Conférence prononcée à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 20 décembre 1965.
L’énergie et le problème de l’électricité
La régularité du développement des besoins en électricité
LE premier point à noter dans le développement de l’énergie électrique est la régularité de la croissance de la consommation. Si l’on considère en premier lieu tous les pays « développés » depuis longtemps (les pays de l’Europe de l’Ouest et les États-Unis, par exemple) la consommation électrique manifeste partout la même tendance à doubler tous les dix ans, ce qui correspond à une progression moyenne de 7 % par an. Si cette cadence est troublée par les crises et par les guerres, le développement reprend ensuite en manifestant une certaine tendance à rattraper le prolongement du développement initial. Ceci se constate pratiquement depuis le début du siècle et on est un peu surpris à la fois de la permanence de cette progression régulière, et aussi de son parallélisme dans un grand nombre de pays.
Les pays neufs croissent sensiblement plus vite mais au fur et à mesure qu’ils se développent, la croissance de leur consommation électrique se ralentit et se rapproche de celles des pays plus anciennement développés ; c’est le cas par exemple de la Russie dont les taux de progression ont été considérables, mais se rapprochent de plus en plus de ceux des autres pays développés ; cela a aussi été le cas de l’Allemagne au lendemain de la guerre où un taux de croissance très rapide a petit à petit rattrapé la chute très brusque de la fin de la guerre.
Ce taux de croissance assez régulier dans le temps et dans l’espace est dans l’absolu un taux élevé : le fait que les consommations doublent tous les dix ans nous oblige à équiper dans les dix prochaines années autant de moyens de production que nous en avons aujourd’hui, c’est-à-dire autant qu’il en a été construit depuis extrêmement longtemps. C’est donc une industrie qui tend à absorber de plus en plus de capitaux pour ses investissements. Néanmoins ce besoin de capitaux se développe moins vite du fait du progrès technique et de l’accroissement des puissances unitaires. On peut ainsi doubler la consommation en immobilisant, non pas deux fois plus de capitaux, mais 50 à 60 % de plus seulement. Tel est le schéma général de développement de la production de l’énergie électrique.
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Comment expliquer cette régularité de développement des besoins ? L’explication se trouve dans la polyvalence de l’électricité. En réalité chaque application successive de l’électricité se sature ou même disparaît : l’éclairage, qui est la plus durable, a été au début à peu près l’unique utilisation de l’électricité ; la consommation de l’éclairage continue à croître mais ne représente plus que 6 % du total. Les tramways ont été pendant longtemps un facteur important du développement de l’électricité, après quoi ils ont disparu. La relève par l’électricité des moteurs à gaz ou à vapeur des industriels a joué aussi un rôle important mais temporaire dans le développement. La plupart des usages se saturent, mais il en revient constamment de nouveaux ; c’est la polyvalence de l’électricité qui lui a permis, par des relais successifs, de maintenir pendant extrêmement longtemps une cadence de développement constante.
En sera-t-il ainsi indéfiniment ? Évidemment pas à l’infini — et d’ailleurs les exponentielles ne peuvent pas s’extrapoler à de trop longs termes sans conduire à des chiffres impossibles — mais on peut tout de même penser que de tels relais apparaîtront encore. Un de ceux que nous voyons actuellement prendre une importance probable dans les dix prochaines années est le chauffage électrique des locaux mais il en viendra d’autres et rien n’annonce une tendance générale à la saturation des usages électriques. Nous comptons donc sur un doublement dans une période de l’ordre de la dizaine d’années, et probablement — mais d’une manière moins sûre — un quadruplement à l’échelle de la vingtaine d’années. Au-delà, il serait extrêmement imprudent de formuler des prévisions chiffrées, surtout étant donné la tendance des évolutions techniques à s’accélérer. Mais nous pouvons cependant prévoir pour assez longtemps une tendance au maintien d’un taux de croissance assez fort.
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La faible élasticité à court terme des besoins d’électricité
Un second point qui peut vous intéresser tout spécialement est le défaut d’élasticité de la consommation électrique. Sans doute la consommation électrique est sensible au prix, et même son développement tient en partie à ce que le prix a baissé progressivement au cours des âges tant par le progrès de la technique que parce que la production et le transport en grand coûtent moins cher qu’en petit. Il est hors de doute que cette baisse des prix a joué un rôle important dans l’augmentation des consommations, la consommation électrique est donc élastique dans les évolutions longues.
Mais dans une évolution brusque, elle est au contraire extrêmement peu élastique : si l’on doublait brusquement le prix de l’électricité, il est probable que la consommation continuerait cependant à croître avec un taux de croissance seulement un peu plus réduit. C’est un point qui vous intéresse dans l’étude de périodes troublées où la production de l’électricité peut être compromise très sérieusement. Dans ce cas, des troubles très grands apparaissent dans l’économie générale, précisément du fait de ce défaut d’élasticité.
Les guerres ont montré dans de nombreux pays qu’une baisse de moyens de production obligeant à une réduction de consommation de 10 % peut être couverte par des moyens relativement simples, qui ne créent pas de désordres trop grands. Mais dès qu’il faut dépasser 10 %, on est très mal armé pour réduire la consommation électrique. Sans doute des difficultés apparaissent aussi dans d’autres secteurs, dans le cas de l’essence par exemple et même de la nourriture ; mais le cas de l’électricité est très spécial, et ce point mérite votre attention :
— La première différence avec les autres secteurs est que la nourriture, l’essence ne se prennent pas, on va les chercher, et par conséquent il est facile, à l’aide d’un système de tickets, de mettre en vigueur un rationnement. Ce rationnement répond instantanément : du jour au lendemain on peut fermer les pompes à essence à ceux qui ne présentent pas de tickets. Évidemment le compteur électrique enregistre ce qui a été pris ; mais les relevés de compteurs se font actuellement tous les deux mois, et cela demande une armée de releveurs ; dans les périodes de guerre, généralement, le manque de personnel conduit à espacer encore plus ces relevés ; ce que l’abonné a pris n’est donc connu que longtemps après. On peut lui imposer des contingents, mais ces contingents ne sont surveillés qu’a posteriori ; leur attacher des pénalités dures est alors une opération toujours pénible. Si la pénalité n’est pas trop grande, si elle consiste simplement à doubler ou à tripler le prix du courant, les consommations ne décroissent qu’à peine et on fait simplement un petit rationnement par la richesse qui est choquant en temps de guerre, alors que les situations individuelles ont été affectées d’une manière particulièrement aléatoire. Mettre les usagers en prison est tout de même assez difficile, surtout trois mois après, alors qu’on ne sait pas au juste à quel moment ils ont pris le courant : ils ont pu aussi bien le prendre dans des périodes où c’était peu gênant, de nuit, en période d’abondance hydraulique, que le prendre au moment où les moyens de production étaient les plus déficients.
— Mais la seconde difficulté, qui est encore plus grave, est de savoir quels contingents attribuer. Pour la nourriture, on profite de ce que l’estomac de l’homme ne varie pas dans de trop grands rapports sauf du fait de l’âge dont il est facile de tenir compte. Au contraire, les besoins d’énergie électrique varient énormément d’un cas à l’autre : ils varient pour ce qui concerne les usages domestiques suivant le fait que l’on est logé à un endroit clair ou sombre, froid et humide ou au contraire bien ensoleillé et suivant que l’on vit plus ou moins chez soi ou au dehors ; ils dépendent pour l’industriel du genre de fabrications. Ainsi les contingentements sont très difficiles à fixer ; les malheureux répartiteurs de l’électricité arrivent facilement à fixer les contingents de Citroën ou des électro-chimistes, parce que le contrôle est très facile et qu’on peut consacrer le temps nécessaire à examiner de près pour chacun d’eux le genre de fabrications plus ou moins prioritaires pour lesquels il a besoin d’électricité ; mais dès qu’on aborde l’artisanat, la petite industrie et même la moyenne, le problème est à peu près insoluble : en effet chaque industriel fabrique un grand nombre de produits, certains sont utiles à la Défense Nationale, ou ont une priorité quelconque, et chaque intéressé s’ingénie à justifier qu’il faut absolument relever son contingent pour qu’il puisse produire les objets prioritaires. C’est pourquoi, à peu près dans tous les pays, dès qu’il y a une disette un peu sérieuse, les systèmes de répartition ont été complètement débordés.
À ce moment-là, le procédé qui paraît le plus sûr et auquel au premier abord on pourrait faire toute confiance, consiste simplement à « couper » les usagers à tour de rôle : on est sûr qu’ils ne prendront pas d’électricité pendant la coupure, et la formule paraît au moins devoir être efficace. En fait, elle l’est beaucoup moins qu’on ne le croirait a priori : on en a fait l’expérience pendant la guerre, lorsqu’on a décidé — pour réduire assez fortement les consommations d’électricité —, de ne plus donner d’énergie électrique aux industriels pendant deux jours par semaine (sauf les ultra-prioritaires) par roulement de trois groupes.
Naturellement les deux premiers jours de cette opération, la consommation a été réduite d’un tiers puisqu’un tiers des industriels étaient « coupés » ; mais dès la semaine suivante les consommations étaient sensiblement rétablies ; en effet les industriels « coupés » le lundi et le mardi consacraient ces deux journées à faire tout ce qui ne consomme pas d’électricité et concentraient leur personnel sur les autres journées pendant lesquelles ils disposaient de courant ; comme ils avaient convenablement préparé le travail, chacun de leurs moteurs travaillait alors d’une manière bien plus soutenue qu’en temps normal et leur consommation rattrapait les deux journées manquées. Ainsi les consommations se rétablissaient au total très sensiblement au même niveau qu’avant.
Il ne suffit donc pas de faire des coupures par rotation ; il faut arriver, pour réduire la consommation, à faire des coupures quasi permanentes. Mais les coupures quasi permanentes sont à peu près impossibles à généraliser du fait de la structure des réseaux d’électricité ; en effet ces réseaux ne spécialisent pas des lignes au départ des postes de transformation pour chacun des clients, mais les regroupent sur des câbles qui parcourent les agglomérations et sur lesquels sont branchées toutes sortes de clientèles. Aussi est-il souvent impossible de couper une ligne au départ parce qu’il s’y trouve, en même temps que bien d’autres usagers, une industrie travaillant pour la Défense Nationale, ou un hôpital ; pratiquement les coupures se limitaient parfois à la moitié des départs de ligne : un grand nombre de « parasites » n’étaient pas atteints par ces mesures brutales de restriction.
Vous voyez ainsi les très grosses difficultés qu’il y a à rationner un public qui est groupé par départs de lignes, dont les relevés de compteurs se font à espacement de deux mois et d’autre part dont les consommations sont très variables suivant les individus et les industries.
Un point qui peut encore être mentionné, c’est la solution qui consiste à abaisser la qualité du service de manière à décourager un peu les usagers. Il y a pour cela deux moyens : l’un consiste à baisser la fréquence ; l’autre à baisser la tension.
La baisse de fréquence se présente tout naturellement puisqu’une insuffisance des moyens de production par rapport à la puissance appelée par les consommateurs fait automatiquement baisser la fréquence ; on peut donc la laisser dériver quelque peu d’elle-même : au lieu de distribuer aux usagers du 50 périodes par seconde, on leur distribue du 48 périodes par seconde par exemple. Cette solution de facilité est déplorable à tous points de vue :
— D’abord au point de vue de l’économie générale, fonctionner à 48 périodes au lieu de 50 signifie que les moteurs tourneront 4 % moins vite, donc que les productions seront diminuées de 4 %. Mais enfin dans un cas ultime où c’est l’électricité qui prime tout, on pourrait se risquer à ralentir l’activité de l’industrie pour économiser un peu d’électricité. Effectivement, lorsqu’on baisse brusquement la fréquence, la consommation baisse aussitôt ; mais cette baisse est très transitoire. Au bout d’un temps de l’ordre d’une demi-heure à une heure, la consommation reprend, elle rejoint le niveau antérieur et elle monte même un peu au-dessus. Pour en comprendre la raison, prenons un exemple très simple : il y a en France quelques dizaines de milliers de réservoirs d’eau remplis par un petit moteur électrique qui actionne une pompe jusqu’à ce que le réservoir soit plein : lorsqu’on baisse la fréquence, la pompe centrifuge tourne un petit peu moins vite, et consomme de ce fait un peu moins d’énergie électrique mais son efficacité tombe beaucoup : elle peut, par exemple, ne plus pomper que le quart de ce qu’elle pompait précédemment. Or cette pompe tourne jusqu’à ce que le réservoir soit rempli ; par conséquent, au lieu de tourner un quart d’heure, elle va peut-être tourner une heure de suite. Puisque toutes les pompes suivent la même stratégie, au total, statistiquement, la consommation va être augmentée, car chacune des pompes aura finalement pompé la même quantité d’eau, mais en dépensant beaucoup plus d’énergie puisque le rendement des pompes centrifuges devient extrêmement mauvais dès qu’elles ne tournent pas à leur vitesse normale. On saisit sur cet exemple qu’en réalité les réactions du consommateur rattrapent l’effet immédiat de la baisse de fréquence et augmentent même la consommation au bout d’un certain temps. Il a fallu assez longtemps pour que ce fait soit bien compris et que l’on renonce à cette solution facile de baisser la fréquence.
Le moyen de baisser la tension serait plus raisonnable, car la baisse de tension gêne moins les moteurs tandis qu’elle réduit le chauffage et l’éclairage. On pourrait donc dire que c’est un moyen qui discrimine entre la valeur des activités. Malheureusement, là aussi il faut penser à la réaction des usagers : quand on baisse la consommation d’une lampe de 5 %, la puissance lumineuse qu’elle fournit baisse d’à peu près 15 % : en économisant un peu d’électricité on réduit beaucoup la lumière. Un certain nombre d’usagers continueront néanmoins à s’éclairer de la même manière, et le procédé aura été efficace dans leur cas ; mais il suffit qu’un petit nombre d’entre eux trouvent qu’ils ne voient pas assez clair et allument une seconde lampe, pour que le doublement de consommation de quelques-uns l’emporte sur la baisse de 5 % des autres. Là aussi la baisse de tension est un élément peu efficace car au bout d’un certain temps les usagers réagissent.
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J’ai un peu insisté sur ces points pour vous montrer l’inélasticité à court terme de la consommation et par conséquent les très grandes difficultés qui apparaissent dès que la production n’est plus capable de faire face à la consommation. On a eu naturellement une expérience de ces problèmes dans beaucoup de pays pendant la guerre, mais plus souvent par suite d’une disette de combustibles que par suite de destruction des centrales : il se dégage des guerres précédentes une sorte de loi que je ne voudrais pas extrapoler vers l’avenir, mais que je propose simplement à vos réflexions : — c’est que les destructions troublent beaucoup moins qu’on ne pourrait penser l’équilibre entre production et consommation.
Il n’y a jamais eu de destruction vraiment sélective des centrales électriques — quoiqu’on ait dit : peut-être parce que d’autres catégories d’objectifs sont tout aussi tentantes ; peut-être parce que les consommateurs sont relativement plus fragiles que les centrales. Sans doute les consommateurs moyens et petits sont extrêmement dispersés ; mais les gros consommateurs le sont moins et les centrales sont aussi assez dispersées.
En fait les guerres ont généralement atteint assez parallèlement la production et la consommation ; cela a été le cas en particulier pendant les bombardements de l’Allemagne à la fin de la guerre : les industries ont été alimentées d’une manière à peu près acceptable, et il n’y a eu d’effondrement du système qu’au moment de la traversée du pont de Remagen par les Alliés ; c’est seulement alors qu’il y a eu une véritable dislocation dans la production d’électricité en Allemagne.
La discordance entre le mode de prévision habituel des besoins et le mode de prévision habituel des ressources
Après avoir parlé de consommation, abordons maintenant la production dont l’avenir donne lieu souvent à des inquiétudes. D’où viennent ces inquiétudes ? Pour beaucoup, à la différence des modes de raisonnement suivant qu’il s’agit de prévoir la consommation ou de prévoir la production.
En matière de consommation, on est bien obligé de renoncer tout de suite à une prévision analytique détaillée des besoins, à faire un plan de consommation, et à en déduire ce que sera la progression dans l’avenir. Dès qu’il s’agit d’un terme un tant soit peu éloigné, toutes les tentatives de ce genre se sont soldées par des échecs complets sous forme de sous-estimations. Nous serions bien embarrassés de préciser les consommations électriques dans dix ans. Tout le monde admet aujourd’hui que les usages seront relayés les uns par les autres et que la consommation continuera statistiquement à croître comme elle l’a fait précédemment. En somme, on fait un raisonnement statistique et pas du tout un raisonnement de planification. Ce n’est qu’une extrapolation, mais appuyée sur les différentes raisons que j’indiquais tout à l’heure.
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Tout le monde admet aujourd’hui cette impossibilité des prévisions analytiques à plus de quelques années et reconnaît la valeur des prévisions synthétiques de consommation d’électricité. Par contre, par une tendance d’esprit assez curieuse, on n’admet pas une attitude semblable pour la production. On se borne alors à recenser les ressources naturelles : autrefois on comptait le charbon, puis on s’est mis à supputer le pétrole, en se trompant d’ailleurs systématiquement ; on n’a naturellement pas pensé à l’uranium avant une vingtaine d’années. À chaque instant on s’est borné aux sources connues à l’époque — et on n’a pas admis qu’il y aurait des relais successifs des sources d’énergie comme on admettait qu’il y en aurait dans l’avenir pour les usages de l’électricité.
En fait, deux modes de raisonnement seraient probablement bons :
— l’un qui consisterait à essayer de dénombrer les consommations et de dénombrer les moyens de production ;
— l’autre qui consisterait au contraire à extrapoler largement et hardiment, en se disant que les relais viennent, non seulement pour les consommations, mais aussi pour les découvertes minières et pour l’invention de nouveaux moyens de production d’énergie.
Mais l’opinion publique a toujours tendance à faire l’extrapolation très hardiment pour la consommation, et à ne pas la faire du tout pour la production. Et c’est pourquoi au cours des âges, on voit toujours une très sourde inquiétude sur l’équilibre énergétique et en particulier sur celui de l’électricité.
Cette inquiétude a été renforcée récemment par la prise de conscience de l’approche de la fin de notre équipement hydroélectrique. Nos rivières avaient, jusque vers 1960, toujours fait face à la moitié des besoins croissants en électricité, l’autre moitié étant produite par des thermiques.
On avait d’abord craint que l’hydraulique cesse d’être concurrentiel avec le thermique dont le prix de revient baisse d’une manière spectaculaire tandis que celui de l’hydraulique était censé ne pas baisser beaucoup. Mais ceci encore était une illusion car l’hydraulique a aussi beaucoup baissé de prix — il suffit pour s’en rendre compte de penser à l’impact du bulldozer sur le prix des terrassements et aux percements de tunnels qui se font aujourd’hui trois fois plus vite qu’avant la guerre.
En fait, la fin des possibilités de développements hydroélectriques vient simplement de l’épuisement des sites favorables en France. Pour ne pas risquer que l’activité des constructeurs de turbines et des entrepreneurs tombe brutalement à la fin de ces aménagements, le programme hydroélectrique a été limité depuis quelques années à une cadence assez faible pour que l’épuisement s’étale sur un assez grand nombre d’années ; de ce fait, l’hydraulique ne représente quantitativement qu’assez peu de chose dans l’ensemble du développement futur de l’énergie électrique ; il peut seulement jouer un rôle qualitatif assez important au point de vue du secours en cas d’incident, et au point de vue du passage des pointes.
La même situation se rencontre d’ailleurs dans presque tous les pays où l’hydraulique a joué autrefois un rôle prééminent, par exemple en Suisse, en Italie et en Espagne. Par contre, en Afrique, l’hydraulique restera très longtemps le moyen essentiel d’approvisionnement en énergie électrique.
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La source principale d’énergie se trouve donc aujourd’hui dans les combustibles, charbon, fuel ou gaz. Les électriciens les regardent tous à peu près de la même manière et les jugent à la calorie. Sans doute la calorie des plus mauvais charbons a un peu moins de valeur d’usage que la calorie du gaz naturel, mais l’écart peut être négligé en première approximation : l’électricien achète des calories. Comme il n’en est pas du tout de même pour l’industrie qui achète bien davantage la propreté et l’aisance du réglage dans la combustion du gaz il est normal que les électriciens ne brûlent du gaz naturel que s’il y en a réellement un excès par rapport à ce que l’industrie peut absorber. C’est ainsi que l’Électricité de France a brûlé du gaz de Lacq tant que l’industrie n’avait pas encore pu s’équiper pour brûler ce gaz, mais elle n’en consomme pratiquement plus aujourd’hui.
L’entrée en lice de l’énergie nucléaire
C’est seulement depuis très peu de temps que le nucléaire peut être vraiment considéré comme une véritable source d’énergie car si sa compétitivité avait été annoncée depuis très longtemps et d’une manière très prématurée, elle n’est vraiment réalisée que dans les réacteurs qui vont entrer en service prochainement.
Le nucléaire peut aujourd’hui prendre la relève des combustibles classiques, sans entraîner une surcharge économique. Cette relève, les combustibles ne la demandent pas actuellement ; tant que la cadence des découvertes de pétrole continuera à être aussi rapide que la cadence du développement de sa consommation il n’y aura pas vraiment besoin d’une relève sous l’angle économique. C’est seulement sous l’angle des sécurités d’approvisionnement que l’on pourra souhaiter une relève partielle.
Mais c’est le souci même du prix de revient qui conduit à consommer de l’uranium plutôt que du pétrole et du charbon. Cela deviendrait par contre une nécessité si l’on constatait un jour un ralentissement de la découverte du pétrole, ou plus exactement une cadence de découverte du pétrole moins rapide que la cadence de développement de sa consommation. Aucun indice significatif ne fait penser que nous soyons à la veille de cette situation. Néanmoins, il est important de savoir qu’une source nouvelle d’énergie est maintenant prête à assurer une relève sans augmentation des prix de revient de l’électricité. La cadence de baisse des prix des centrales à uranium est d’ailleurs beaucoup plus rapide que la cadence de baisse des prix des centrales utilisant des combustibles fossiles ; nous sommes à peu près certains que l’énergie nucléaire, qui vient seulement de devenir compétitive, va vite devenir si intéressante qu’elle se développera de plus en plus rapidement ; et il est probable que dans un petit nombre d’années — cinq ans peut-être ? — on cessera de lancer la construction de grandes centrales thermiques, parce qu’il sera nettement plus économique de construire des centrales nucléaires.
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Ce qui est plus incertain, c’est de prévoir quels seront dans l’avenir les types de réacteurs les plus avantageux pour la production de l’électricité.
Ces types de réacteurs sont nombreux et on peut les classer de bien des manières, mais au point de vue économique la première distinction à faire consiste à séparer les réacteurs dont on ne connaît pas encore vraiment le prix de ceux dont on le connaît sur la base d’une expérience en vraie grandeur.
Les nombreuses variantes de réacteurs à eau lourde et le réacteur A G R anglais, dont le modèle en fonctionnement n’est qu’à l’échelle 1/20, en sont au stade où tous les espoirs sont d’autant plus permis que les prix de revient réels sont encore inconnus.
On ne connaît en réalité les prix que pour les réacteurs américains à eau légère, qu’il s’agisse de la variante à eau bouillante ou de celle à eau pressurisée dont les prix sont très voisins, et pour les réacteurs à uranium naturel graphite-gaz construits en France et en Angleterre.
Ce dernier type de réacteur n’exige que de l’uranium naturel.
Les ressources de la France métropolitaine en uranium ne suffiront pas à faire face à tous les développements des besoins, mais l’uranium est. abondant à la surface du globe et si les réserves actuellement connues sont insuffisantes pour faire face aux besoins à très long terme, elles se dilateront probablement dans l’avenir comme se sont dilatées les réserves de pétrole. De toute manière, les importations que nous pourrons avoir ainsi à faire ne seront qu’une faible fraction des importations de fuel ou de charbon qu’il aurait fallu faire pour satisfaire par des centrales classiques les mêmes besoins en électricité.
Les réacteurs à eau légère ont l’avantage de coûter moins cher que les réacteurs au graphite, mais ils exigent de l’uranium enrichi. Il y a donc un bilan délicat à faire entre l’avantage de moindre coût et les aspects d’autarcie.
Ces derniers aspects sont au nombre de trois :
— la nécessité de devises pour importer l’uranium enrichi tandis que l’uranium naturel est produit en grande partie dans la zone franc, et, quand il est importé, met en jeu beaucoup moins de devises par unité d’énergie électrique produite ;
— l’aspect sécurité d’alimentation qui ne deviendrait important que le jour où les réacteurs à uranium enrichi desserviraient une fraction notable des besoins d’électricité ; tant que cette fraction est faible ils apportent un avantage de diversification d’origine et par suite une réduction de risque si on les substitue à des importations de pétrole ;
— l’aspect contrôle de l’usage pacifique qui peut poser un problème politique si le réacteur est construit par la France seule sur un site français.
Dans la phase actuelle il ne paraît pas y avoir d’hésitation à poursuivre le développement et le progrès de la filière française à uranium naturel tout en participant à des aménagements de centrales à eau légère pour en bien connaître la technique.
En tout état de cause, la disposition de ces moyens de production de l’énergie à moindre prix que par les centrales classiques va provoquer un développement rapide des puissances installées en centrales nucléaires.
La commune mesure entre les différentes formes d’énergie
Je voudrais maintenant attirer l’attention sur une question assez délicate au point de vue économique, celle de la part de l’électricité dans la consommation totale d’énergie. Si l’électricité n’était produite qu’à l’aide de combustibles, il n’y aurait pas de difficulté à la situer dans les consommations énergétiques. Si les centrales thermiques consommaient par exemple 20 % de l’énergie calorifique fournie par les combustibles, c’est que l’électricité représenterait 20 % de l’énergie totale.
Mais l’énergie se fait aussi sans brûler des combustibles puisque depuis longtemps elle est produite par des chutes d’eau. On peut alors se demander quelle commune mesure adopter entre l’électricité et l’ensemble des énergies, du fait de l’existence de cette source séparée qui est l’hydraulique. Les réponses ont été multiples : certains ont évoqué leurs souvenirs de physique élémentaire en se rappelant qu’un kWh libère 860 kilocalories quand on le transforme en chaleur. Ils ont donc considéré que le kWh hydro-électrique équivalait au poids de combustible capable de produire 860 kilocalories (c’est-à-dire 120 grammes de charbon seulement). Bien que ce raisonnement ait été fait, même par des organisations internationales, il constitue une erreur totale ; le principe de conservation de l’énergie n’a rien à voir avec les substitutions économiques d’une énergie à l’autre ; d’ailleurs, même en physique, il y a plusieurs aspects dans la comparaison des énergies les unes aux autres ; la conservation de l’énergie est la loi la plus simple, la plus connue parce qu’elle est enseignée dans le secondaire. Mais le principe de Carnot suffit à montrer qu’à énergie égale mais à température différente, des nombres égaux de calories présentent des possibilités de production d’énergie mécanique ou électrique extrêmement différentes. Par ailleurs, il n’y a aucune raison pour qu’une des bases physiques de comparaisons entre des manifestations énergétiques ait vocation à constituer une base économique de comparaison.
La base économique se trouve en réalité dans les substitutions : quand on équipe une centrale hydraulique, on évite de construire une centrale thermique qui consommerait du charbon ; l’équivalent de l’hydraulique dans l’approvisionnement énergétique se trouve donc dans les « tonnes d’équivalent charbon » que l’on a évité de consommer dans une centrale thermique. C’est ainsi que tout le monde utilise maintenant ce qu’on appelle la « TEC », la tonne d’équivalent charbon. Autrement dit, ce sont les centrales électriques qui font la commune mesure entre les différents ordres de combustibles et l’hydraulique.
En réalité le rendement des centrales thermiques a beaucoup augmenté jusqu’à maintenant et continue même à progresser, quoique de plus en plus lentement.
La rapidité de l’évolution et sa décélération progressive peuvent être caractérisées par les chiffres suivants de kilocalories nécessaires pour produire un kWh :
Années Consommation moyenne d’énergie de l’ensemble du parc des centrales thermiques Consommation d’énergie des centrales les plus récemment mises en service
1925 — 5 500
1935 — 3 800
1945 6 500 3 000
1955 3 900 2 500
1960 3 150 2 290
1965 2 650 2 210
Une première difficulté se pose : faut-il calculer l’équivalence du kWh hydro-électrique en TEC d’après la consommation moyenne du parc des centrales ou d’après la consommation des centrales les plus récentes ? Tout dépend de l’usage que l’on veut faire des chiffres en question : s’il s’agit de voir comment le bilan des importations d’un pays va être influencé par la construction de centrales sur une rivière à débit très régulier, la substitution de ce groupe hydraulique à un nouveau groupe thermique de base doit être jugée en partant de la consommation du groupe thermique le plus moderne. Mais dans d’autres cas c’est la consommation moyenne du parc qui peut être à prendre en considération. Ce choix a d’ailleurs de moins en moins d’importance car l’éventail des consommations des diverses centrales d’âges différents se referme progressivement au fur et à mesure que le progrès des centrales thermiques classiques tend à se saturer. Des valeurs choisies vers le milieu de l’intervalle entre la consommation moyenne et la consommation de la centrale la plus moderne peuvent donc être considérées comme représentant d’une manière pas très précise mais pratiquement satisfaisante l’équivalent entre kWh et combustible fossile.
Une seconde difficulté vient de ce que le coefficient d’équivalence entre le kWh hydro-électrique et la TEC évolue dans le temps. Le kWh hydraulique vaut dans les bilans énergétiques 20 à 25 % de moins en 1965 qu’en 1955.
C’est là une complication mais il est facile d’en tenir compte. Il est à noter que l’évolution de ce facteur d’équivalence ralentit la croissance de la part que l’électricité représente dans l’énergie totale.
Par exemple, si en 1955 l’électricité représentait 1/4 de l’énergie totale et si de 1955 à 1965 l’électricité a doublé tandis que l’énergie a augmenté dans le rapport 1,5 la proportion de l’électricité dans l’énergie serait passée à 1 — 4 x 2 — 1,5 = 1/3 si le coefficient d’équivalence était resté constant. Mais il a diminué de 20 à 25 % dans l’intervalle, de sorte que la part de l’électricité est pratiquement restée la même depuis dix ans.
La possibilité d’éclatement du secteur énergétique en deux secteurs n’ayant plus de commune mesure stable
Je ne vous aurais certainement pas parlé de ce problème d’équivalence entre formes d’énergie si sa projection dans l’avenir ne me paraissait pas soulever de vrais problèmes auxquels il est bon de commencer à réfléchir. Supposons que l’on cesse de construire toute espèce de centrale thermique à combustible classique ; c’est une hypothèse qui peut très bien se réaliser dans cinq ans. À partir de ce moment, les combustibles ne seront plus un moyen de développer la production de l’électricité ; il y aura dans l’énergie en général deux secteurs : un secteur approvisionné par les combustibles et qui servira surtout à faire fonctionner les bateaux, les avions, les chemins de fer non électrifiés, et surtout les transports routiers — mais qui servira aussi à d’autres usages, aux hauts fourneaux par exemple. De l’autre côté, il y aura le secteur de l’électricité qui sera alimenté par l’uranium et l’hydraulique.
À partir de ce moment, où se trouve la commune mesure entre les deux secteurs ?
Quand on produira de l’uranium ou de l’énergie hydraulique, on n’évitera pas la consommation de nouvelles thermiques à combustibles classiques puisque, par hypothèse, on n’en fera plus du tout. Ainsi ces deux secteurs ne seront plus reliés l’un à l’autre par leur substitution dans la production de l’électricité. Où trouveront-ils alors leur commune mesure ? Ils ne peuvent la trouver que dans un ou plusieurs champs de substitution entre consommation d’électricité et consommation de combustibles. Mais où se trouveront ces champs communs où des substitutions resteront possibles ? Il s’en trouvera probablement un dans le chauffage des locaux où entreront en concurrence le secteur des combustibles et le secteur électrique à base d’uranium et d’hydraulique : c’est alors le rapport des quantités assurant le même chauffage qui déterminera la commune mesure entre le secteur uranium-hydraulique et celui des combustibles.
Mais si un autre usage fait appel à la fois aux combustibles et à l’électricité, nous nous trouverons en face d’une nouvelle parité différente de l’uranium et de l’hydraulique d’une part, avec les combustibles d’autre part. Ce problème d’avenir a l’air purement théorique mais il peut poser des questions dans le futur ; il n’y aura peut-être plus un secteur énergétique, mais deux, qui communiqueront assez mal, vraisemblablement par plusieurs secteurs dans lesquels les parités ne seront pas identiques et pourront même être bien différentes. Ainsi, la notion actuelle d’énergie et de TEC devrait être abandonnée et on devrait raisonner séparément sur chacun de ces deux secteurs.
Le secteur de la consommation électrique continuera à se développer assez régulièrement à une cadence de l’ordre du doublement tous les dix ans pendant vraisemblablement au moins une ou deux décennies.
Dans l’autre secteur, c’est essentiellement la consommation de la route et de l’aviation qui se développe. Le reste ne s’accroît que très lentement, les développements de certaines consommations ne dépassent guère l’effacement d’autres consommations devant l’électricité. La consommation de l’aviation a la cadence de développement la plus forte, mais elle est encore peu de chose à côté de la consommation routière qui se développe à une cadence du même ordre de grandeur que la consommation électrique. Son taux de croissance tendra probablement à se réduire dans quelques années, mais la consommation de l’aviation deviendra alors très substantielle.
En fin de compte ces deux grands secteurs paraissent devoir croître de la manière suivante :
— le secteur de l’électricité qui représente aujourd’hui à peu près vingt-cinq pour cent du total d’après la commune mesure actuelle, va continuer à croître à une cadence de l’ordre du doublement tous les dix ans ;
— le secteur des combustibles fossiles croîtra un peu moins vite puisque la fraction correspondant à la route et à l’aviation croîtra à peu près comme l’électricité, tandis que le reste n’évoluera que beaucoup plus lentement.
Mais entre les deux il pourrait bien ne plus y avoir de commune mesure, tout comme il est difficile d’en trouver aujourd’hui entre le secteur de l’énergie et le secteur de l’alimentation.
La grandeur des unités de production d’électricité
L’évolution de la grandeur des unités de production peut vous intéresser, d’une part parce que l’accroissement de puissance des unités a joué un rôle économique important, d’autre part parce qu’elle pose un problème de vulnérabilité au point de vue de la Défense Nationale.
Au point de vue économique, la production d’électricité est marquée depuis très longtemps par un accroissement continu des puissances unitaires. L’Électricité de France, par exemple, a commencé après la guerre à utiliser des groupes turbo-alternateurs de 100 ou 125 mégawatts, ensuite de 250 mégawatts, et maintenant de 600 mégawatts. Cette croissance entraîne des progrès à la fois dans le prix de premier établissement par mégawatt et dans la charge de personnel d’exploitation par mégawatt. Ce n’est que très accessoirement qu’elle a contribué à améliorer les rendements dont les progrès spectaculaires tiennent aux progrès des techniques, en particulier de la métallurgie, qui ont permis de monter les températures et les pressions mais qui auraient produit presque la même augmentation de rendement si on en était resté à des unités de 50 mégawatts.
À vrai dire, les gains de premier établissement ont été très grands dans le passage de 50 à 125 mégawatts, un peu moins élevés dans le passage de 125 à 250 et plus réduits encore dans le passage de 250 à 600 mégawatts : il y a un moment à partir duquel on gagne de moins en moins et où il cesse d’être bien intéressant de pousser plus loin. Aussi, si on devait rester au thermique classique, il n’est pas certain que l’on monterait — en tout cas pas avant longtemps — au-delà des 600 mégawatts que nous faisons maintenant. Cette loi de plafonnement des effets bénéfiques de la grandeur se retrouve pour tous les engins de production : le Diesel par exemple, a un coût unitaire qui s’améliore beaucoup quand on passe de 100 à 1 000 kW, mais quand on passe de 1 000 à 10 000 kW, la diminution est beaucoup moins sensible, et c’est ce qui fait qu’au-delà de 20 000 kW à peu près, le Diesel ne peut pas tenir contre la turbine à vapeur qui, au contraire, ne sature l’effet bénéfique de la taille que pour des puissances considérablement plus élevées.
Il se trouve que dans le nucléaire l’échelle de puissance jusqu’à laquelle la grandeur paye est beaucoup plus élevée que dans le thermique classique. En passant de 250 à 300 mégawatts à l’échelle de 500 ou 600 mégawatts où nous sommes maintenant, on a gagné énormément ; la baisse de prix unitaire a été d’à peu près 20 % lorsqu’on a doublé la puissance et nous sommes à peu près certains qu’entre 500 et 1 000 le gain reste encore du même ordre de grandeur. La saturation dans l’effet de taille apparaîtra bien un jour, mais sera-ce à 1 000 mégawatts ou à 2 000, nous ne pouvons pas actuellement le dire.
C’est cet effet de taille qui a permis à l’énergie nucléaire de déboucher. Si pour des raisons techniques il avait été impossible de réaliser des unités de 100 ou 200 mégawatts, par exemple, parce qu’on n’aurait pas pu souder les très gros caissons des réacteurs à eau, ni utiliser le béton précontraint dans les réacteurs à graphite-gaz, l’énergie nucléaire aurait été un échec au point de vue des centrales électriques ; on aurait déjà abandonné l’idée de faire des centrales nucléaires, car le prix des petites unités, malgré tous les progrès du nucléaire, reste beaucoup plus élevé que le prix de l’énergie conventionnelle. C’est seulement en arrivant à la taille de 500 ou 600 mégawatts, que l’énergie nucléaire est devenue capable de surclasser les centrales classiques. Cet effet de grandeur des unités est donc très important au point de vue économique.
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Il pose certains problèmes : d’abord cela apparaît comme un obstacle empêchant les petits pays de profiter de l’énergie nucléaire, car il est difficile d’utiliser des unités d’une puissance qui dépasse le dixième de la pointe de consommation. Pour que les risques de défaillance restent les mêmes, il faudrait en effet prévoir des marges de réserve très coûteuses qui absorberaient le bénéfice de la grandeur des unités.
À vrai dire, ce qui commande la grandeur des unités, ce n’est pas la puissance à l’intérieur des limites des frontières politiques, c’est la densité de consommation vue à une échelle géographique assez large.
Dans des pays à consommation très dense, comme ceux de l’Ouest de l’Europe, les frontières politiques peuvent être une gêne, mais qui est surmontable. Il est en effet facile de procéder entre pays à des échanges correspondant aux incidents des centrales. Faire transiter de purs secours qui ont un caractère temporaire et qui sont en moyenne symétriques, ne pose pas un problème grave d’autarcie. On peut donc penser que les transits aléatoires et dans les deux sens à travers les frontières, se développeront suffisamment pour qu’il n’y ait pas de difficultés à faire de grosses unités, même dans les pays qui sont politiquement petits, pourvu qu’ils se trouvent dans une grande zone géographique à forte densité de consommation.
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Un autre problème est posé par la taille des unités au point de vue de la Défense Nationale. En effet on pourrait craindre que la concentration de la production dans un nombre réduit de très grandes centrales, expose à des attaques sélectives qui mettraient en grand danger toute l’économie du pays. Je ne crois pas qu’il en soit tout à fait ainsi, parce que si les unités de production croissent, c’est à peu près à la même cadence que la consommation totale ; autrement dit, il faut toujours à peu près le même nombre d’unités pour faire face à la consommation. La vulnérabilité ne change pas et reste donc à peu près la même qu’autrefois. Ceci est une première approximation ; l’avenir nous dira si la situation se détériore un peu sous cet angle ou si elle s’améliore un peu ; pour le moment elle ne change pas sensiblement. ♦