Otan - Les tâches futures de l'Alliance - Nouveau pas en avant de l'Europe - La Grande-Bretagne et le Marché commun - L'ONU et le désarmement
L’activité des institutions internationales est très souvent plus importante que les apparences ne pourraient le laisser supposer. Cela tient en premier lieu à ce que certaines de leurs préoccupations se situent souvent dans des secteurs techniques. Plus encore, cela tient à ce que, sauf en des circonstances particulières, les opinions publiques ne se sentent pas directement concernées par les discussions entre experts.
Les tâches futures de l’Alliance
Le retrait de la France de l’Otan sera-t-il bénéfique pour l’Alliance ? C’est la question que l’on peut se poser en observant combien les « 14 » se préoccupent de réorganiser leur système défensif afin de l’adapter à la situation nouvelle des rapports Est-Ouest, et plus encore de lui trouver une justification en accord avec cette situation. Qu’il s’agisse du président Johnson dans son dernier message sur l’État de l’Union, du Premier ministre danois, M. Krag, dans une conférence prononcée à Bruxelles, de M. Willy Brandt lors de son dernier séjour à Washington, du sénateur Robert Kennedy lors de son passage à Paris, etc. de nombreuses voix se sont élevées pour réclamer une réorganisation de l’Otan, et le sénateur Thomas J. Dodd a proposé la désignation de six de ses collègues pour visiter les pays de l’Otan et « discuter avec les leaders politiques, militaires et parlementaires de ces pays, tous les aspects du Traité de l’Atlantique-Nord et la crise au sein de l’Otan ». Aussi bien le Conseil Atlantique a-t-il répondu à un vœu général en décidant la création d’un comité chargé d’étudier « les tâches futures de l’Alliance », donnant ainsi une expression concrète au souhait que les ministres des Affaires étrangères avaient émis lors de leur réunion de la mi-décembre.
Le problème se pose sur deux plans distincts.
D’une part, une agression soviétique en Europe étant, sinon impossible, du moins fort improbable, et les opinions publiques ayant pris conscience des changements intervenus dans la diplomatie soviétique, l’Alliance doit se trouver une justification différente de celle de 1949. Dans quelle mesure la coexistence pacifique élimine-t-elle le risque d’une éventuelle agression et combien de temps durera-t-elle ? Les responsables de l’Otan considèrent que si une agression soviétique est actuellement fort improbable, le risque n’en est pas pour autant éliminé dans l’avenir, et que par conséquent l’effort de défense doit être maintenu. Par ailleurs, une réorganisation de l’Otan pourrait faciliter le dialogue avec les pays de l’Est dans la mesure où, face à la puissance soviétique, les Occidentaux ne se présenteraient pas en ordre dispersé, c’est-à-dire en position de faiblesse.
D’autre part, l’unanimité se fait sur la nécessité d’une révision des rapports entre les États-Unis et les pays européens. La proposition présentée par M. Harmel, ministre belge des Affaires étrangères – qui a servi de base à la décision du Conseil à propos des « tâches futures de l’Alliance » – est formelle ? « Il (le Conseil) examinera les moyens de perfectionner les consultations politiques au sein de l’Alliance, y compris entre les partenaires européens ». Par cette dernière formule, M. Harmel rejoint ceux qui souhaitent que l’Europe ait le rôle d’un « pilier », qu’elle prenne plus de poids dans les discussions interatlantiques. Mais deux questions apparaissent : – l’Europe est-elle prête à assumer une plus grande responsabilité dans la défense atlantique et sous quelle forme, donc à accroître sa participation financière ? – l’Europe est-elle assez unie pour entrer dans le jeu du « partnership » ?
Attitude à l’égard de l’Est, établissement de nouvelles relations entre les États-Unis et l’Europe, tels sont ainsi les deux thèmes majeurs des discussions en cours. En d’autres termes, l’Alliance s’efforce de surmonter les souvenirs de la guerre froide pour s’adapter à la coexistence pacifique, en même temps qu’elle reconnaît la nécessité d’un allégement de la puissance relative des États-Unis face à l’Europe.
C’est dans ce cadre général que le Conseil Atlantique entreprend deux études, l’une sur les événements politiques de nature à avoir une incidence sur les objectifs de l’Alliance, l’autre sur les tâches à venir de l’Alliance. Un rapport provisoire sera présenté par le Secrétaire général, M. Brosio, lors de la session ministérielle du Conseil, début juin à Luxembourg, le rapport définitif devant être soumis au Conseil lors de sa session ministérielle de décembre prochain, à Bruxelles. 1967 apparaît ainsi comme devant être l’année de la mutation de l’Otan.
Nouveau pas en avant de l’Europe
Cette mutation est dominée par l’évolution de l’Europe, et ce n’est pas sans raison que M. Robert Marjolin, vice-président de la Commission du Marché commun, déclarait récemment : « Le problème central de l’Europe est celui de ses relations avec les États-Unis ». Selon M. Marjolin, l’union douanière et la politique agricole commune ne suffisent pas à faire de l’Europe une unité économique capable de discuter d’égal à égal avec les États-Unis et d’entrer en coopération étroite avec eux sans risque de se perdre. Or c’est là qu’est le problème central de l’Europe. Aussi les efforts devraient-ils, si l’on veut parvenir à l’égalité avec l’industrie américaine, porter, selon M. Marjolin, sur quatre points : la faible dimension des entreprises industrielles qui ne sont pas de véritables entreprises européennes ; l’inexistence d’un marché européen des capitaux qui permettrait d’alimenter ces entreprises ; le faible volume et la dispersion de la recherche scientifique et technique ; enfin le caractère national des politiques de développement économique. M. Marjolin a souligné que la solution résidait dans un effort de coordination des politiques des pays de la Communauté. Cet effort peut-il être poursuivi dans le cadre institutionnel existant ? M. Marjolin le pense, apportant ainsi un argument nouveau à ceux qui considèrent que l’heure de l’intégration politique de l’Europe n’est pas encore venue.
Si cet effort doit encore être entrepris, un nouveau résultat vient d’être enregistré : La Communauté européenne a adopté son premier impôt commun – la TVA à partir de 1970. « C’est une grande décision que nous venons de prendre, déclara le représentant permanent de la France auprès des Communautés européennes. C’est la première mesure de rapprochement des lois entre pays de la Communauté, véritable union économique ». Quant au ministre français des Finances, il affirmait : « À partir du moment où les droits de douane disparaissent, il ne faut plus qu’il soit possible de tricher sur des échanges à l’aide d’impôts et de jouer avec des cartes biseautées ». Ces déclarations soulignent sans équivoque l’importance de la décision prise le 8 février par les ministres des Finances des « 6 » : le 1er janvier 1970, une « taxe à la valeur ajoutée » remplacera, dans les six pays, les autres impôts indirects.
Pour la France, cela n’apportera que des évolutions de détail. Le système complétant le régime français de TVA qui entrera en vigueur le 1er janvier 1968 sera conforme aux décisions prises à Bruxelles. Pour les autres pays, ce sera une véritable révolution, leur système étant différent du système français dans son principe. On peut dire qu’ils paient quelque 4 % à chaque vente, sans qu’on puisse déduire l’impôt déjà payé par le fournisseur. En France, chaque entreprise paie 23 %, non sur la valeur totale de l’objet, mais sur la valeur ajoutée par son travail, sur la différence entre le prix de vente et celui des fournitures. L’un des avantages de la TVA est d’être neutre du point de vue fiscal, alors que les taxes « en cascade » favorisent la concentration en très grandes entreprises intégrées. Surtout, la TVA est un impôt qui permet de connaître très exactement quelle somme a été payée par les producteurs d’un pays. Elle permet donc d’en opérer à la frontière le remboursement pour les produits qui sortent, et la perception pour ceux qui rentrent sur des bases objectives. C’est son grand avantage européen.
Les Hollandais avaient de sérieuses objections. Ils étaient d’accord pour instituer une TVA, mais réticents sur les directives précises de la Commission du Marché commun. En effet, celle-ci suggérait que les exonérations fussent réduites au minimum : c’est la condition pour une TVA simple et efficace. Mais les Hollandais ont exonéré de taxe sur le chiffre d’affaires le pain, le lait, les chaussures et de nombreux articles courants. « C’est un principe essentiel de notre politique sociale, disaient-ils, quelque chose qui tient le rôle des allocations familiales dans d’autres pays ». Il est par ailleurs vraisemblable que les grands trusts néerlandais n’étaient pas très en faveur d’un système qui mettra fin à l’avantage dont bénéficient les entreprises intégrées. Ces obstacles ont été surmontés.
Par ailleurs, au cas où un pays voudrait prendre des mesures particulières (taux de l’impôt, régime des exceptions, etc.) il a été décidé qu’il en saisirait préalablement le Conseil des Ministres des « 6 ». Si la Commission juge qu’il s’agit de modifications mettant en cause les principes qui risquent de fausser la concurrence, une approbation unanime par le Conseil sera nécessaire avant la mise en vigueur. Au cas contraire, l’approbation de la majorité qualifiée suffira.
Le ministre français des Finances a vigoureusement appuyé le projet de la Commission. Il a insisté pour que les gouvernements puissent décider que telle ou telle prestation ne peut être déduite de la taxe, afin de leur réserver une possibilité de jouer sur le montant de l’impôt.
Pour les exportateurs français, la généralisation de la TVA aura des inconvénients, car le fait d’être actuellement les seuls à l’utiliser présente des avantages (détaxation et retaxation efficaces aux frontières). Mais le ministre des Finances pense que la clarté et la stabilité du système européen sont des avantages nettement supérieurs.
Cette harmonisation des taxes sur le chiffre d’affaires laisse encore des questions dans l’ombre. En effet, elle peut signifier que les « 6 » adoptent la même structure d’imposition, mais pas les mêmes taux. Cette réforme entraînerait un progrès considérable dans les échanges commerciaux entre les « 6 », car elle provoquerait la disparition des discriminations fiscales qui faussent la concurrence au sein du Marché commun. Mais les « frontières fiscales » subsisteraient. Si les « 6 » adoptent la TVA au même taux, il n’y aurait plus de manipulation fiscale aux frontières, les produits y circuleraient comme à l’intérieur d’un même pays, mais cela impliquerait pour la France de sérieuses répercussions, parce que les impôts sur la consommation y sont plus développés que chez ses partenaires : 58 % des rentrées fiscales contre 51 % en Belgique, 40 % aux Pays-Bas, 44 % en Allemagne – et, exception, 65 % en Italie. L’Allemagne s’apprête à adopter un taux de TVA de 10 à 12 % contre 20 % en France (en taux réel) à partir de l’an prochain. Cela veut dire que si l’alignement des taux s’effectuait sur le niveau allemand, la France devrait réduire le rendement de sa TVA (41 milliards de francs prévus en 1967) de quelque 15 Mds de francs par an et reporter cette somme sur d’autres impôts, notamment sur l’impôt sur le revenu, qui se trouverait alourdi. D’où la tendance, du côté du gouvernement français, à s’opposer à l’harmonisation des impôts directs et à n’accepter que ce qui est prévu par le Traité de Rome : l’harmonisation de la structure des taxes sur le chiffre d’affaires, mais non des taux. Telle est la signification de la décision prise à Bruxelles le 8 février.
Dans le même temps, les responsables des institutions européennes se sont préoccupés de la baisse de la production charbonnière des « 6 » (la plus forte jamais constatée depuis la création de la CECA), d’une gestion centralisée de la politique agricole commune (réclamée par la Commission du Marché commun), des récriminations de la Turquie (qui voudrait que les « 6 » lui achètent davantage), de l’organisation des marchés agricoles (que la Commission du Marché commun suggère de fonder sur des réseaux de groupements de producteurs), etc.
Le bilan 1966 de la Communauté européenne est nettement positif. Sa production totale a augmenté de 44 % par rapport à 1958. Pendant la même période, le produit national s’est accru de 35 % aux États-Unis, de 29 % en Grande-Bretagne. Quant à l’augmentation des échanges entre les « 6 », elle a été, par rapport à 1958, de 242 % en 1966, sans qu’en ait été affecté le commerce avec le reste du monde, puisque les importations en provenance des autres pays se sont accrues de 93 %, les exportations vers l’extérieur de 85 %. Nous pourrions multiplier les chiffres : ils confirmeraient tous l’essor du Marché commun.
La Grande-Bretagne et le Marché commun
De tels chiffres ne peuvent pas ne pas inciter la Grande-Bretagne à intensifier ses efforts en vue d’une adhésion au Marché commun. Lorsque devant le Conseil de l’Europe à Strasbourg, fin janvier, M. Wilson déclarait « We men business », sans doute la meilleure traduction de son propos était-elle « Nous parlons sérieusement », ce qui signifie qu’il souhaiterait convaincre les continentaux de la sincérité du désir de son pays d’entrer dans le Marché commun. Or les appréhensions subsistent. C’est qu’en effet, si M. Wilson insiste sur les avantages que présente pour le Marché commun l’entrée de la Grande-Bretagne, il reste discret sur les raisons profondes qui ont poussé son gouvernement à se rallier à la politique qu’il reprochait à son prédécesseur.
Dans les premiers jours de mars, M. Wilson et son ministre des Affaires étrangères, M. Brown, au terme de leurs sondages auprès des « 6 », envisageaient de nouvelles rencontres bilatérales. Mais le moment approche où le cabinet britannique va devoir prendre une double décision : sur le point de savoir d’abord s’il convient de poursuivre cette approche en direction du Marché commun, sur la tactique ensuite que, dans l’affirmative, la diplomatie britannique doit adopter. Le temps des « entretiens exploratoires » va se terminer, celui des négociations proprement dites commencera-t-il ?
M. Wilson continue d’estimer que le principal obstacle à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun se trouve à Paris. Très schématiquement, son problème est donc de savoir comment surmonter l’opposition présumée du général de Gaulle soit en le faisant changer d’avis, soit en lui rendant excessivement difficile l’exercice d’un veto. Mais M. Wilson juge avec assez de réalisme la situation à l’intérieur du Marché commun pour savoir qu’il a très peu de chances d’obtenir des « 5 » qu’ils s’unissent à la Grande-Bretagne pour tenter de forcer la main du général de Gaulle. C’est qu’en effet d’autres pays que la France se posent encore de graves questions sur les conséquences qu’entraînerait pour la Communauté européenne l’adhésion du Royaume-Uni, et éventuellement, dans son sillage, de plusieurs pays de l’Association européenne de libre-échange. Enfin, sur plusieurs sujets importants – rôle et place de la livre sterling, financement de la politique agricole commune, évolution des institutions communautaires, notamment – M. Wilson a le sentiment qu’un dialogue n’est pas impossible, mais que des solutions auxquelles pourraient se rallier à la fois les « 6 » et la Grande-Bretagne sont loin d’être mûres. Il semble donc que de nouvelles consultations préliminaires soient à prévoir, avant qu’une demande d’adhésion en bonne et due forme soit présentée à Bruxelles.
Le 2 février, Sir Patrick Reilly, Ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris, affirmait que 67 % de ses concitoyens sont favorables à cette adhésion – contre 40 % il y a quatre ans –, que, parmi les électeurs travaillistes, le pourcentage atteint 72 %. Ces chiffres sont intéressants. Mais Sir Patrick Reilly ajoutait : « Nous sommes prêts à accepter le Traité de Rome, avec les adaptations rendues nécessaires par l’adhésion d’un nouveau membre – adaptations que le Traité lui-même prévoit – à condition que nous obtenions des arrangements satisfaisants sur les points qui suscitent des difficultés pour nous ». Les « 6 » sont-ils disposés à modifier le Traité de Rome ? Sont-ils prêts à consentir à ces « arrangements » ? Dans l’immédiat, il ne le semble pas. D’autant que certains se demandent si, dix ans après le Traité de Rome, les investissements américains ne risquent pas de faire exploser le Marché commun.
L’ONU et le désarmement
La position de la Grande-Bretagne serait plus solide si elle se dégageait davantage de l’influence des États-Unis. Or, si le dernier Livre blanc sur la défense, par le retour qu’il suggère aux « représailles massives » en cas d’agression, est indirectement un hommage aux conceptions françaises, l’adoption par Londres de la thèse américaine sur le projet de traité de non-prolifération nucléaire ne peut qu’inquiéter les Européens.
Certes, la conclusion de ce traité exigera encore de longues négociations entre les membres de la conférence de Genève (réunie sous l’égide des Nations unies). Mais, d’ores et déjà, il apparaît que les États-Unis et l’Union soviétique sont davantage d’accord entre eux qu’avec leurs alliés respectifs, et qu’en Occident, par exemple, la France, si elle signait ce traité (ce qui paraît exclu) se priverait du droit de développer ses efforts dans le domaine nucléaire militaire.
Alors que l’ONU, par les prérogatives attribuées au Conseil de Sécurité, reposait sur l’idée que la paix pouvait être assurée par l’accord des cinq « Grands », aujourd’hui tout se passe comme si tous les pays devaient se soumettre à l’accord établi entre les États-Unis et l’Union soviétique par une communauté d’intérêts tenant à l’équilibre des forces de destruction massive. Déjà, la République fédérale allemande (RFA) a manifesté de vives inquiétudes et l’entente Washington-Bonn n’est plus aussi solide qu’il y a quelques mois. Par ailleurs, les Européens ont un autre sujet d’inquiétude : qu’adviendrait-il d’Euratom ? La Grande-Bretagne n’en est pas membre et se trouve donc sans scrupule à son égard ; mais comme elle souhaite que la République fédérale appuie sa candidature au Marché commun, elle essaie de concilier le noir et le blanc. De son attitude dépendra dans une large mesure celle des « 6 » à son égard, et les prochaines semaines pourraient être riches d’événements qui affecteraient directement la Communauté européenne et l’Alliance Atlantique. ♦