Institutions internationales - Gestion et organisation européennes - Vers une réforme du système monétaire mondial - Paralysie des Nations unies - UEO-Otan : des failles
Les conséquences diplomatiques de la guerre israélo-arabe et le développement des efforts européens après la conférence « au sommet » de Rome ont, au cours des dernières semaines, dominé l’activité des institutions internationales. Dans le même temps, le Conseil Atlantique se réunissait en session ministérielle à Luxembourg, l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale réclamait une meilleure coordination des politiques étrangères des pays européens, et le Fonds monétaire international (FMI) laissait entendre qu’une réforme du système monétaire international était possible.
Gestion et organisation européennes.
Bien entendu, le problème posé par la candidature de la Grande-Bretagne au Marché commun ne pouvait pas ne pas susciter de discussions et de controverses. D’autant que deux prises de position définissaient, l’une le sens précis de cette candidature, l’autre la réaction provoquée dans certains pays. La première émana de Lord Chalfont, désigné par le gouvernement britannique pour conduire les négociations avec les « Six » : « Nous rejetons l’idée d’une association, qui ne nous convient ni comme solution de rechange définitive à l’adhésion pleine et entière que nous avons demandée, ni comme solution provisoire permettant de dégager une période préparatoire avant l’adhésion ». C’est donc « tout ou rien ». La seconde prise de position émana de M. Pierre Harmel, ministre des Affaires étrangères de Belgique : « Il faut donner leur chance à ceux qui demandent d’adhérer aux communautés européennes… Il serait presque incompréhensible que la Grande-Bretagne, qui est attirée vers les États-Unis et vers l’Europe, soit rejetée par celle-ci vers ceux-là… Objectera-t-on que la Grande-Bretagne, du fait de sa situation économique et financière, n’est pas prête à jouer le jeu du Marché commun ? Au moment où la France, l’Allemagne et l’Italie s’engageaient dans la politique de construction européenne, il y a dix-sept ans, leur situation n’était-elle pas infiniment plus précaire que celle du Royaume-Uni aujourd’hui ? »
Enfin, M. Moro, président du Conseil italien, a donné à M. Wilson l’assurance que l’Italie poursuivra ses efforts en vue d’obtenir de la Communauté économique européenne (CEE) une décision « unanime » en faveur de l’entrée de la Grande-Bretagne et de créer « les conditions politiques et psychologiques favorables » à cette entrée. Le Conseil des Ministres des « Six » devait se saisir de la demande d’adhésion de la Grande-Bretagne lors de sa réunion du 6 juin : il s’est, ce jour-là, contenté de désigner M. Rey comme successeur de M. Hallstein à la présidence de la Commission unique des trois Communautés. C’est seulement le 27 qu’il s’en est saisi, dans le cadre de la procédure de l’article 237 du Traité de Rome – le problème concernant non seulement la demande d’adhésion de la Grande-Bretagne, mais aussi celles de l’Irlande, du Danemark et de la Norvège au Marché commun.
Les ministres des « Six » se sont officiellement souciés des conséquences que comporterait cette extension de leur Communauté, adoptant le point de vue de la France, selon qui, en vertu même du Traité, c’est aux « Six », entre eux, à débattre de ce problème, et non aux « Six » et à la Grande-Bretagne. Deux séries de questions principales se sont ainsi posées :
– les conséquences qu’aurait sur la nature même de la Communauté l’entrée de plusieurs autres membres, et en particulier celle de la Grande-Bretagne, puissance dont les intérêts et le commerce extérieur sont moins tournés vers l’Europe continentale que vers les autres continents ;
– les problèmes spécifiques (monnaie, agriculture) que poserait une adhésion du Royaume-Uni.
Bien sûr, ces deux séries de questions sont étroitement liées : c’est parce que la devise britannique est une monnaie de réserve internationale et c’est parce que l’agriculture britannique n’est pas prête à appliquer les règles de la Communauté que l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE risquerait de changer la nature même de cette dernière. Le point de vue français l’a encore emporté quant au rôle que la Commission doit jouer dans cette étude : ce n’est pas la « commission Hallstein », mais la nouvelle commission unique des trois Communautés qui doit maintenant donner son avis, et M. Rey a été chargé d’établir un rapport.
Le jour même où le Conseil des ministres des « Six » se saisissait officiellement de la question de la candidature britannique, la Commission du Marché commun proposait l’unification des marchés et des prix du vin dans les 6 pays – le vin étant le seul « grand » produit agricole (6 % de la production totale de la CEE) à échapper encore à la législation communautaire. Les rares textes adoptés à son propos en 1962 n’ont guère été appliqués. Celui qui intéresse la libération progressive des échanges intracommunautaires notamment est resté à peu près lettre morte. Cette situation pourrait changer si les « Six » adoptaient rapidement le projet d’organisation de marché des vins de consommation courante que vient de leur soumettre la Commission de la CEE. Cette proposition préconise l’institution de mécanismes très proches de ceux qui existent déjà pour les productions agricoles soumises à la règle commune : régime des prix communs, mécanismes d’intervention, libération complète des échanges intracommunautaires et mesures de protection communes aux frontières de la CEE. Ce nouveau système, s’il était approuvé, modifierait du tout au tout les habitudes des viticulteurs français soumis depuis l’avant-guerre à la réglementation très stricte du code du vin. On estime à Bruxelles que le seul fait de réintroduire la notion de concurrence entre viticulteurs permettrait d’assainir un marché quelque peu sclérosé et de maîtriser suffisamment les disponibilités pour les ajuster aux besoins.
Dans le même temps encore, la Commission de l’Énergie du Parlement européen se préoccupait de la situation de l’Euratom. Selon elle, une nouvelle émigration des savants européens vers les États-Unis et l’accroissement du retard technique de l’Europe seront les deux conséquences inéluctables de la paralysie de l’Euratom. Cette Communauté, rappelons-le, est sans budget de recherche depuis le 1er janvier et ne subsiste depuis lors qu’au moyen de douzièmes provisoires. De plus, le deuxième programme quinquennal communautaire de la recherche vient à expiration à la fin de l’année et, faute d’accord entre les gouvernements des « Six », Euratom ne disposera même plus d’un programme de travail pour l’avenir à partir du 31 décembre prochain. L’exécutif de l’Euratom a préparé un troisième programme quinquennal, qui devrait entrer en vigueur le 1er janvier 1968. Ce programme a été présenté régulièrement aux ministres, mais ces derniers ne se sont pas encore prononcés.
Enfin, à l’occasion de l’inauguration d’une raffinerie, le Premier ministre français a, le 26 juin, mis l’accent sur la nécessité d’une politique énergétique commune aux « Six ». M. Pompidou a notamment déclaré : « Cette question de l’approvisionnement en pétrole, si importante pour l’Europe occidentale, les problèmes posés par la concurrence avec diverses sources d’énergie (charbon et, déjà, atome), le fait que la production et la distribution du pétrole dépendent pour une large part de groupes anglo-saxons, dont l’activité en France comme en Europe est bénéfique, mais ne saurait devenir un monopole, la proximité de l’ouverture des frontières du Marché Commun, tout cela impose la définition d’une politique de l’énergie pour les Six pays de la Communauté ».
Vers une réforme du système monétaire mondial
Cette volonté de définir une politique commune, ce souci d’harmoniser les points de vue nationaux des « Six » se sont, au cours des dernières semaines, manifestés dans le domaine monétaire. En effet, les ministres des Finances des « Six », qui se sont réunis le 3 juillet à Bruxelles, ont mis au point l’attitude commune qu’ils adopteront lors des prochaines réunions monétaires internationales : à Londres d’abord les 17 et 18 juillet, au sein du groupe des « dix », à Rio de Janeiro en septembre, lors de la session annuelle du FMI. Ce qui était jusqu’ici thème à discussion d’experts ou sujet de polémiques politiques deviendra probablement réalité : le Gold Exchange Standard va être modifié. La querelle entre Américains et Européens avait commencé il y a plusieurs années par l’énoncé de thèses contradictoires : les Américains souhaitaient la création d’une monnaie de réserve nouvelle sans lien avec l’or, les Français réclamaient une réévaluation du prix de l’or afin de ramener le dollar à sa valeur réelle. À Munich les « Six » avaient proposé une formule de conciliation : ni monnaie de réserve nouvelle ni réévaluation de l’or, mais ouverture de droits de tirage supplémentaires et automatiques, dans le cadre du FMI, ces crédits spéciaux devant être remboursés au bout d’un certain temps.
À Bruxelles, les « Six » se sont entendus sur les points suivants :
• La création de liquidités supplémentaires (liées d’ailleurs à la constatation d’un besoin mondial dans ce domaine) ne devrait pas se faire sur une base monétaire comme l’avaient demandé au départ des États-Unis. Il devrait s’agir de crédits, c’est-à-dire de sommes remboursables.
• L’organisation de ces crédits ne se fera pas dans une institution juridique nouvelle, mais au sein du FMI, même si les nouvelles liquidités font l’objet d’une comptabilité séparée.
• Au moment où seront prises les décisions de principe visant à l’ouverture de ces crédits, il faudra se mettre d’accord sur les notions de durée et de montant du crédit, c’est-à-dire sur les règles de « remboursabilité ».
• Tant à Londres qu’à Rio, les « Six » lieront l’organisation de ce programme de crédit à l’obtention par la Communauté d’un pourcentage de voix suffisant au FMI pour bloquer la décision si besoin est (règle de la majorité de 85 % des voix pour obtenir un accord au sein de cette instance internationale).
Le problème monétaire international ne sera pas réglé pour autant. La Communauté européenne ne s’est pas attaquée à la racine du mal. Elle n’en a pas encore les moyens. Mais elle les aura quand – comme elle le demande – elle sera reconnue au sein des instances monétaires internationales, comme une puissance d’une envergure et d’un poids égaux à ceux des États-Unis. C’est, pour elle, la condition essentielle de la création d’un système complémentaire de crédit que recherche Washington. Le premier pas, le plus important, sera alors franchi. La discussion sur l’ensemble du système monétaire pourra alors s’engager sur la base des nouveaux rapports de force Europe–États-Unis, plus réalistes et plus conformes aux valeurs économiques respectives.
Paralysie des Nations unies
Dans ce même temps où progressait l’organisation de l’Europe, les Nations unies donnaient le spectacle de leur impuissance face à la situation créée par la guerre israélo-arabe. Pour avoir refusé la proposition française d’une réunion « au sommet » des quatre Grands (qui allait dans le sens original de la Charte des Nations unies) les États-Unis et l’Union soviétique sont arrivés à créer un climat qui, à certains égards, ou du moins aux yeux de certains observateurs, prouve que l’« esprit de Yalta » n’est pas mort, quelque désastreuses qu’aient pu être les conséquences de la conférence de Yalta. Certes, les résultats des entretiens Johnson-Kossyguine de Glassboro ne sont pas comparables à ceux de Yalta, sans doute peut-être même doit-on se féliciter que la session spéciale de l’Assemblée Générale des Nations unies ait fourni l’occasion de cette rencontre – mais elle aurait pu fournir celle d’une réunion des quatre Grands. Il n’en demeure pas moins qu’aucun problème n’a été réglé.
Le Conseil de Sécurité n’avait pas pu éviter le déclenchement du conflit, après que par sa décision de retrait des « casques bleus » à la demande de la République arabe unie (RAU, NDLR : l’Égypte), M. Thant ait rendu celui-ci pratiquement inévitable. Puis il ne put pas le stopper : c’est la victoire d’Israël, et non les appels du Conseil de sécurité, qui mit un terme aux combats. Pouvait-il jouer un rôle dans le rétablissement de la paix ? Non. Convoquée en session spéciale, l’Assemblée générale s’efforça de jouer ce rôle. Mais, à l’heure du vote des diverses motions, elle dut se rendre à l’évidence : elle ne pouvait, elle non plus, le jouer. Les faits méritent d’être rappelés.
En premier lieu fut examinée la résolution des « non-engagés », soutenue par l’URSS, qui demandait le « retrait immédiat » des troupes israéliennes et leur retour aux positions qu’elles occupaient avant le 5 juin 1967. L’Assemblée a tout d’abord rejeté l’amendement présenté par l’Albanie, qui demandait d’ajouter à cette résolution la condamnation d’Israël pour « agression » (par 66 voix contre 32 et 22 abstentions) et l’amendement cubain qui réclamait la condamnation des États-Unis comme « principal instigateur de l’agression » (par 78 voix contre 20 et 22 abstentions). Enfin, l’Assemblée se prononça sur la motion des non-engagés : 58 voix pour, 46 contre, 22 abstentions. C’était le rejet : la majorité des deux tiers exigeait qu’il y eût 66 voix pour. Ce fut ensuite le tour de la résolution soviétique, présentée le premier jour par M. Kossyguine, qui demandait la condamnation d’Israël, le retrait immédiat des forces israéliennes aux lignes d’armistice et le versement d’indemnités par Israël aux pays arabes, d’être repoussée. Puis, par 43 voix contre, 20 abstentions et 57 voix pour, l’Assemblée rejeta la résolution latino-américaine, appuyée par les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui demandait simultanément le retrait des forces israéliennes des territoires occupés et une déclaration arabe mettant fin à l’état de belligérance contre Israël. Les États-Unis, pour leur part, retirèrent le projet de résolution qu’ils avaient présenté, et qui préconisait notamment des négociations israélo-arabes avec, au besoin, l’assistance d’une tierce partie. Finalement, une seule résolution devait être adoptée : celle du Pakistan, qui « considère comme non valables les mesures prises par Israël pour modifier le statut de Jérusalem » et demande à Israël de « rapporter toutes ces mesures et de s’abstenir de toute action qui altérerait ce statut ». Cette motion a recueilli 99 voix, le nombre des abstentions s’est élevé à 20. Que va-t-il en advenir ?
L’enseignement majeur de cette session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations unies réside peut-être dans l’échec qu’a subi l’Union soviétique qui avait été à l’origine de sa convocation. Certes, le Kremlin essaiera de tirer parti de l’adoption de la motion pakistanaise. Mais tout le monde savait – et M. Gromyko lui-même l’avait souligné – que la bataille décisive se déroulerait autour de la motion des non-engagés, appuyée par Moscou. Cela montre que les changements survenus dans la diplomatie soviétique depuis l’affirmation de la coexistence pacifique, n’ont pas permis à Moscou de reconquérir le terrain perdu au temps de la guerre froide, et que l’affaiblissement de la puissance des États-Unis au sein des Nations unies n’a pas profité à l’URSS.
Par ailleurs, cette session de l’Assemblée générale s’est ouverte le lendemain de la première explosion thermonucléaire chinoise. Que la date de cette explosion ait été préméditée ou qu’il y ait eu une simple coïncidence, la Chine a montré son indépendance vis-à-vis des organisations internationales. On retrouve alors le problème de la non-participation de Pékin aux travaux des Nations unies. Chaque jour s’affirme davantage le caractère fictif de la représentativité de la Chine nationaliste, qui est le « 5e Grand » du Conseil de Sécurité. Le communiqué chinois du 18 juin et la déclaration de M. Chou En-Laï constituent avant tout un encouragement à la lutte révolutionnaire « contre l’impérialisme américain et son complice le révisionnisme soviétique », selon une expression maintes fois utilisée à partir du début des hostilités israélo-arabes. Mais, au-delà de ces affirmations apparaît le dédain dont Pékin témoigne maintenant à l’égard des Nations unies. Les éléments les plus engagés, au Caire, à Alger et à Damas, ne peuvent pas ne pas s’en sentir réconfortés : leur pression sur le Kremlin s’accroîtra d’autant, et les Nations unies se trouveront ainsi placées devant des difficultés plus grandes dans leurs efforts de conciliation.
UEO-Otan : des failles
Le 16 juin, l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale a clôturé sa session par un débat sur le Moyen-Orient et le vote de deux recommandations. La deuxième, adoptée par 35 voix pour, 10 voix contre et 2 abstentions (Français et Anglais, qui l’estimaient prématurée) invite les gouvernements membres de l’UEO à promouvoir la conclusion d’un traité de paix au Moyen-Orient sur les bases suivantes :
– garantie par les grandes puissances des frontières définitives à fixer au cours de négociations entre Israël et les pays arabes ;
– droit de passage par le canal de Suez et liberté d’accès au golfe d’Akaba pour tous les navires ;
– solution équitable et humaine au problème des réfugiés palestiniens.
L’Assemblée invita en outre le Conseil à élaborer des plans en vue de :
– prévenir une nouvelle course aux armements au Moyen-Orient ;
– établir un programme d’assistance efficace pour cette partie du monde.
Quant au Conseil Atlantique, réuni en session ministérielle à Luxembourg, il ne pouvait pas ne pas se soucier de cette nouvelle crise. Le communiqué final y fait allusion en termes tels qu’ils peuvent contenter toutes les opinions – des termes d’autant plus anodins qu’à la veille de l’ouverture de la session le Secrétaire général avait, dans une conférence de presse, pris une position qui, si elle avait été considérée comme officielle, eût engagé les quinze gouvernements – ce qui provoqua une intervention du ministre français des Affaires étrangères.
Si l’on tient compte, en outre, des réticences qui s’expriment dans plusieurs pays européens devant l’adoption, à titre officiel, de la « doctrine McNamara » comme concept stratégique de l’Otan, de l’opposition, prudente en paroles mais vive dans le fond, de la République fédérale d’Allemagne (RFA) au projet de traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, on doit constater que le retrait de la France a créé une situation à laquelle les « 14 » s’adaptent difficilement, et qu’ils ne sont pas encore parvenus à surmonter. Les mêmes problèmes demeurent. Lorsque M. Schröder, ministre fédéral de la Défense, déclare que la signature d’un traité sur la non-prolifération des armes nucléaires ne devrait pas écarter les officiers de pays non nucléaires des états-majors de l’Otan et des échelons de commandement atlantiques, il rejoint une position qu’en d’autres circonstances la France avait essayé de faire prévaloir.
Ici même, nous avions eu à plusieurs reprises l’occasion de rappeler que la crise de l’Otan n’avait pas été provoquée par les décisions françaises, qu’elle leur préexistait. Cette crise n’a pas été réglée par le retrait français.