Maritime - La seconde campagne d'expérimentation nucléaire française dans le Pacifique - Les préoccupations des grandes marines anglo-saxonnes - Aspects navals de la crise du Moyen-Orient
La seconde campagne d’expérimentation nucléaire dans le Pacifique
Le projet de budget pour 1968 n’étant pas encore arrêté, sinon dans ses grandes masses dont la répartition doit donner lieu à des arbitrages du Premier ministre, peu d’événements concernant l’activité récente de notre marine mériteraient de retenir notre attention si le mois de juin n’avait été marqué par la seconde campagne d’expérimentation nucléaire dans le Pacifique. On notera simplement, au chapitre du matériel, que le deuxième de nos SNLE, le Terrible, a été mis sur cale le 25 juin 1967 à Cherbourg, c’est-à-dire que deux tronçons de sa coque, dont la préfabrication avait commencé le 2 janvier, ont été assemblés sur la cale laissée libre le 29 mars par le Redoutable.
Comme en 1966, la Marine a pris une large part à la préparation et à l’exécution de la campagne de tirs du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) en 1967, en fournissant à celui-ci d’une part des éléments organiques (bâtiment de sécurité Rance, un certain nombre de Bâtiments de débarquement de chars ou BDC, d’Engin de débarquement d’infanterie et de chars ou EDIC, de bâtiments bases, de pétroliers, de Bâtiment de soutien logistique ou BSL et bâtiments ateliers, de gabares, etc., ainsi qu’une section d’avions patrouilleurs à grand rayon d’action Neptune P2P6 et une section d’hélicoptères Alouette III), – d’autre part un renfort opérationnel. Toutefois, en raison du caractère de la campagne (faible puissance des engins et dangers réduits de retombées radioactives, petit nombre et brièveté des expériences : 3 tirs concentrés sur un mois, au lieu de 6 étalés sur deux demi-campagnes d’environ un mois chacune), ce renfort a pu être limité au bâtiment de commandement De Grasse, au TCD (Transport de chalands de débarquement) Ouragan, à 2 avisos-escorteurs et aux 2 dragueurs de la station navale de Papeete (rappelons que la campagne de 1966 avait mobilisé, en outre, le groupe Alfa – porte-avions Foch, 3 escorteurs d’escadre, 3 bâtiments logistiques – et un groupe occasionnel d’une demi-douzaine d’avisos-escorteurs). Celle de 1967 n’en aura pas moins exigé la collaboration de 43 bâtiments, d’une quarantaine d’engins de batellerie, de 6 aéronefs de la Marine et de près de 4 000 marins.
Les 3 explosions prévues d’engins de faible puissance, au plutonium, sous ballons, ont eu lieu, non pas, comme on le pensait, entre le 1er juin et le 1er juillet, mais le 5 juin, le 27 juin et le 2 juillet, des circonstances météorologiques défavorables et peut-être aussi un incident technique sans gravité ayant modifié le calendrier primitif. Elles avaient pour objet, autant qu’on peut le savoir, de vérifier certaines vues nouvelles concernant l’amorçage de la future bombe thermonucléaire.
Les préoccupations des grandes marines anglo-saxonnes
La Grande-Bretagne et les États-Unis traversent, l’une dans l’océan Indien, les autres au Vietnam, tous deux au Moyen-Orient, des heures difficiles, dont on ne saurait prévoir encore l’influence lointaine sur leur appareil militaire.
On sait que, pour des raisons impérieuses d’économie, le gouvernement britannique remanie profondément le système de défense du pays outre-mer. Les forces navales métropolitaines subissent d’ailleurs elles-mêmes le contrecoup des sacrifices imposés : si le rythme des constructions destinées à la protection des communications et à la lutte ASM (anti-sous-marine) ne se ralentit pas (Sous-marin nucléaires – ou SSN – et frégates polyvalentes du type Leander, dont 2 nouvelles, l’Hermione et l’Andromeda, viennent d’être lancées), M. Harold Wilson a averti les Communes le 13 juin qu’il était absolument exclu de remplacer les engins Polaris A3 des 4 SSBN (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins) en construction par des engins Poseidon, comme le feront les Américains sur les 31 La Fayette : l’adoption du Poseidon, beaucoup plus efficace que l’A3, mais plus gros et plus grand, exigerait une reconstruction des sous-marins, financièrement inadmissible.
C’est néanmoins l’organisation des forces d’outre-mer que frappent les mesures les plus draconiennes. Déjà au mois d’avril la South Atlantic and South America Station avait été dissoute et sa zone d’action répartie entre la Home Fleet et la Far East Fleet. Au mois de mai la West Indies Station a été absorbée à son tour par la Home Fleet, et celle-ci se verra enfin rattacher cet été la Mediterranean Fleet, d’ailleurs ramenée peu à peu en métropole à la suite de l’évacuation de Malte.
On avait pu penser jusqu’à ces derniers temps que les troubles persistants d’Aden et la crise du Moyen-Orient remettraient en question, à l’Est de Suez, la proclamation d’indépendance de la Fédération d’Arabie du Sud et la dissolution du Middle East Command, ou du moins les retarderaient. Il n’en sera rien, s’il faut considérer comme définitive la déclaration du Secrétaire au Foreign Office (NDLR : les Affaires étrangères) devant les Communes le 19 juin, fixant au 9 janvier 1968 la date d’indépendance de la Fédération : Londres se bornera à fournir à celle-ci des armes modernes et une aide technique, mais ne signera pas avec elle de traité d’assistance militaire en cas d’agression qu’elle réclamait comme une garantie indispensable de sa sécurité.
La dissolution du Middle East Command, consécutive à l’abandon du Protectorat, entraînera le rattachement de sa zone d’action à la Far East Station, un petit commandement interarmées autonome étant cependant maintenu à Bahreïn dans le golfe Persique.
On s’orienterait ainsi, d’après la presse britannique, vers la concentration des commandements navals et des bases dans le monde en deux grandes zones seulement, une Western Station à l’Ouest de Suez, une Eastern Station à l’Est. Les récents accords anglo-américains pour l’exploitation aéronavale commune des archipels de l’océan Indien, ainsi que les conversations de M. Wilson avec le premier ministre australien, puis le premier ministre de Singapour, dans la seconde quinzaine de juin permettent d’ailleurs de prévoir une réduction importante des forces employées dans la seconde de ces zones au cours des prochaines années.
La rapidité de cette évolution autorise deux suggestions. La Grande-Bretagne, faute de moyens financiers et par conséquent militaires suffisants pour jouer un rôle mondial, se replierait de plus en plus sur l’Europe. Elle renoncerait, d’autre part, à entreprendre sans un concours allié des opérations d’envergure à l’Est de Suez, c’est-à-dire à essayer d’y éteindre seule les fameux « feux de brousse » dont l’expansion pourrait conduire à un affrontement direct des idéologies qui se partagent la planète. Les circonstances semblent imposer, sans doute, une pareille politique ; mais on peut s’interroger sur sa sagesse, au moment où la recrudescence des émeutes d’Aden (depuis le 20 juin) expose la Fédération de l’Arabie du Sud à sombrer dans l’anarchie, sinon à subir après le retrait des forces britanniques une invasion étrangère, – au moment surtout où les difficultés croissantes éprouvées par les États-Unis au Vietnam risquent de réduire pour une durée indéterminée leur liberté d’action dans le reste du monde.
Le mois de juin, en effet, n’a pas été marqué seulement par la persistance des bombardements aériens, aéronavals et navals au Nord-Vietnam (attaques de l’aviation embarquée de l’Enterprise, du Constellation et du Bonhomme Richard contre des aérodromes, la centrale électrique de Hanoï, des rampes de lancement et des dépôts d’engins sol-air, des dépôts de carburant et de camions, des ponts de chemin de fer ou routiers, des convois, etc., particulièrement les 7, 10, 12 et 17 juin, – tirs du croiseur Boston sur de la batellerie et des positions côtières d’artillerie aux abords du 17° parallèle le 6 juin).
L’activité des réguliers nord-vietnamiens infiltrés et du Vietcong s’est manifestée avec une telle violence dans des régions où avait régné depuis quelques mois un calme relatif, d’une part sur les grands axes de communication reliant les bases principales des Marines dans la zone littorale (Da-Nang, Chu-Laï), d’autre part sur les Hauts-Plateaux (Pleiku, Kontum, Dak-To, entre le 9 et le 24 juin), qu’on a pu se demander si ces opérations ne représentaient pas le premier acte d’une offensive générale, et si les durs combats des mois d’avril et de mai aux abords de la zone démilitarisée n’avaient pas été une simple diversion, destinée à « pomper » vers le Nord les réserves du corps expéditionnaire américain, pour affaiblir sa défense dans le Vietnam central où se jouerait la plus grosse partie.
Quoi qu’il en soit, le seul fait que le réseau routier de la plaine côtière, nettoyé l’an dernier, soit de nouveau menacé indique combien la guerre piétine. Pourtant les effectifs américains au Vietnam, évalués à 405 000 hommes environ au début de cette année, ont dépassé au mois de juin 460 000 h, dont 76 000 Marines, 27 000 marins et 1 200 garde-côtes. Mais les pertes se font aussi de plus en plus lourdes : plus de 11 000 tués, selon des chiffres officieux datant de la fin du mois de juin, et 588 avions descendus au seul Nord-Vietnam entre 1964 et le 26 juin, d’après le Pentagone. Dans le projet de budget de défense des États-Unis pour 1967-1968 le Vietnam interviendra (il ne s’agit, évidemment, que d’une estimation) pour 22 milliards de dollars environ, soit près de 30 % : ce montant ne représente, il est vrai, que 3 % du Produit national brut (PNB), et la Nation le sent peser à peine ; mais, militairement parlant, l’engagement de Washington dans le Sud-Est asiatique a pris de telles proportions qu’on a le droit de se demander s’il serait possible de faire face avant de longs délais à une crise grave éclatant à l’improviste dans une autre zone sensible, l’Amérique latine par exemple.
Les transformations internes de la Navy au cours des dernières semaines se réduisent à peu de chose. Il suffit de mentionner l’admission au service actif de la frégate lance-engins, à propulsion nucléaire, Truxtun (programme 1862), dérivée du Bainbridge, le 27 mai, et du ravitailleur polyvalent de 16 200 tonnes pleine charge Niagara Falls, le 29 mai (2 unités de ce type sont déjà en service, 4 autres sont en construction ou commandées). Un SSN, le Gurnard, dérivé du Thresher, a été mis à l’eau le 20 mai.
Aspects navals de la crise du Moyen-Orient.
Un exposé des campagnes du Sinaï, de Jordanie et de Syrie, qui furent à peu près exclusivement terrestres et aériennes, sortirait certes des limites de cette chronique. Davantage encore celui des affrontements entre les grandes puissances et des débats de l’ONU, aussi décevants qu’interminables, d’où, après un mois, à l’exception d’un cessez-le-feu fragile, aucun espoir sérieux d’une pacification, voire d’un arrangement politique provisoire, n’a réussi à naître.
Quelques opérations navales ou amphibies ont marqué, néanmoins, le conflit israélo-arabe. Si, faute de renseignements complets, il est prématuré d’insister sur les mesures de précaution prises par les principales marines neutres (alerte de la VIe Flotte américaine et des unités britanniques présentes de part et d’autre de Suez, – passage de mer Noire en Méditerranée orientale, dans la première semaine de juin, d’une dizaine de bâtiments légers soviétiques, qui ont d’ailleurs retraversé les détroits turcs à la fin du mois), on sait, malgré le laconisme des nouvelles en provenance d’Israël, que le poste fortifié de Charm el-Cheikh qui commande l’accès du détroit de Tiran, précipitamment évacué par sa garnison égyptienne à la suite des défaites essuyées dans le Sinaï, a été occupé sans combat le 7 juin par un petit corps de débarquement israélien venu d’Eilath et un détachement héliporté. La fermeture du golfe d’Akaba, ordonnée au Caire le 22 mai, avait été, on s’en souvient, le prélude de la rupture entre Israël et l’Égypte : débloqué, le détroit de Tiran qui, semble-t-il, n’avait même pas été miné, a été de nouveau franchi par un bâtiment de commerce battant pavillon israélien, le Dolphin, en route vers Eilath, le 11 juin ; à la faveur du cessez-le-feu général, la navigation a également repris dans le détroit, à destination du port jordanien d’Akaba, au cours de la dernière décade du mois.
D’autres opérations, imparfaitement connues et, du reste, de moindres conséquences, se sont déroulées en Méditerranée. Des unités légères israéliennes et des nageurs de combat ont endommagé, sinon détruit, de nuit, entre les 5 et 7 juin, devant Alexandrie et Port-Saïd, un certain nombre de vedettes lance-engins surface-surface du type Komar, cédées depuis 1956 à l’Égypte par l’URSS ; 2 sous-marins égyptiens, détectés au large de la côte israélienne par des patrouilleurs, ont été grenadés et peut-être coulés, un troisième aurait été amariné.
Les répercussions indirectes du conflit israélo-arabe sur l’économie maritime mondiale seront beaucoup plus considérables. Estimant que l’interdiction de la navigation dans le canal de Suez représentait, entre ses mains, une arme de guerre redoutable contre les puissances « aidant Israël » (les États-Unis et la Grande-Bretagne, accusés, on le sait, d’avoir prêté leur concours à l’« agression » israélienne du 5 juin) et, éventuellement, un instrument de pression sur les autres puissances, le gouvernement du Caire a fermé le canal au trafic international le 6 juin : cette décision sera maintenue aussi longtemps que l’ennemi stationnera sur la rive orientale de la voie d’eau, a déclaré le 15 le ministre égyptien des Affaires étrangères (d’ailleurs, l’arrêt des travaux d’entretien et, peut-être aussi, l’existence de quelques épaves coulées au cours des hostilités rendront difficile l’utilisation immédiate du canal, même après que sa réouverture aura été proclamée).
D’autre part, une dizaine d’États arabes (Irak, Arabie saoudite, Koweït, Bahreïn, Qatar, Libye, Algérie, Syrie, Liban) ont mis l’embargo les 6 et 7 juin sur l’exportation du pétrole ou son transit à travers leur territoire. Embargo total chez les uns, destiné seulement pour les autres à frapper Israël et ses alliés, États-Unis, Grande-Bretagne, voire Allemagne fédérale (RFA).
Il nous est impossible d’examiner ici quels dommages subirait le trafic maritime mondial si la fermeture du canal de Suez se prolongeait : il y faudrait des pages, et le mal ne serait pas excessif si, comme il faut l’espérer, il demeurait de courte durée. Pour nous en tenir aux intérêts français, nous nous bornerons à rappeler que, dès le 22 juin, M. Gilbert Grandval, président de la Compagnie des Messageries Maritimes, a déclaré devant l’assemblée des actionnaires : « cette fermeture fait peser de nouvelles et graves difficultés sur notre exploitation… D’ores et déjà une vingtaine de nos navires se trouvent dans l’obligation de faire le détour par Le Cap, ce qui représente un déroutement considérable pour ceux qui s’apprêtaient à franchir le canal… L’inéluctable suppression de certaines escales provoquera d’importantes pertes de recettes qui s’ajouteront aux dépenses supplémentaires résultant de l’allongement des voyages. Nos résultats ressentiront certainement les effets coûteux de ces diverses circonstances… »
Qu’adviendra-t-il des échanges pétroliers ? Les États-Unis, qui disposent sur leur sol et dans leur hémisphère de ressources abondantes ou réservées par économie mais faciles à mettre en œuvre au bout de peu de temps, ne souffriront pas outre mesure de l’embargo, du moins en tant que consommateurs. Israël, qui tirait les deux ou trois millions de tonnes correspondant à ses besoins du marché iranien resté en dehors de l’embargo, ne souffrira guère non plus, à condition, bien entendu, que le golfe d’Akaba demeure ouvert à la navigation ; seuls peut-être les moyens de transport lui manqueront, les pavillons étrangers qui le desservaient (le libérien par exemple) ne pouvant plus transiter par le canal de Suez pour charger à Abadan.
Il en ira sans doute autrement de la Grande-Bretagne, tributaire du monde arabe pour 70 % de sa consommation, et des grandes sociétés américano-européennes concessionnaires des gisements, comme de leurs flottes pétrolières, auxquelles l’embargo – pour ne rien dire des destructions ou des sabotages – infligera des dommages financiers considérables. Même les États de l’Europe occidentale qui, en raison de leur attitude, ne devraient pas être victimes de l’explosion du nationalisme arabe et de ses fureurs anti-anglo-saxonnes en subiront plus ou moins le contrecoup : la discrimination des véritables destinataires des cargaisons pose en effet aux pays exportateurs des problèmes difficiles, qu’ils peuvent être tentés de résoudre par des refus systématiques ; d’ailleurs, seuls les gros ou très gros pétroliers (60 000 à 70 000 t et au-dessus) peuvent se permettre de se dérouter par Le Cap tout en faisant des bénéfices, à cause de la faiblesse de leurs charges d’exploitation : la grande masse des autres n’est rentable qu’à condition de voir les frets monter sensiblement ou de pouvoir emprunter la voie de Suez, qu’il y ait embargo ou non sur la production. Autant que dans un relâchement de cet embargo (déjà souhaité, semble-t-il, par l’Arabie saoudite à cause des pertes qu’elle subit) c’est dans la réouverture du canal que l’Europe trouvera un terme aux embarras pétroliers qui commencent à l’assaillir.