Messieurs,
Au moment d’ouvrir cette réunion inaugurale de la Commission permanente de Défense Civile, je tiens tout d’abord à saluer les personnalités qui la composent, et à rendre hommage à leur action qui vient de permettre de franchir une étape décisive, la plus ingrate peut-être. Désormais, après une première période d’élaboration du concept nouveau de la défense, ses rouages essentiels sont en place, et tout est prêt pour le passage à un autre stade, celui de l’approfondissement de la notion de défense civile, et de la mise sur pied de son organisation.
Soumettre à vos réflexions les grandes directions d’une politique d’organisation de la défense civile, tel sera aujourd’hui l’objet de mon propos. Mais je voudrais auparavant rappeler les raisons de la création de cette Commission permanente, qui sera l’organe consultatif en la matière, et que j’ai l’honneur de présider.
C’est en effet en vertu de l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense que le Ministre de l’Intérieur a pour mission « de préparer en permanence et de mettre en œuvre la défense civile ».
Responsable à ce titre de l’ordre public, de la protection des personnes et de la sauvegarde des installations et ressources d’intérêt général, il coordonne l’ensemble des mesures à prendre et en contrôle l’exécution.
Cette mission de coordination, précisée par l’article 3 du décret du 13 janvier 1965 aux termes duquel « le Ministre de l’Intérieur donne les instructions nécessaires à la préparation et à la conduite de la défense civile », ne peut cependant être menée à bien que dans le souci de respecter les pouvoirs et les compétences des autres ministres, dont la responsabilité particulière dans la préparation et la mise en œuvre de la défense résulte également de l’économie des textes, et d’associer étroitement ceux-ci à la conduite de ses études et de ses travaux ; sans leur collaboration étroite et permanente, le Ministre de l’Intérieur ne saurait être en mesure d’exercer la fonction qui lui a été confiée.
C’est en ces termes que M. le Secrétaire Général de la Défense Nationale proposait à M. le Président de la République la création de la Commission permanente de Défense civile.
Le décret du 18 novembre 1965 en fixe la composition ; elle groupe autour du Ministre de l’Intérieur, le Secrétaire Général de la Défense Nationale ou son représentant, le Directeur du Service de liaison interministérielle pour l’information, le représentant du Ministre des Armées et les hauts fonctionnaires chargés de la Défense auprès des ministres dont l’action concourt le plus directement à la défense civile. La liaison avec la Commission permanente des affaires économiques de la défense est assurée par le haut fonctionnaire chargé des mesures de défense auprès du Ministre de l’Économie et des Finances.
Parmi les autorités auxquelles la Commission permanente pourra faire appel figurent notamment les hauts fonctionnaires de zone, dont la présence est d’autant plus nécessaire que la déconcentration de l’action est désormais un impératif majeur en cas de conflit. Jusqu’à la désignation du haut fonctionnaire chargé de la zone de défense de Paris, est prévue également la participation du Préfet de la Seine, du Préfet de Police et du Général commandant la première Région Militaire.
Afin d’alléger la structure de la Commission et d’accroître son efficacité, le décret du 18 novembre 1965 prévoit la constitution de groupes de travail associant des membres de la Commission et des personnalités choisies en raison de leur compétence.
Notre Commission consultative aura un triple rôle :
— participer à l’élaboration d’une politique d’organisation évolutive de la défense civile ;
— contribuer à une définition concertée et permanente des différentes missions de défense civile et des mesures nécessaires ;
— assurer toutes les coordinations et les liaisons indispensables, avec le souci d’une constante adaptation.
De ces trois rôles, c’est sur le premier que je voudrais m’attarder aujourd’hui. Il est en effet primordial (à l’image de ce qui a été fait pour le concept général de défense) de définir une doctrine et une politique d’organisation de la défense civile.
Souvent le problème de la défense civile est faussé, aussi bien aux yeux des services responsables que de l’opinion publique, par le fait nucléaire ou les effets apocalyptiques de certaines formes d’agression moderne.
Mais, s’il est vain d’affirmer que la défense civile peut assurer une garantie totale contre de tels risques, il l’est tout aussi de croire à l’inutilité des moyens de protection. Croire, au surplus, que si une guerre éclatait, elle utiliserait inévitablement des armes « absolues », c’est courir le risque d’ignorer ou de minimiser les autres dangers.
En réalité, si, écartant de telles conceptions, on creuse le problème, il apparaît qu’en la matière au moins trois idées-forces doivent guider votre réflexion et aider à replacer la défense civile à son vrai rang. Il s’agit de l’interdépendance des différents aspects de la défense, de la nécessaire ambivalence de la défense civile, et de sa mise au service de l’économie.
La défense civile, élément d’un triptyque
La défense civile n’est pas isolable des deux autres formes de défense que sont la défense militaire et la défense économique. Sous la diversité de ces trois aspects se retrouve le même objet, la lutte contre la vulnérabilité de la nation. Cette constatation impose que soient dégagés les dénominateurs communs à la défense militaire, économique et civile, pour permettre une organisation rationnelle et efficace, aussi bien en ce qui concerne l’action d’ensemble que les missions spécifiques.
Il convient donc de rechercher les « troncs communs » qui intéressent chacune de ces trois directions, « troncs communs » auxquels doivent correspondre des services à vocation générale de défense.
Une telle nécessité s’est déjà manifestée dans le choix des structures de commandement et de responsabilité, et surtout à l’échelon territorial, grâce à l’unité de responsabilité en matière de défense non militaire. Mais il convient désormais d’aller plus loin, en approfondissant cette recherche en ce qui concerne les missions générales de défense et les moyens de les remplir.
Je me bornerai sur ce point à indiquer deux domaines :
— l’information et l’initiation de l’opinion publique s’agissant du concept général de défense ou de la formation de la volonté de défense ;
— « les troncs communs » que semble devoir comporter le service national, qu’il s’agisse du recrutement, de la sélection, de l’affectation, de la gestion, de la formation ou encore du perfectionnement des personnels aussi bien d’active que de réserve.
La défense civile doit être ambivalente et prospective
Une deuxième idée-force doit guider l’élaboration d’une politique de défense civile : c’est celle de l’ambivalence.
La défense civile se situe traditionnellement dans le contexte de crise ou de guerre.
Mais n’est-il pas possible de la rattacher à des préoccupations du temps de paix ?
Les trois constatations suivantes doivent conduire à une réponse affirmative :
1° La plupart des risques auxquels la population et les biens sont exposés ainsi que les missions de protection correspondantes dont l’État a la charge, sont de même nature, qu’il s’agisse du temps de paix ou du temps de guerre. Certes, en période d’hostilité, les dangers prennent une tout autre ampleur, et le climat psychologique est entièrement différent ; mais risques et missions n’en sont pas moins pour la plupart de nature identique et les mêmes techniques de lutte se retrouvent dans l’un et l’autre cas ;
2° Au surplus, il est incontestable que, de nos jours, et dès le temps de paix, les dangers de toute nature tendent à se multiplier et s’aggraver ; non seulement les risques techniques se diversifient et s’accroissent, par suite de l’accélération vertigineuse du progrès, mais la concentration urbaine, les modes de vie et jusqu’à la civilisation des loisirs accentuent ces dangers ou en font apparaître d’inédits et des exemples récents en constituent, hélas ! une éloquente démonstration ;
3° Toutes les initiatives à cet égard seraient donc doublement bénéfiques si les mesures prises étaient conçues de telle façon que leurs dispositifs du temps de paix puissent s’adapter et s’amplifier quasi instantanément à la mesure du temps de guerre.
Ces constatations mettent en valeur le principe d’ambivalence qu’il est proposé à la Commission permanente de Défense civile de retenir dans l’élaboration de la doctrine comme hypothèse fondamentale.
Seule une étude approfondie en confirmera la valeur et les limites. Mais je tiens, dès aujourd’hui, à rendre hommage aux éminentes personnalités qui, dans le cadre d’un groupe de travail, ont déjà procédé à une approche de ce problème, et dont les premières conclusions sont prometteuses.
Je citerai comme exemples d’ambivalence :
— étudier la création des corps de défense de protection civile prévus par l’ordonnance de 1959 à partir des unités qui, dès le temps de paix, accomplissent des missions sinon identiques du moins largement similaires, c’est-à-dire les sapeurs-pompiers ;
— étudier si le bureau de défense des préfectures (état-major chargé des problèmes de défense non militaire) ne trouverait pas, dans la nécessaire mission d’animer et de coordonner la mise en œuvre de l’ensemble des mesures de prévention contre les risques du temps de paix, qu’il s’agisse des personnes ou des biens, le meilleur rodage à sa mission du temps de crise ;
— chercher si les bureaux mixtes de circulation routière (organes prévus pour le temps de guerre) ne trouveraient pas dans une mission coordinatrice de lutte contre les risques de la circulation en temps de paix, une efficace préparation au jeu de leurs responsabilités éventuelles de défense ;
— s’interroger sur la valeur d’une idée plus audacieuse qui verrait dans le service national le moyen d’initier les jeunes du contingent à la notion et aux préoccupations de sécurité et de protection, qu’il s’agisse de soi-même, des autres, de ses biens ou de ceux de la collectivité professionnelle à l’essor de laquelle on participe, qu’elle relève du secteur public ou privé.
La sécurité industrielle par exemple, met en œuvre aujourd’hui des techniques hautement perfectionnées ; pendant la durée du service national, les jeunes acquerraient les réflexes indispensables et se familiariseraient avec les techniques de sécurité à utiliser dans l’entreprise. La formation dispensée viserait l’ensemble des problèmes de sécurité.
Le service national n’intéresse-t-il pas dans ses objectifs comme dans ses modalités tout à la fois le secteur privé en fonction de ses préoccupations humaines et économiques et l’État en fonction des préoccupations de sécurité collective, qu’il s’agisse du temps de paix ou du temps de crise ?
Cette hypothèse fondamentale de l’ambivalence apparaît donc comme ayant de multiples aspects ; outre ses applications pratiques actuelles, il convient de se demander si elle a atteint ses limites.
Certes, une telle hypothèse ne saurait avoir la prétention de recouvrir tous les problèmes et d’ignorer le caractère spécifique de certaines mesures de défense civile ; mais elle apparaît susceptible de constituer l’élément moteur d’une mission qui doit trouver dans la continuité du risque une justification permanente accrue.
L’ambivalence, en effet, dans la mesure où elle constitue une préoccupation constante d’organisation et d’action, est en soi une « dynamique » ; elle réserve aux efforts humains leur efficacité maximum ; elle « donne vie » aux structures administratives ; elle est susceptible, conformément aux préoccupations légitimes d’un gouvernement, de garantir une meilleure utilisation des crédits publics en évitant les doubles emplois ou les immobilisations improductives.
Dans le même ordre d’idées, s’il est indispensable de tenir compte d’une manière prospective de l’évolution possible des risques du temps de guerre, il faudra aussi orienter les études sur l’évolution des risques du temps de paix et des transformations technologiques.
La défense civile, mission d’intérêt public au service de l’économie
Dire que la défense civile sera, dans une certaine mesure, ambivalente, ne permet pas de conclure pour autant qu’elle sera économiquement rentable pour la nation. La notion d’ambivalence tient compte de données purement qualitatives : savoir la ressemblance de nature entre les risques du temps de guerre et ceux du temps de paix. La notion de rentabilité en revanche met en jeu des données quantitatives : le coût de la défense civile, d’une part, les économies qu’elle procure ou les risques qu’elle minimise d’autre part.
Il est bien évident — et c’est là le problème crucial de la défense civile — qu’il existe entre les sinistres du temps de paix et ceux du temps de guerre une différence d’échelle considérable. On peut être tenté de dire, dans ces conditions, que les efforts à mettre en œuvre en vue de parer aux besoins du temps de guerre excèdent à un tel point ce qui est nécessaire en temps de paix qu’il en résulte un suréquipement que seul peut justifier le devoir pour tout État de mettre en place la parade du temps de guerre.
Affirmer — car je l’affirme pourtant — que la défense civile peut et doit être au service de l’économie paraît donc à première vue, un paradoxe.
Et pourtant un certain nombre d’arguments peuvent être avancés en ce sens, que je soumets à vos réflexions.
Si l’effort de lutte contre les risques du temps de paix est conçu en fonction d’une ambivalence des méthodes et des techniques, en même temps qu’il donne au pays de meilleures chances de survivre en temps de guerre, il doit aboutir à préserver immédiatement des vies humaines et des biens et concourt donc à préserver le potentiel national. Nous proposons que des enquêtes-test soient menées à l’initiative de votre Commission, dans des secteurs d’activité économique différents.
Ces enquêtes auraient un triple but :
a) faire le point de l’ensemble des risques existants dès le temps de paix et des mesures de lutte mises en place ;
b) déterminer l’intérêt d’une analyse non seulement spécifique mais également économique de ces risques et des moyens de lutte souhaitables ;
c) dans le cadre d’une action conjuguée de l’État et de l’entreprise, étudier les avantages de la création du réflexe individuel et collectif de sécurité, d’une initiation aux données générales ou spécifiques des risques.
Comment la défense civile peut-elle encore servir l’économie, au lieu de lui imposer un fardeau supplémentaire ? Je voudrais, Messieurs, présenter quelques observations :
La défense civile peut d’abord être une source d’économie, dans toute la mesure où elle permettra une orientation plus judicieuse et plus efficace de notre effort en matière de défense. Je voudrais développer cette idée, en me référant plus particulièrement à l’organisation du service national. En effet, le principal obstacle à la nécessaire réduction des effectifs du service militaire était, vous vous en souvenez, l’obligation de respecter ce principe fondamental de la République : l’égalité devant le service militaire. Comment dispenser une fraction du contingent du service militaire tout en respectant l’égalité devant le service militaire ? Tel était le dilemme présenté devant le Parlement.
Mais il paraît désormais possible d’atténuer ce dilemme — et d’imaginer, dans le cadre général tracé par la loi du 9 juillet 1965, une formule de service civil qui répondrait à la fois aux impératifs de la guerre moderne et à ses préoccupations d’ambivalence…
Le service de défense pourrait prendre à certains égards la forme d’une véritable formation en vue de la sécurité. Cette hypothèse rejoint, sous une forme différente, une des recommandations du Comité Armand Rueff suggérant aux pouvoirs publics de permettre aux jeunes gens qui n’ont pas de métier de suivre pendant une partie de leur service militaire des cours d’apprentissage et de formation professionnelle.
Rechercher l’ambivalence, l’efficacité, le rendement ; rationaliser notre effort de défense civile ; avoir constamment à l’esprit les répercussions économiques des décisions que vous invitez le Gouvernement à prendre : telle est donc, Messieurs, votre tâche. Le champ que je propose à votre investigation est encore largement inexploré. Il vous faudra déployer, pour le parcourir, un effort d’imagination et de synthèse.
Vous devez, au surplus, tenir compte, dans les mesures que vous proposerez, de leur progressivité et de leur échelonnement dans le temps. En effet, au-delà d’un seuil qu’il vous appartiendra de déterminer, tout effort, nouveau fait en matière de défense civile excédera les besoins stricts du temps de paix et ne pourra être justifié que par les impératifs du temps de guerre. Il conviendra donc de programmer les efforts (qui dans tous les cas sont nécessaires) et de les orienter en fonction de toutes ces données.
Cette manière d’aborder la mission difficile qui nous incombe contribuerait grandement à cette accoutumance de l’opinion publique sans laquelle aucune œuvre de longue haleine ne peut être entreprise.
Votre tâche sera ingrate ; elle m’apparaît cependant exaltante car la défense civile mérite d’être promue parmi les tâches primordiales de la nation, non seulement par l’ampleur de ses enjeux, le nombre et la qualité de ses maîtres d’œuvre, l’importance des dépenses qu’elle engage, mais aussi parce que, au-delà de ses préoccupations immédiates, c’est à la mission plus générale de protection de l’être humain qu’elle apporte une efficace contribution.
Messieurs, je déclare ouverte la première séance de la Commission permanente de Défense civile. ♦