est là encore que les hommes de sciences font plus de confiance à l’homme que le politique. Je prépare, en ce moment, un autre ouvrage, dans lequel j’expose mes idées sur ce point. Je n’en dirai ici que quelques mots. Le lecteur m’excusera de les présenter sous la forme d’une série résumée de constatations psychologiques ou biologiques :
1. L’intelligence n’est autre que l’exploration spatiale et temporelle des paramètres enregistrés dans les neurones cérébraux ;
2. Il semble que l’intelligence consciente ait du mal à dépasser un raisonnement qui intègre plus de quelques dizaines de ces paramètres ;
3. Les complexes conduisent au refoulement dans l’inconscient de certains paramètres gênants. Donc, l’exploration consciente ne consultera plus ces paramètres dans les raisonnements futurs ;
4. L’exploration inconsciente s’inquiétera donc d’un plus grand nombre de paramètres. De plus, il semble que le cheminement intuitif soit capable d’intégrer plusieurs centaines de paramètres ;
5. Enfin, il existe peut-être aussi une communication de l’inconscient personnel et de l’inconscient collectif qui constitue encore une source d’enrichissement de l’inconscient personnel et de ses neurones.
Pour toutes ces raisons, je ne crois pas à la logique quand elle n’atteint pas le niveau d’une science complète et je crois à l’intuition.
L’objectivisme officialise cette intuition, mais ne la considère pas comme dogmatique et se réserve le droit de l’abandonner si son action sur l’homme devient néfaste.
Là aussi, le politique qui croit en sa théorie et critique les hommes au lieu de critiquer leurs théories, me paraît abandonner et mépriser l’homme beaucoup plus que le technicien objectif.
Conclusion
Il faut conclure. La technique existe, je n’y puis rien. Elle a conditionné les guerres et conditionne maintenant la paix. Je pense, en effet, que la guerre idéologique eût éclaté maintenant, sans la bombe H. Ce n’est pas Kennedy et Khrouchtchev qui viennent de décider la paix à Cuba. Ce sont les savants qui ont mis à leur disposition les formidables jouets nucléaires qui les y obligent.
Ce ne sont pas les discours des chefs d’État qui accroissent le revenu individuel, ce sont les découvertes techniques qui permettent à la productivité de croître, donc aux prix de baisser. Ford et Citroën ont fait plus pour l’automobile bon marché que tel ou tel texte législatif et les bons discours.
Le rôle du politique, devant ce déferlement, doit être celui d’un homme qui endigue le torrent. Il ne le crée pas ; il ne le commande pas, mais il peut le canaliser, éviter les dévastations irréversibles et gagner du temps en attendant que la courbe du progrès atteigne la zone BC de la courbe donnée plus haut et que le progrès des sciences humaines puisse redonner à la philosophie, son rôle de « science des sciences ».
Pour ce métier de lutteur, il faut des hommes rudes, caractériellement forts, reconnaissant les faits (mêmes déplaisants), et non le déferlement d’une verbologie prétentieuse, perdue dans les nuages.
Je dirai donc au Général Beaufre que je ne renonce pas à la philosophie. Je vis en l’attendant. Je dirai aussi à M. d’Amazy, que j’ai foi en l’homme, en l’avenir. C’est pourquoi je lutte pour celui-ci au lieu de me désespérer.
Nous pouvons agir pour rendre l’homme libre ou mourir quand il ne sera plus libre, par suite de notre inaction.
Mon choix est fait. Et le vôtre, ami lecteur ?
Jean Barets
(1) Cf. « Introduction à la Stratégie ».