Otan - La Conférence des Parlementaires - Un testament - La communauté atlantique
Le Traité de Washington du 4 avril 1949 établissait une alliance entre douze États – qui devinrent quinze lorsque la Grèce et la Turquie d’abord, la République fédérale allemande (RFA) ensuite, y adhérèrent. Sous la double pression des exigences extérieures et d’une sorte de logique interne, cette alliance se donna une structure et s’exprima par une institution, dont l’évolution ne fut pas sanctionnée par les Parlements. Cette approbation était-elle nécessaire ?
Le Traité de Washington, par son article 9, créait un Conseil, qui devait être « organisé de façon à pouvoir se réunir rapidement et à tout moment » et qui devait constituer « les organismes subsidiaires qui pourraient être nécessaires ». C’est dans le cadre des responsabilités assignées à ce Conseil que fut créée l’Otan, en tant qu’institution internationale. Il semble ainsi que l’on peut établir, entre l’Alliance créée par le Traité de Washington et l’Otan mise sur pied par la suite, des rapports comparables à ceux qui unissent la loi, votée par le Parlement, et les décrets d’application qui, eux, n’ont pas à recevoir d’approbation parlementaire. Mais les problèmes étaient d’une telle ampleur que les Parlements ne pouvaient pas être laissés à l’écart des travaux de l’Otan. C’est pourquoi fut créée une Conférence des Parlementaires de l’Otan, qui se réunit pour la première fois à Paris, du 18 au 28 juillet 1955.
La Conférence des Parlementaires
Mais le Traité de Washington ne prévoyait rien en matière de relations avec les Parlements nationaux (c’est un traité strictement intergouvememental), et aucune des réformes qui aboutirent à la mise en place des structures de l’Otan n’envisagea de faire une place à une quelconque délégation des Parlements nationaux. Il n’y a jamais eu, au sein de l’Otan, rien de comparable à l’Assemblée du Conseil de l’Europe, par exemple.
Cette Conférence des Parlementaires, en matière structurelle, n’a qu’un élément permanent, son secrétariat. Elle est composée de délégations nationales qui se réunissent en principe une fois par an – la tradition s’étant établie que cette réunion ait lieu en novembre, avant la session ministérielle du Conseil Atlantique. Mais elle n’a aucune existence statutaire, et ne dispose même pas d’un pouvoir consultatif. Certains avaient pensé qu’elle pourrait servir de trait d’union entre l’Otan et les opinions publiques. En fait, elle n’aurait pu jouer ce rôle que si l’Otan avait vu s’accroître sa fonction politique, que si une évolution l’avait orientée vers une perspective de supranationalité. Il ne pouvait en être question. L’Otan était une association entre quinze gouvernements égaux et souverains – les réunions ministérielles du Conseil groupaient les ministres des Affaires étrangères, de la Défense, des Finances. Il n’y avait pas place, dans cette structure, pour une assemblée parlementaire.
Est-ce à dire que cette Conférence des Parlementaires ne joua aucun rôle ? Certainement pas. Ce rôle ne fut pas celui que souhaitaient les « maximalistes » de l’idée atlantique, mais il fut supérieur à ce qu’eussent désiré les « minimalistes » de cette même idée. Il n’est pas un des grands problèmes qui, directement ou indirectement, intéressaient l’Otan, qui ne fut l’objet de rapports et de discussions, qu’il s’agisse des relations entre l’Europe et les États-Unis, de celles entre les pays occidentaux, les pays du Tiers-Monde et ceux du monde communiste, ou de la participation de tous les alliés à l’élaboration et à la conduite de la stratégie nucléaire, etc. L’essentiel de l’œuvre de cette Conférence réside dans les rapports établis chaque année par certains de ses membres : ils furent toujours de précieux instruments de travail, et ils témoignèrent des préoccupations des divers secteurs non communistes (car les délégations nationales ne comprenaient pas de parlementaires communistes ou pro-communistes) à l’égard de l’évolution des problèmes de la guerre et de la paix. Tous les leaders des pays membres de l’Otan participèrent à certaines sessions et, à lire leurs rapports et leurs interventions, on prend une meilleure vue de ce que, par leur intermédiaire, pensaient les éléments non communistes des opinions publiques. Ainsi donc, sans attributions réelles, sans cadres structurels bien définis, cette Conférence a joué un rôle utile ; on ne peut oublier que c’est à elle que l’on dut la réunion du Congrès Atlantique de Londres, en juin 1949, et la création de l’Institut Atlantique qui, créé à cette occasion, fonctionne depuis, installé à Paris, comme centre de recherches et d’études sur tous les problèmes atlantiques, au sens le plus large du terme.
Un testament ?
C’est sans doute la dernière fois que cette Conférence s’est réunie à Paris. Dès l’année prochaine, ces deux cents parlementaires se réuniront à Bruxelles. Aussi n’est-il pas sans intérêt d’analyser leurs conclusions de novembre.
Dans son discours d’ouverture, M. Da Fonseca (Portugal) s’est surtout attaché à proclamer que le danger communiste n’avait en rien diminué, « Et qu’on ne dise pas, a-t-il dit notamment, que les divergences entre Moscou et Pékin, bien que patentes, changent d’une façon substantielle le tableau ou diminuent le danger que la menace communiste constitue toujours pour l’Occident. Donc, quelles que soient les désunions intérieures du monde communiste, la vérité est que son action anti-occidentale ne varie jamais et que, bien que les chemins qu’il prend pour atteindre son but soient différents, celui-ci est unique. »
M. Brosio, Secrétaire général de l’Otan, a également souligné la persistance de la menace communiste, « sous la forme d’une politique implacable et d’une lutte diplomatique soutenue par la présence d’une force militaire immense en progrès constant… Je voudrais ajouter, a-t-il dit, que non seulement la menace politique subsiste en Europe, mais que l’Union soviétique gagne du terrain dans la lutte constante, délibérée qu’elle mène contre la cohésion et la puissance de l’Europe occidentale. »
Un nouveau sujet de désaccord entre la France et les « 14 » apparaît alors. Le Général de Gaulle estime que l’évolution interne de l’Union Soviétique depuis la mort de Staline, que l’assouplissement des relations entre Moscou et les capitales des pays de l’Europe orientale, que la tension sino-soviétique rendent illusoire l’idée des « deux blocs » antagonistes et qu’en politique tout ce qui est illusoire est dangereux. Dans la mesure où l’Europe retrouvera sinon une unité, du moins une cohérence, donc se dégagera de l’emprise des États-Unis (sans pour autant rompre avec eux) elle aidera au « dégel » des relations internationales, et ce « dégel » l’aidera à s’ériger en un ensemble politique doté d’une certaine unité. Pour les « 14 » – ou, plus exactement, pour ceux d’entre eux qui pèsent d’un poids suffisant pour imposer leurs vues – les changements survenus depuis quelques années dans la diplomatie soviétique affectent les tactiques, non les objectifs de cette diplomatie, et il serait dès lors grave de les considérer comme fondamentaux. Si l’on tient compte de la signification d’une telle divergence de vues entre la France et les « 14 », on comprend qu’il soit difficile d’envisager le rétablissement de liens qui tendraient à rétablir l’intégration !
Au sujet des rapports entre la France et l’Otan, M. Brosio a rappelé que la France ne s’est retirée que de la partie militaire intégrée de l’Otan, et qu’elle prend toujours part aux diverses activités civiles et politiques de l’Organisation. Il a souligné que celle-ci, dont la France s’est en partie retirée, continue à vivre grâce à une démonstration d’unité de la part des « 14 ». « Du fait qu’elle participe à certains organismes de l’Alliance, et qu’elle s’abstient de participer à d’autres, la France se place à un niveau qui est celui d’allié jouissant d’un statut spécial. Ceci ne signifie pas qu’on ait créé ou approuvé le principe d’une Organisation double, comprenant différentes catégories d’alliés. La nécessité impose souvent des mesures qui ne sont pas inspirées par la raison et que des discussions approfondies peuvent même parfois faire rejeter. J’ai l’impression que l’établissement d’une différence institutionnelle de ce genre entre les alliés, loin d’indiquer une souplesse salutaire, serait plutôt une source de faiblesse »…
De cette déclaration, on peut inférer :
– que pour le Secrétaire général de l’Otan le retrait français est une chose acquise et qu’il serait irréaliste de ne pas le considérer comme irréversible ;
– que la nouvelle position de la France à l’égard de l’Otan (retrait des organismes intégrés de l’Otan, fidélité à l’Alliance) ne fera pas l’objet d’une consécration juridique ;
– que cette nouvelle position se concrétisera par des accords fonctionnels qui n’engageront pas la souveraineté de la France, et qui porteront sur des sujets bien nettement définis. Un exemple de ces accords est fourni par les premières discussions entre le général Ailleret et le général Lemnitzer à propos de la place qu’en cas de conflit les troupes françaises stationnées en Allemagne occuperaient dans ou aux côtés des dispositifs occidentaux.
C’est dans cet esprit, semble-t-il, qu’il faille envisager les relations futures entre la France et les « 14 », entre un pays ayant décidé d’assurer lui-même sa défense nationale et quatorze pays ayant accepté d’insérer leur défense dans un double système, intégré pour les armes conventionnelles, non intégré pour les armes nucléaires.
Cette perspective rejoint la précédente : la France a rétabli sa souveraineté dans le domaine essentiel de la défense, et n’entend pas l’aliéner à nouveau, sous des formes détournées, pour des objectifs politiques dont elle s’estime en droit, eu égard à l’évolution des tensions internationales depuis quelques années, de contester la légitimité, et elle rejette tout ce qui pourrait l’entraîner dans des conflits n’affectant pas directement ses intérêts.
La Communauté Atlantique
La Conférence des Parlementaires de l’Otan a condamné l’éventualité d’une diminution des effectifs américains en Europe. Sur le plan stratégique, la question de cette réduction peut être discutée, puisque le volume des effectifs ne constitue pas en soi un absolu : le volume des effectifs ne peut être apprécié qu’en fonction des moyens techniques mis à leur disposition, et il est bien évident que toute modification dans les moyens doit avoir sa contrepartie dans le volume des effectifs. Mais le problème se pose aujourd’hui moins en termes techniques qu’en termes psychologiques : quelles que soient les exigences techniques, toute réduction des effectifs américains serait considérée par les Européens comme un témoignage du « dégagement » américain, comme un retour au vieil isolationnisme. L’importance que la guerre du Vietnam a prise dans la politique et dans l’opinion américaines ne peut que confirmer cette inquiétude, dans la mesure où elle renforce, dans les motivations américaines, le poids du Pacifique et de l’Asie par rapport à celui de l’Atlantique et de l’Europe. Un néo-isolationnisme s’affirmera-t-il ? Il serait hasardeux, et au surplus malhonnête de l’affirmer, mais il n’en est pas moins vrai que l’Otan subit le contre-coup, plus direct qu’on ne pourrait le supposer, de la guerre du Vietnam.
La Conférence des Parlementaires ne s’en est pas préoccupée directement. Pourtant, il est significatif qu’elle ait demandé un accroissement de ses prérogatives. Ce n’est pas la première fois qu’elle formule une telle revendication. À plusieurs reprises, l’idée avait été lancée, de la transformation de cette Conférence en un « Parlement atlantique » comparable au « Parlement européen », c’est-à-dire basé sur le principe de délégations des parlements nationaux, non sur celui de l’élection. Elle n’a jamais été prise en considération par les gouvernements, même par ceux qui sont le plus attachés à la notion de communauté atlantique.
C’est alors qu’apparaît une grave équivoque. Le mot « communauté » est utilisé pour traduire les réalisations européennes en même temps que pour exprimer certaines des justifications du Traité de Washington. Il est bien certain que le préambule de ce Traité ne recherchait pas un alibi lorsqu’il évoquait une certaine communauté de civilisation entre les pays du « monde atlantique », civilisation impliquant des valeurs intellectuelles et morales, des principes d’existence. Depuis très longtemps – bien avant 1919 – sur les deux rives de l’Atlantique, Méditerranée des temps modernes, s’est développée une même civilisation, dont les origines remontent au viiie siècle (lorsque les invasions musulmanes détruisirent l’unité de la Méditerranée) et au xvie (lorsque l’Atlantique cessa d’être un océan d’aventures, pour devenir un océan de commerce, avant d’être un foyer intellectuel). C’est cette civilisation commune que le Traité de Washington a voulu défendre, et c’est à celle que se réfère implicitement le général de Gaulle lorsqu’il proclame la fidélité de la France à l’Alliance Atlantique. Mais si la communauté atlantique est inscrite à ce titre dans l’histoire, elle n’a pas pris une forme véritablement politique, et rien, dans l’Otan, ne préfigurait une structuration politique étroite de ces solidarités. Or le même mot, « communauté », est utilisé en Europe.
Le Traité de Rome, qui créait le Marché commun, faisait des communautés économiques et techniques (CEE, CECA, Euratom) la préfiguration d’une communauté politique. Par la fusion des exécutifs de ces communautés, par le passage de la décision à l’unanimité à la décision à la majorité qualifiée, etc. il se projetait sur un plan politique, plus précisément dans un domaine de pouvoir politique. Que l’on envisage une Europe fédérale ou une Europe confédérale, force est de prévoir un « pouvoir politique » européen (dont l’absence a d’ailleurs, jusqu’ici, rendu vaines et illusoires toutes les proclamations en faveur de l’établissement d’un partnership Europe-États-Unis, puisque le partnership exige un partenaire). Rien de tel ne peut être sérieusement envisagé sur le plan atlantique, et l’Otan n’a jamais tenté de se présenter comme la préfiguration d’une « communauté » atlantique, au sens politique du terme, comme les communautés de Bruxelles se veulent la préfiguration d’une « communauté » européenne, au même sens politique du terme. Certains ont bien imaginé une « Union fédérale atlantique », mais même les plus rigides partisans de l’Otan n’ont jamais sérieusement pensé à un fédéralisme atlantique.
Cette équivoque s’est profilée à l’arrière-plan de certains débats de la dernière session de la Conférence des Parlementaires de l’Otan. L’équivoque sera-t-elle dissipée dans les prochains mois ? Cela supposerait que les « 14 » prennent conscience des limites de leur alliance militaire. On peut parler de solidarités atlantiques, qui justifient l’alliance. Parler d’une « communauté » en omettant de préciser le sens précis que l’on donne à ce terme, c’est prolonger l’équivoque, au détriment des solidarités atlantiques. ♦