Conférence inaugurale de la 14e session du Centre des hautes études militaires (Chem), prononcée le 4 novembre 1964.
Les études stratégiques au Centre des hautes études militaires (Chem)
La guerre de 1870 a montré que des troupes solides, d’une exceptionnelle bravoure, aguerries par des années de campagnes extérieures, bien commandées aux échelons subalternes par des cadres ayant l’expérience du feu, pouvaient être aisément et rapidement battues parce que dirigées, aux plus hauts échelons, par des chefs eux-mêmes presque toujours très braves, mais inadaptés à la conduite de grandes unités dans une guerre moderne.
À la suite de cette constatation, en 1875, l’École Supérieure de Guerre fut créée pour donner aux futurs chefs de l’Armée Française cette capacité technique de conduire des divisions et des corps d’armées. On avait en effet compris qu’on pouvait avoir été un excellent chef de bataillon de fusils ou un parfait commandant de régiment de sabres, et cependant être d’une incapacité notoire à manier des masses beaucoup plus importantes de toutes armes, ce qui implique des connaissances plus vastes, un entraînement différent et l’habitude de voir les choses de plus haut.
L’enseignement de l’École de Guerre a instruit la génération des grands chefs et de leurs auxiliaires qui ont conduit nos armées à la victoire de 1914 à 1918.
Mais cette École ne préparait que les commandants de division, de corps d’armée et d’armée, ce qui correspond à ce que l’on appelle souvent la tactique générale. Les chefs des échelons supérieurs habituellement qualifiés de stratégiques, en particulier les commandants en chef et leurs collaborateurs, devaient se former seuls, par la pratique, dans des commandements ou des postes d’État-Major successifs d’importance croissante.
C’est en 1912 seulement que fut comblée cette lacune avec la création du Centre des Hautes Études Militaires, qui dès 1913 permit à Joffre de faire étudier sérieusement les problèmes que posait le maniement des masses considérables qui allaient être mises en œuvre un an plus tard.
L’enseignement de la stratégie dans l’Armée Française, ainsi créé avec le C.H.E.M. de 1912, continue cette année, suivant la tradition, avec le C.H.E.M. de 1964. Mais si le C.H.E.M. d’aujourd’hui ressemble fort à celui de Joffre, avec cette différence fondamentale qu’il y siège des aviateurs et des marins, la stratégie s’est depuis lors profondément transformée.
Mais d’abord que faut-il entendre par stratégie ? Il en existe dans les livres des quantités de définitions qui n’étant que médiocrement d’accord entre elles, ne peuvent inspirer qu’une confiance médiocre. Pour les uns c’est un art, pour d’autres une science ou une technique ; pour certains, comme Clausewitz, elle vise à préparer les batailles, la manière de livrer celles-ci étant du domaine de la tactique. Pour Liddell Hart et Raymond Aron elle est l’art de distribuer et de mettre en œuvre les moyens militaires pour accomplir les fins de la politique. Pour le Général Beaufre elle est « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leurs conflits ».
Un des buts essentiels recherché par les définitions assez contradictoires des théoriciens vise le plus souvent à distinguer la stratégie de la tactique par une frontière aussi nette que possible, c’est-à-dire à fixer les domaines respectifs de deux disciplines.
Or il apparaît bien que cet effort ne peut être que voué à un échec relatif car les contenus de la tactique et de la stratégie sont en fait identiques.
On peut, bien sûr, séparer l’art de la guerre en chapitres traitant de sujets différents : conduite des opérations, logistique, administration, problèmes du renseignement, bien d’autres encore, chacun d’entre eux traitant de questions qui ne figurent pas dans les autres.
Au contraire tactique et stratégie portent nécessairement sur les mêmes matières, la différence entre elles provenant du point de vue duquel on les observe, on les étudie ou on les met en œuvre.
À tel point qu’il est plus raisonnable de ne point donner au mot stratégie le sens d’une science, d’un art ou d’une technique ayant un contenu bien défini, mais qu’il vaut mieux se borner à dériver la signification, approximative d’ailleurs de ce terme, de celle de l’adjectif « stratégique » qui peut se définir avec précision comme caractérisant certains niveaux de la conduite de la guerre ou des opérations militaires.
La direction de la guerre — nécessairement de la responsabilité du Gouvernement de la Nation — est stratégique. Le sont aussi, par définition résultant d’une longue habitude, les échelons du commandement militaire où se conduisent les opérations dans des ensembles suffisamment larges pour recevoir assez directement une mission de la direction politique de la guerre. Du temps de Joffre, par exemple, étaient stratégiques d’une part le rôle du Gouvernement dans la guerre, d’autre part, celui du commandant en chef du Groupe d’Armées du Nord-Est chargé de la mission de la défense directe du territoire national et de la mise hors de cause des armées de l’envahisseur.
Dans le même esprit, de nos jours, « stratégique » caractérise le rôle du Gouvernement, ainsi que celui des « commandants suprêmes » ou « commandants en chefs » de théâtres d’opérations.
Mais si « stratégique » définit un niveau — toujours très élevé — de commandement, il ne définit ni certaines opérations, ni certains matériels, ni certaines techniques.
C’est ainsi que, vues par le commandant en chef, autant les opérations préliminaires à la bataille que la conduite de celle-ci sont stratégiques.
Par ailleurs un commandant en chef ne doit, bien sûr, voir que les ensembles. Mais ces ensembles sont constitués par des éléments qui, même s’ils sont très modestes, sont par définition « stratégiques » lorsqu’ils se situent dans l’optique du commandant en chef.
C’est ainsi que la manœuvre d’une division ou celle d’une escadre d’intercepteurs d’un secteur de Défense aérienne sont, lorsqu’elles sont vues par le commandant de la Division ou du Secteur, des opérations tactiques.
Envisagées par le commandant en chef du théâtre dans le cadre de sa manœuvre d’ensemble, elles deviennent stratégiques.
Il en est de même pour les armements, dont certains à la suite d’une fâcheuse mais longue habitude sont dénommés stratégiques, probablement parce qu’à l’origine ils étaient — comme l’aviation lourde de bombardement de la seconde guerre mondiale — directement maniés par les niveaux stratégiques du commandement.
Il est cependant totalement illogique de qualifier un avion, par exemple, de stratégique. Le plus gros, le plus rapide, le plus puissant des avions de bombardement n’est stratégique que dans l’opération intellectuelle du commandant en chef qui combine l’emploi de son aviation avec le reste de ses forces dans le cadre de sa manœuvre d’ensemble. L’équipage qui le pilote vers son objectif et qui largue bombes ou engins ne fait pas de stratégie. Il fait simplement une opération de technique de guerre aérienne. Quant au commandant de formation qui combine la cinématique de ses appareils et de ceux qui sont chargés de les protéger pour leur permettre de remplir leur mission, il fait de la tactique aérienne.
Inversement le modeste fusil du fantassin est pour celui-ci tout simplement son arme. Pour le commandant de division qui en manie plusieurs milliers c’est un outil tactique. Pour un commandant en chef qui en emploie des centaines de milliers voire des millions sur un théâtre immense, le fusil est un moyen tout comme un autre de sa stratégie.
« Stratégique » ne caractérise pas logiquement, comme le laissent quelquefois penser certaines appellations regrettables bien que commodes et définitivement consacrées par l’usage, les actions à grande distance et à grande puissance. Ou alors il faudrait admettre que l’Empereur, parce que ses canons ne tiraient qu’à peine à plus de mille mètres de modestes boulets de fonte, n’a jamais pratiqué la stratégie.
Si nous acceptons cette définition de « stratégique » comme caractérisant les niveaux où les gouvernements conduisent la guerre et où les commandants en chef conduisent les opérations il n’y a plus aucun danger de confondre tactique et stratégie dont les contenus ne s’opposent plus l’un à l’autre et qui se rapprochent de plus en plus à mesure que l’échelon de commandement tactique monte ou que l’échelon de commandement stratégique s’abaisse.
Il est plus important dans la pratique de bien savoir la différence entre la stratégie du Gouvernement et celle des plus hauts échelons opérationnels, celle des commandants en chef de théâtres.
La Stratégie générale ou gouvernementale s’applique à un domaine beaucoup plus vaste que celui des strictes opérations militaires. Avant même de définir les missions et les moyens des commandants en chef elle fixe en effet les buts de guerre, évalue les risques que celle-ci implique et les compare aux avantages et inconvénients à attendre de négociations pouvant conduire à l’abandon de certaines positions. Par ailleurs, elle vise, par l’orientation de l’activité tout entière du pays, d’une part, à fournir aux forces armées les moyens en matériels et en effectifs nécessaires à la conduite des opérations, d’autre part à assurer, après les épreuves des combats, la survie de la Nation aux conditions les meilleures.
Ayant parmi ses buts essentiels, la définition des missions des commandants en chef — et naturellement la désignation de ceux-ci — la stratégie générale ne peut se séparer de la stratégie opérationnelle qui la met en application puisqu’elle ne peut réussir qu’en tenant un compte exact des possibilités des Armées.
C’est pourquoi la stratégie générale se base sur la stratégie opérationnelle et pourquoi le Chef du Gouvernement qui mène la stratégie de conduite de la guerre doit forcément disposer, en temps de conflit, d’un Chef d’État-Major de la Défense qui lui prépare les éléments militaires majeurs de sa stratégie et transmet en son nom aux commandants en chef leurs missions et directives.
Mais si elle s’appuie sur la stratégie opérationnelle, la stratégie gouvernementale la dépasse dans la largeur de ses horizons.
La stratégie à laquelle le C.H.E.M. se propose de former ses auditeurs est, bien entendu, la stratégie opérationnelle des hauts échelons du commandement militaire (1). C’est de celle-ci que nous allons parler dans ce qui suit.
* * *
Cette stratégie a considérablement changé depuis la fondation du Centre des Hautes Études Militaires. À cette époque elle était homogène dans ses formes comme dans ses méthodes. Elle est au contraire devenue de nos jours hétérogène. Expliquons-nous :
Du temps de Joffre il y avait une stratégie terrestre et une stratégie navale, qui n’avaient pratiquement aucun rapport entre elles, bien qu’elles aient des répercussions l’une sur l’autre, la défaite à terre pouvant, comme pour la France en 1870, signifier l’inutilité d’une flotte d’une puissance considérable ; la défaite sur mer étant, de son côté, susceptible par application d’un blocus ennemi étroit de compromettre le sort des batailles terrestres. Mais si guerre sur terre et guerre navale devaient être combinées dans la stratégie générale de conduite de la guerre, elles étaient cependant totalement séparées sur le plan de la conduite des opérations.
La portée des canons limitée à quelques kilomètres et les moyens d’observation réduits aux moyens de surface, ne permettaient aux troupes à terre comme aux navires d’intervenir chacun sur l’élément de l’autre qu’au voisinage immédiat des côtes. Les deux batailles étaient donc entièrement séparées sauf dans certaines opérations comme des débarquements de vive force, tout à fait exceptionnels dans les conflits entre grandes puissances et qui n’étaient d’ailleurs le plus souvent couronnées que d’un succès relatif.
Joffre pouvait donc penser et conduire ses opérations stratégiques à terre sans s’occuper sérieusement de ce que faisait la flotte. Celle-ci de son côté menait ses opérations sans trop se soucier de l’évolution des opérations du front du Nord-Est.
Il y avait alors sur le plan de la conduite des opérations une stratégie terrestre et une stratégie navale, chacune d’entre elles étant homogène.
Les choses ne sont plus aussi simples aujourd’hui. Elles ont d’abord été compliquées par l’apparition et le développement étonnamment rapide de l’aviation. À l’origine une aviation aux performances très modestes ne constituait qu’un appoint aux opérations soit terrestres soit navales. Mais à mesure que s’accroissait sous toutes ses formes la puissance de cette arme, et bien que dans presque tous les pays du monde les marines aient réussi à garder à elles les avions destinés à opérer au-dessus des mers, l’aviation est devenue un des éléments fondamentaux des batailles et on vit se créer, pour résoudre les problèmes spéciaux à ce système aérien d’armes, des Armées de l’Air qui ont rapidement prétendu avoir une bataille à part et une stratégie aérienne particulière.
Cette prétention a pu se soutenir aux environs de la seconde guerre mondiale sans qu’elle ait d’ailleurs jamais été totalement justifiée, l’expérience ayant montré que le principe d’après lequel la guerre est gagnée quand l’aviation ennemie est battue n’était ni d’une application courante, car il peut nécessiter plus de temps pour éliminer l’aviation adverse que pour battre les forces à terre, ni d’une application sûre car même sans aviation, un adversaire peut gagner la bataille à terre s’il dispose d’autres avantages compensateurs : Dien Bien Phu en est une éclatante illustration.
Aujourd’hui, les moyens aériens ont acquis des performances de vitesse, de rayon et de puissance, surtout lorsqu’ils portent des armes nucléaires, qui en font des éléments fondamentaux de la bataille. Capable d’écraser les sources du potentiel et la logistique de l’adversaire, capable aussi de neutraliser ses troupes dès que celles-ci commettent quelques imprudences, l’aviation est un élément capital de la bataille. Les opérations à terre sont de leur côté susceptibles de mettre hors de combat l’aviation ennemie en s’emparant de l’infrastructure sans laquelle elle n’est rien, c’est-à-dire de ses terrains et de ses radars. Les troupes à terre modernes disposent d’ailleurs désormais, ou disposeront bientôt, d’engins balistiques nucléaires leur permettant soit d’attaquer l’infrastructure aérienne adverse, soit d’abattre les avions qui les survolent jusqu’aux altitudes les plus élevées.
Il n’y a donc — tout le monde est bien convaincu maintenant de ce fait — qu’une seule bataille qui se livre au niveau et au-dessus du sol, la bataille aéroterrestre et il n’y a en conséquence ni stratégie terrestre d’une part, ni stratégie aérienne d’autre part, mais bien une stratégie unique, aéroterrestre.
Il en devient de plus en plus de même sur mer où depuis la seconde guerre mondiale le canon a pratiquement disparu comme armement essentiel des flottes de cuirassés et de croiseurs au profit de l’avion embarqué sur les porte-avions devenus les « capital ships » des marines de guerre. La bataille sur mer est alors devenue une bataille aéronavale et dès cette époque l’aviation basée à terre, étant donné l’extension de ses rayons d’action, a commencé à jouer un certain rôle dans cette bataille. Les convois alliés de 1942 circulant dans des mers étroites, ceux de Malte en Méditerranée ainsi que ceux de Mourmansk dans l’Océan Arctique en ont acquis la dure expérience.
Mais ce point atteint hier est désormais très largement dépassé. Il y a vingt ans, les flottes en haute mer étaient encore à peu près inattaquables par d’autres moyens que ceux des autres flottes ennemies. Par ailleurs, elles ne pouvaient encore intervenir avec leurs moyens aériens qu’à de brèves distances à l’intérieur des continents. Sauf au voisinage des côtes, la bataille aéronavale était encore à peu près distincte de la bataille aéroterrestre.
Il n’en est plus de même : au milieu des océans les flottes de surface peuvent être repérées par des avions basés à terre, voire même par des satellites de reconnaissance. Elles peuvent y être atteintes et détruites par des bombardiers nucléaires à grand rayon d’action, ou par des engins balistiques intercontinentaux. L’équilibre relatif des porte-avions dans la guerre, maintenant qu’il suffit pour les couler d’un seul projectile parti de terre et tombant à une distance de plus d’un kilomètre de l’objectif, est tout à fait différent de ce qu’il était lorsque ces navires ne pouvaient être atteints que par des appareils partis d’autres porte-avions et qu’il fallait au moins un gros projectile au but et souvent plusieurs pour les envoyer par le fond.
Par ailleurs les navires s’équipent de plus en plus d’engins à grande portée et à très grande puissance unitaire qui leur permettent d’agir du grand large sur des objectifs à terre. Il n’est pas impossible, il est même probable que dans dix ans, la mission essentielle des forces navales des grands pays modernes consistera à entretenir en sûreté relative en mer des moyens de feux nucléaires puissants destinés beaucoup plus à agir sur les continents que sur les flottes adverses. Les sous-marins « Polaris », dont sont déjà équipés et dont s’équipent les pays nucléaires, en sont dès maintenant l’illustration pratique.
D’ores et déjà les moyens aériens classiques embarqués ont par leurs performances des possibilités d’agir profondément à l’intérieur des terres. Des porte-avions à quelque distance des côtes d’un pays peuvent ainsi participer à l’appui des forces qui y sont engagées contre l’ennemi ou à sa défense aérienne.
À l’échelle de zones suffisamment étendues, bataille aéroterrestre et bataille aéronavale ne sont donc plus désormais deux batailles indépendantes. Non seulement elles réagissent l’une sur l’autre mais elles ne constituent qu’une seule bataille qui doit être l’objet d’une conduite centralisée par un seul chef qui, placé au-dessus du niveau des trois Armées, combine dans le temps et l’espace les actions indissociables des forces terrestres, aériennes et navales. Ce principe a donné lieu dès la seconde guerre mondiale à la notion de théâtre d’opérations à la tête duquel un chef unique assisté d’un État-Major « Interarmées » commande toutes les forces qui y sont engagées en vue d’une mission « stratégique » unique et commune.
C’est ainsi que du côté allié, Eisenhower en Europe, MacArthur dans le Pacifique, du côté de l’axe Hitler (2) lui-même exerçaient des commandements stratégiques interarmées.
Cette « intégration » au sommet de la conduite des opérations des trois armées permet qu’aux échelons subordonnés les opérations soient encore conduites dans le cadre des Armées traditionnelles par accord entre les Chefs opérationnels terrestres, navals ou aériens, parce que ceux-ci sont orientés dans le même sens par les missions concordantes qui résultent de la conception unique à l’échelon du théâtre.
Encore, souvent les circonstances exigent-elles qu’à des échelons inférieurs au théâtre d’opérations le Commandement soit également interarmées. C’est ainsi que dans le Commandement OTAN d’un théâtre européen éventuel, le Commandement Suprême des Forces Alliées en Europe est Interarmées, mais qu’il en est de même des « sous-théâtres » Centre-Europe, Nord-Europe et Sud-Europe. Et si ceux-ci, dans les sous-théâtres « concentrés », comme Centre-Europe sont articulés en commandements subordonnés terre, mer et air, il peut arriver, comme dans le théâtre Nord-Europe, que les commandements directement subordonnés soient — à un échelon correspondant normalement au Groupe d’Armées ou à l’Armée — eux-mêmes intégrés sur le plan interarmées.
Les Commandements « stratégiques » étant, par définition, ceux des très hauts échelons de la conduite des opérations, c’est-à-dire des niveaux théâtres, il en résulte qu’il n’est plus désormais possible de concevoir comme il y a quarante ans une stratégie terrestre, une stratégie navale et une stratégie aérienne mais seulement une stratégie unique de l’emploi coordonné des trois Armées. Le mot stratégique implique désormais nécessairement combinaison des forces des trois Armées traditionnelles. C’est en cela que la stratégie de nos forces diffère fondamentalement de celle du temps de Joffre. Joffre, Commandant du Groupe des Armées du Nord-Est, exerçait son action sur un certain nombre d’Armées, non totalement identiques bien sûr, car le nombre des Corps et des Divisions qu’elles comportaient pouvait varier, mais cependant très analogues dans leur volume, leurs possibilités et leur nature. Même les forces que Joffre manipulait directement, tel le Corps de Cavalerie pendant la bataille des frontières, n’était pas d’une essence particulière. Il se manœuvrait par les mêmes moyens et suivant les mêmes méthodes que les Armées constituant le Groupe du Nord-Est.
Dans la suite l’introduction fréquente entre le Commandement en Chef d’un théâtre et les Armées, d’un échelon opérationnel intermédiaire, le Groupe d’Armées, a simplifié encore l’exercice du Commandement en Chef en réduisant le nombre de ses subordonnés directs.
Plus tard, par ailleurs, le faible rayon d’action de la plupart des avions de combat d’appui ou de chasse a longtemps limité l’action de ceux-ci au profit des unités à terre auprès desquelles ils se trouvaient basés.
En dehors de certains moyens réservés, comme le bombardement lourd, l’aviation était donc en général distribuée en correspondance avec des échelons de commandement inférieurs au théâtre. Ces échelons ne pouvaient être trop bas, de manière que les capacités de déplacements rapides et de manœuvre des feux aériens dans la limite permise par l’autonomie des appareils puissent être utilisées à plein, mais les rayons d’action ne permettaient pas encore la manœuvre des masses d’aviation à l’échelon théâtre dont les dimensions dépassaient très largement les possibilités des machines. C’est ainsi que se faisait la combinaison des opérations terrestres et aériennes, aux échelons Groupe d’Armées, Forces Aériennes Tactiques et Armée, Commandement Aérien Tactique.
Le Commandement en Chef, s’il maniait directement certains types d’aviation à grandes portées, exerçait cependant encore son commandement, pour la plus grande part, en manœuvrant des pions identiques au sein desquels se faisait la coordination des actions aériennes et terrestres.
Aujourd’hui le rayon d’action normal des appareils est devenu de l’ordre de grandeur de la dimension des théâtres. Il en résulte que, en dehors des petits moyens aériens légers d’observation et de liaison, les masses aériennes doivent, pour que l’efficacité maximum puisse en être tirée, être maniées d’une manière centralisée, à l’échelon « stratégique » du théâtre.
Sur un théâtre comme l’Europe de l’Ouest par exemple, la manœuvre des forces aériennes peut très rapidement faire intervenir sur un point essentiel du champ de bataille des forces aériennes stationnées n’importe où sur le théâtre. La conduite d’ensemble des opérations aériennes y est donc nécessairement centralisée, au moins pour la plus grande partie des forces disponibles, à l’échelon commandement du théâtre qui met à la disposition des subordonnés beaucoup moins des unités aériennes affectées a priori que des missions d’unités aériennes dirigées par le théâtre, dans la totalité de son volume aérien, les échelons subordonnés ne réglant plus que le détail de l’engagement de ces unités sur le plan local.
De nos jours le Commandant en Chef d’un théâtre a donc à combiner l’action de forces au déplacement rigide et lent que sont les forces terrestres et les navires avec celle de forces au déplacement extrêmement souple et rapide que sont les forces aériennes tout au moins tant que celles-ci disposent de leur infrastructure en bon état. Il a donc — et c’est là qu’apparaît la cause fondamentale d’hétérogénéité dans l’action du commandement en chef d’aujourd’hui — à commander des forces à l’action très décentralisée dont il ne peut varianter les dispositifs qu’avec lenteur, au bout de délais considérables et dont l’action doit être conduite en fonction du terrain où elle se déroule, et des forces dont l’action d’ensemble s’exerçant dans le milieu aérien homogène et isotrope, seulement conditionné par l’infrastructure électronique, peut et doit pour la très grande majorité être dirigée à son propre niveau.
Le Commandant de théâtre agira, comme par le passé, en donnant à ses subordonnés décentralisés, qu’ils soient Groupe d’Armées, Armées, Zones de Défense, des missions et en leur répartissant à l’avance les moyens dont il dispose, à l’exception des réserves qu’il estime nécessaire de se constituer ; il agira aussi désormais en actionnant directement la grosse masse de l’aviation par l’intermédiaire d’un subordonné centralisateur, le commandant des forces aériennes du théâtre.
Il jouera de cette masse de forces aériennes au mieux des circonstances, pour assurer la sûreté de son dispositif et la convergence des actions sur les axes d’effort choisis aux moments voulus. Il ne peut fixer les missions des forces décentralisées que compte tenu de la protection et de l’aide qu’il compte pouvoir leur apporter avec sa masse d’aviation de même qu’il ne peut utiliser sa masse d’aviation qu’en fonction des urgences résultant de sa manœuvre stratégique d’ensemble.
Il y a là une double optique à laquelle un commandant en chef et ses collaborateurs doivent s’adapter, ce qui n’est pas sans difficultés ni sans périls. Car la difficulté de combiner des actions centralisées se déroulant à Mach 2 et des actions décentralisées évoluant à quelques kilomètres à l’heure peut inciter le Commandant en chef à se concentrer sur l’une des deux optiques en négligeant l’autre. Cette difficulté de coordonner des actions aussi différentes par nature peut avoir pour conséquence d’inciter à dissocier ces actions et à recréer l’indépendance, qui serait désormais encore plus catastrophique que jamais, de la bataille aérienne et de la bataille de surface. Cette difficulté considérable résultant de l’hétérogénéité des moyens du théâtre ne peut que rendre plus indispensable et importante l’unité de conception à long terme et à chaque instant de la manœuvre du Commandant en chef.
Aussi est-il nécessaire que, dans l’étude des cas concrets stratégiques qu’ils auront à faire, les auditeurs du Centre des Hautes Études Militaires prennent l’habitude de ne jamais traiter des problèmes d’action de surface sans penser en même temps à la manœuvre aérienne d’ensemble ou inversement. La synthèse inéluctable que réalise un commandant de théâtre de ses actions terrestres, navales et aériennes ne lui permet d’envisager l’analyse de la manœuvre d’une de ses phases terrestre, aérienne ou navale que comme une étape d’un raisonnement, jamais comme un problème particulier en lui-même.
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Quant à la manière de concevoir et de réaliser la manœuvre des forces d’un théâtre, elle ne peut résulter que de l’étude de cas particuliers concrets. Il n’existe pas de théorie stratégique abstraite applicable à tous les cas qui peuvent se présenter au commandant en chef. Ou bien alors cette théorie se réduit à ce qu’on appelle les fameux principes de la guerre, d’ailleurs différents suivant les auteurs mais qui se réduisent toujours à quelques applications très simples du plus pur bon sens, c’est-à-dire qui n’apprennent rien. Non qu’ils ne soient pas extrêmement utiles et même indispensables à la guerre, car dans les moments de crise grave où les cerveaux les mieux organisés voient leur raisonnement inhibé par les émotions, les responsabilités ou la fatigue, il est bon de pouvoir s’y raccrocher par simple réflexe sans avoir à les retrouver par soi-même.
La stratégie est en réalité affaire de cas particuliers extrêmement variables avec les équilibres mondiaux et avec l’évolution, spectaculaire de nos jours, des armements. En outre, la stratégie est de nature essentiellement humaine et traitant des problèmes de la guerre, se rapporte, comme disait Jomini fréquemment cité par Foch, à un « drame effrayant et passionné ». Elle est elle-même, pour ceux qui commandent aux échelons stratégiques, une activité qui est loin d’être purement intellectuelle. La conduite des opérations n’est pas une technique, comme la technique de la fabrication des automobiles, par exemple. Elle ressemble plus à la conduite de l’automobile au cours des vingt-quatre heures du Mans, et inclut non seulement l’art de conduire mais aussi la volonté de lutter, même si l’adversaire est provisoirement en tête, la capacité de résister à la fatigue et au sommeil, l’énergie pour surmonter de mauvaises conditions atmosphériques, l’aptitude à endosser la responsabilité d’accidents graves ou de la perte de la course.
Ceci explique que la stratégie est une activité qui dépend de trop de paramètres concrets et de trop de paramètres humains pour qu’il puisse en être fait une théorie générale dont découleraient toutes les applications comme c’est par exemple le cas en mécanique ou en électricité où les études théoriques de base précèdent logiquement et nécessairement les applications pratiques.
Dans la formation stratégique il n’y a pas de théorie de base, en dehors de celle qui se réduit aux vérités de bon sens que traduisent les « grands principes de la guerre ».
C’est d’ailleurs probablement ce qui explique que les grands stratèges — ceux qui ont commandé en chef, dans de grandes occasions — n’aient pour ainsi dire jamais rédigé de traités de stratégie. Ils ont très souvent écrit leurs mémoires et y ont décrit comment s’étaient posés à eux les problèmes stratégiques qu’ils avaient eu à résoudre et comment ils les avaient résolus. Mais ils se sont vraisemblablement rendu compte de ce que les cas particuliers qu’ils avaient vécus pouvaient conduire à quelques leçons certes mais non à une théorie générale applicable en tous lieux et en tout temps, et ont renoncé à écrire sur cette théorie.
Les grands auteurs de théories stratégiques : les Guibert, Clausewitz, Jomini, Von der Goltz, Castex, Liddell Hart, sont des hommes qui ont beaucoup étudié et médité les choses de la guerre, qui ont quelquefois fait la guerre, mais n’ont jamais commandé en chef dans des conditions de responsabilité stratégique. C’est probablement pour cette raison qu’ils ont cru possible d’ériger la guerre en système.
Je sais qu’on peut m’objecter que Foch et de Gaulle, qui sont sans aucun doute parmi les plus éminents des stratèges, ont écrit sur la stratégie. La contradiction n’est qu’apparente car ce ne sont pas le Maréchal Foch, Commandant en Chef des Armées Alliées en 1918 ou le Général de Gaulle, Chef de la France Libre, puis du Gouvernement Provisoire de la République ou Président de la République qui ont écrit sur la stratégie. Ce sont les Lieutenants-Colonels Foch et de Gaulle qui prenaient ainsi la plume bien avant qu’ils n’aient porté sur leurs épaules de très lourdes responsabilités. En outre, le Lieutenant-Colonel de Gaulle, avec « l’Armée de métier », n’écrivait pas sur la stratégie en général, mais, ce qui est tout autre chose, sur une stratégie résultant de l’utilisation logique des moyens modernes de l’époque et adaptée à la solution des problèmes politiques que posait à la France sa situation dans le monde de ce moment. Stratégie qui s’opposait à la politique militaire périmée que suivait alors notre pays, en commettant la faute capitale et hélas toujours si tentante, de préparer l’avenir en s’appuyant sur l’expérience dépassée de la guerre précédente.
Les théories stratégiques systématiques ne sont cependant pas sans intérêt. Leur lecture doit être recommandée à ceux qui veulent acquérir une formation de commandant en chef. On y trouve souvent des idées originales et qu’il est utile de connaître. Mais il faut les considérer comme ce qu’elles sont, c’est-à-dire résultant d’une prédigestion de l’histoire militaire ou d’une évaluation plus ou moins subjective des facteurs politiques et militaires du moment qui ne sont pas toujours exactes. Il faut donc les examiner avec le plus grand esprit critique, ne point les considérer comme une bible, et ne pas hésiter à rejeter au contraire comme inutile tout ce qui est confus et difficilement intelligible et comme nuisible tout ce qui résulte de généralisations hâtives ou d’extrapolations imprudentes.
L’étude pratique de la stratégie doit être basée sur l’étude objective des situations qui pourraient se présenter dans un avenir raisonnable et en fonction des armements qui seront utilisables et disponibles dans ce même avenir. Elle peut être considérablement aidée par l’étude des mémoires des hommes politiques qui ont assuré la conduite de guerres importantes ou des grands chefs militaires qui en ont commandé les opérations, car ces mémoires font comprendre comment se posent les problèmes aux échelons stratégiques, sans d’ailleurs qu’il puisse en être déduit comment pourront être résolus ceux de demain.
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La stratégie, discipline objective, est donc réglée par de nombreux paramètres ; l’un d’entre eux, parmi les principaux, est la Nation au profit de laquelle elle doit s’exercer.
Déjà en 1903, Foch dans les « principes de la guerre » citait Von der Goltz : « Celui qui écrit sur la stratégie et sur la tactique devrait s’astreindre à n’enseigner qu’une stratégie et une tactique nationales, seules susceptibles d’être profitables à la nation pour laquelle il écrit », et développait ce point de vue en soulignant les différences fondamentales des problèmes qu’avaient à résoudre à l’époque France, Belgique, Angleterre, Espagne, Suisse.
Il est d’autant plus intéressant de constater l’accent que mettait Foch sur le caractère national d’une stratégie, qu’à l’époque où il professait à l’École de Guerre, les pays n’avaient pas la tendance qu’ils ont aujourd’hui à se laisser profondément absorber dans des blocs ou des alliances.
Le caractère national des études stratégiques pratiques n’en est que plus essentiel encore de nos jours. L’expérience de deux guerres mondiales a montré que pour gagner ces guerres, il est souhaitable que les coalitions acceptent certaines contraintes telles que le commandement en chef unifié de toutes les forces d’une alliance engagées dans une même mission.
Il n’en reste pas moins qu’une alliance de plusieurs pays correspond à la mise en commun des efforts de ces pays dans un but déterminé qui est un but commun aux politiques de ces pays, mais n’entraîne pas la fusion intégrale ni de leurs politiques ni, par suite, de leurs stratégies d’ensemble.
C’est parce que les politiques et les stratégies des pays qui composent une alliance ont des parties communes et ne présentent d’ailleurs pas de contradictions formelles dans leurs autres parties que l’alliance peut se former pour conférer une efficacité accrue à des efforts communs en en coordonnant l’exécution.
Pour la partie commune des stratégies nationales, il peut exister une stratégie de l’alliance, sur laquelle les différents membres sont d’accord, au moyen de quelques compromis si cela est nécessaire. Si, toutefois, en dépit de l’existence d’un but commun, il y a trop de différences sinon de contradictions, dans l’évaluation des moyens d’atteindre ce but, il ne peut être question de noyer les divergences en imposant une stratégie commune qu’en faisant violence à la souveraineté des pays. Si ceux-ci n’admettent point de perdre leur souveraineté il y a alors nécessairement éclatement de l’alliance, qui peut cependant se rétablir à un niveau moins élevé de coordination des efforts, le niveau le plus bas étant la pure et simple addition de ces efforts sans aucune coordination a priori.
Les hommes d’État, de même que les chefs militaires et leurs États-Majors, chargés des échelons stratégiques, peuvent donc avoir, dans certains cas, à penser une stratégie d’alliance visant à réaliser certains objectifs, le plus souvent défensifs. Encore faut-il qu’ils ne pensent pas cette stratégie dans son ensemble comme on penserait celle d’un pays unifié, mais qu’ils conçoivent d’abord la stratégie nationale et les moyens nationaux correspondants pour ensuite combiner partie de celle-ci avec les parties analogues des autres stratégies nationales alliées dans le cadre de celui des buts que poursuivent en commun toutes ces stratégies.
Si, comme du temps de Foch, celui qui a une responsabilité dans la stratégie de son pays doit voir cette stratégie sous l’angle national et non sous l’angle fumeux d’une stratégie théorique générale, il doit de nos jours être d’autant plus vigilant que l’existence d’alliances indispensables peut entraîner une confusion grave entre la stratégie d’ensemble de ces alliances et la stratégie nationale, confusion qui pourrait avoir pour effet, soit la disparition plus ou moins rapide de l’indépendance du pays devenu un protectorat de l’alliance ou de la puissance dominante de celle-ci, soit la substitution à une stratégie nationale valable, d’une stratégie qui assurerait finalement moins bien la sûreté intrinsèque de la Nation.
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Les auditeurs que nos Armées envoient étudier au Centre des Hautes Études Militaires afin de pouvoir les utiliser plus tard au niveau stratégique, doivent, au cours de leurs travaux, toujours se rappeler :
— que la stratégie se place à un niveau au-dessus du cadre de chacune des trois Armées traditionnelles : il n’y a plus de nos jours ni stratégie terrestre, ni stratégie navale, ni stratégie aérienne. Il n’y a qu’une stratégie tout court, nécessairement interarmées ;
— que la stratégie est une activité objective, qui se raisonne sur des cas particuliers et dont les problèmes ne peuvent être résolus par l’application de théories toutes faites ;
— que les alliances — qui peuvent et doivent avoir une stratégie visant à atteindre le but pour lequel elles se sont constituées — ne peuvent pas prétendre couvrir pour toujours toutes les nécessités de défense des pays qui la composent. Dans le système des nations souveraines qui est encore le nôtre, la stratégie nationale est donc antérieure à la stratégie de l’alliance. C’est même de cette stratégie nationale que se déduit l’appartenance à l’Alliance qui n’en est qu’une conséquence et qui ne peut durer qu’autant qu’il n’apparaît pas de contradictions trop graves entre la stratégie nationale et celle de l’Alliance. ♦
(1) L’Institut des Hautes Études de Défense Nationale auquel les auditeurs du C.H.E.M. sont également auditeurs élargira leurs horizons aux problèmes de Stratégie Gouvernementale.
(2) Hitler avait en effet la prétention de conduire à la fois la guerre et les opérations militaires.