Permanence et variations de la stratégie britannique (I)
Montrer que l’histoire de la Grande-Bretagne fut moins continue et moins unie qu’on ne le croit communément, ne constitue en rien une entreprise paradoxale, en tout cas dans l’ordre militaire. Les faits sont là. Ils présentent plus de complexité, ils sont plus chargés de contradictions, que ne le retiennent ces synthèses sommaires qui, au lieu de les prendre dans leur enchevêtrement, partent d’une formule simple : l’Angleterre est une île. Mieux vaudrait parler de deux îles. Car, sans insister sur Man, Jersey, Guernesey, Sercq et Aurigny, il y a l’Irlande, dans laquelle les Anglo-Saxons ont commencé à s’installer au XIIe siècle. Ils furent longtemps une poignée en face de la population celte et, au Moyen-Âge, les luttes intérieures dont cette seconde île fut le théâtre, ne jouèrent pas de rôle stratégique notable. Quand, à l’époque de la guerre de Cent Ans. il arrivait que les Français pussent espérer voir l’Angleterre prise entre deux ennemis, ne s’agissait-il pas d’eux-mêmes et des Écossais, parfois d’eux-mêmes et des Gallois mal soumis, plutôt que d’une action des clans irlandais ?
Vint le XVIe siècle, la Réforme. À la différence des traditions, à la différence des langues (alors très nette, mais de peu d’importance dans le concept de l’époque), s’ajouta la différence des religions : en face des Anglais, des Gallois, des Écossais, devenus en grande majorité protestants, les Irlandais restèrent catholiques. Comme c’était le temps où l’Europe de l’ouest et du centre, l’ancienne chrétienté latine, entrait dans l’ère des guerres de religion, leur position entraîna des répercussions durables. Vers 1580, Elisabeth, la reine qui affermit la réforme anglicane, commença à renforcer le système des « plantations », l’installation dans l’île de landlords ou de fermiers anglais, superposés ou substitués aux autochtones dépossédés ou massacrés. Le processus fut intensifié au XVIIe siècle, mais les protestants originaires d’Angleterre — ou d’Écosse, les deux royaumes ayant le même souverain depuis 1603 — ne furent jamais qu’une faible minorité, sauf autour de Belfast ou de Derry, devenu Londonderry en l’honneur de la cité de Londres, dans une partie des comtés du nord, l’Ulster. Et contre les nouveaux venus, l’hostilité des vrais Irlandais, de souche celte mais de moins en moins de langue celte, se confirma.
Jusqu’à la découverte de l’Amérique, l’île du bout du monde n’occupait pas une position stratégique. Les relations maritimes de l’Angleterre étaient en effet tournées vers le sud ou vers l’est, vers le golfe de Gascogne et à travers la Manche ou la mer du Nord. Les choses changèrent au XVIe siècle, surtout à l’époque d’Elisabeth, quand les Francis Drake et les Walter Raleigh commencèrent à disputer les océans aux Espagnols et aux Portugais, alors soumis à un même roi. Dès lors, la contre-action catholique chercha à se servir de l’Irlande pour encercler la grande île qu’elle couvre à l’ouest. Treize ans après l’échec de la tentative espagnole de débarquement en Angleterre, l’affaire de « l’invincible Armada » de 1588, Madrid inaugura la politique d’appui ouvert aux révoltes irlandaises : en 1601, don Juan d’Aguila et 3.000 soldats s’installèrent à Kinsale, un port du sud. L’énergie anglaise en eut vite raison. C’est dans des conditions d’alliances européennes bien différentes qu’eut lieu le principal effort de ce type. Pour comprendre ce qu’il fut, il faut se rappeler l’histoire mouvementée de l’Angleterre du XVIIe siècle, intronisation de la dynastie écossaise des Stuarts, révolution puritaine de 1639-1660, restauration de Charles II, avènement de son frère — le catholique duc d’York, Jacques II. Ceci se passait en 1685. Trois ans plus tard, le roi papiste fut renversé par son gendre, le très protestant stathouder de Hollande. En 1689, Guillaume d’Orange prit la couronne, conjointement avec sa femme. Mais on était au plus fort de la haine de l’Europe réformée contre Louis XIV, persécuteur des huguenots, et le roi Stuart, qui s’était réfugié en France, fut vite ramené en Irlande, précisément à Kinsale, avec l’appui des forces de Sa Majesté Très Chrétienne. La population catholique lui était toute dévouée, un parlement l’acclamait à Dublin. Mais Londres réagit avec vigueur. Guillaume III en personne débarqua à Carrickfergus. près de Belfast, dans la partie la plus protestante de l’île, fort loin des parages où opéraient les escadres fleurdelysées. Vainqueur sur la rivière Boyne, près de Drogheda — un nom tragique qui rappelle la déportation et le massacre qu’y ordonna Cromwell en 1649 —, le roi calviniste n’en était pas moins dans une situation difficile car, la veille, 10 juillet 1690, la flotte de Tourville avait remporté dans la Manche, au large du cap Beachy Head, Bézeviers, une des rares grandes victoires navales des annales françaises. Mais Jacques II et les Irlandais se découragèrent. Le Stuart revint auprès de Louis XIV. Deux ans plus tard, il vit les vaisseaux du Roi Soleil détruits sous ses yeux, sur la côte de la Hougue, et, se souvenant du temps où il était à la tête de la Royal Navy, il ne put dissimuler un mouvement d’orgueil anglais. Il allait vieillir au milieu de sa cour de réfugiés, dans le château de Saint-Germain-en-Laye, mais son pays régnait, sur les mers…
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