Siècle de Damoclès
Publié par le Club de Grenelle, ce petit livre présente un dossier accessible et clair sur une question complexe et controversée : la force nucléaire stratégique française, tout en évitant de défendre une thèse particulière parmi d’autres. De fait, en classant sous quelques grandes rubriques les données actuelles du problème, l’ouvrage éclaire de façon vivante et parfois originale, les conditions et le contexte qui sont ceux de la force atomique française.
Le Siècle de Damoclès s’ouvre par une analyse assez poussée d’une notion devenue capitale dans la stratégie moderne : celle de dissuasion. Notion clé, où convergent et se nouent des éléments militaires, politiques et psychologiques. Le but d’une force nucléaire de dissuasion est de décourager l’ennemi, par la menace de représailles immédiates qu’elle implique, d’avoir recours à l’« ultima ratio ». Elle doit permettre de « neutraliser » tout chantage éventuel. Mais nous comprenons mieux son intérêt et sa raison d’être, grâce au tableau de l’équilibre stratégique mondial que brosse le livre du Club de Grenelle dans sa première partie.
La stratégie américaine a subi de profondes modifications depuis la perte du monopole atomique et à mesure que la Russie perfectionnait son propre appareil. Elle se reflète aujourd’hui dans la théorie de la riposte adaptée – adaptée à l’enjeu du moment et à son importance – qui écarte l’idée de représailles massives et automatiques.
En face, la stratégie soviétique qui est l’objet d’un intéressant chapitre s’éclaire à partir de la distinction que les dirigeants russes opèrent entre :
1 - Guerre mondiale atomique.
2 - Guerre localisée (Corée, Suez).
3 - Guerre de libération nationale.
Pour les stratèges russes, notamment le Maréchal Sokolowsky, une guerre mondiale serait aussitôt une guerre thermonucléaire. Ils estiment qu’il serait nécessaire de paralyser l’ennemi par de « foudroyantes attaques nucléaires » sur tous ses centres vitaux (militaires, industriels, voire gouvernementaux). Quant aux guerres localisées, elles risquent de déclencher rapidement la guerre mondiale. Seules sont mises à part les guerres de « libération nationale » dirigées contre le colonialisme et le néocolonialisme.
Entre ces deux super-puissances, le livre du Club de Grenelle reconnaît volontiers que la puissance atomique française ne peut avoir que des dimensions réduites. Est-ce à dire qu’elle soit inefficace ? Elle ne l’est pas, pour une raison majeure. C’est qu’une « dissuasion » est à la mesure de l’appareil français, grâce au « pouvoir égalisateur de l’atome ». Autrement dit, un petit nombre de fusées à charge thermonucléaire suffirait à dissuader l’ennemi d’entreprendre une attaque qui lui vaudrait en représailles, d’énormes pertes humaines et matérielles. Point n’est besoin d’une « sup-puissance d’anéantissement » comme celle dont dispose l’Amérique.
Dans cette perspective, la « seconde génération » de la force nucléaire française sera mise en service à partir de 1970, comprenant sous-marins atomiques et fusées balistiques avec charges thermonucléaires. En attendant, la première génération (à partir de 1961) avec ses Mirages IV et les bombes A perfectionnées peut permettre de résister à un chantage éventuel.
C’est ainsi armée que la France peut réellement parer à deux menaces : celle de subir la « loi atomique » imposée au monde par les deux superpuissances, sans pouvoir participer avec un poids suffisant aux décisions suprêmes et l’éventualité d’un retrait américain qui se produirait par exemple dans une phase de « tension critique » où les États-Unis penseraient normalement à sauvegarder d’abord leur propre sécurité.
L’ouvrage traite d’autre part des aspects financiers et économiques qui entourent la force nucléaire stratégique. Une étude comparative des budgets militaires occidentaux montre que la France consacre à sa défense nationale une part relativement limitée de ses ressources et que le pourcentage des dépenses militaires a décru malgré la mise en chantier de l’appareil de dissuasion. Par ailleurs, la force nucléaire a des incidences stimulantes sur plusieurs secteurs de l’économie nationale comme l’électronique, la métallurgie, les appareils de mesure, etc.
Il ne semble pas douteux finalement que l’importance de l’enjeu mérite l’effort entrepris. Il s’agit avant tout, comme dit la conclusion, de réserver à la France, dans l’avenir, la possibilité « d’accéder aux plus hauts niveaux de la politique internationale ». La France ne peut s’engager, unilatéralement, à renoncer à une pièce maîtresse de la politique mondiale que d’autres nations peuvent acquérir dans un avenir proche.
Le Siècle de Damoclès conduit sa démonstration avec clarté et concision ; souhaitons qu’il contribue à réduire le décalage entre la réalité et l’opinion du public. ♦