Paradoxes de la paix
Contrairement à ce que la plupart des hommes ont cru autrefois et continuent de croire dans le temps présent, les clefs de la puissance ne sont pas fournies par la masse de la population, l’étendue géographique de l’État, l’industrie lourde, la position géographique ou la force morale ; depuis que le monde est entré dans l’ère nucléaire, l’hégémonie ne pourrait plus être assurée que « par le monopole du savoir ». Désormais, le « potentiel scientifique » joue un rôle « beaucoup plus déterminant » que les facteurs que nous venons d’énumérer.
Ainsi les hommes, ceux de la rue comme les plus grands savants, les militaires comme les dirigeants politiques, se trompent lourdement lorsqu’ils raisonnent à propos des affaires de défense et évaluent les forces qui se trouveraient éventuellement en présence en cas de conflit nucléaire ; ils se trompent davantage encore lorsqu’ils essayent d’imaginer ce que pourrait être ce conflit. Leur erreur est d’appliquer aux réalités du temps actuel des critères et des raisonnements qui étaient valables il y a vingt ans. L’apparition de l’atome a bouleversé toutes les données de la science politique et de l’art militaire. Les Américains en fournissent d’inépuisables exemples, puisqu’ils sont en tête du progrès et entretiennent dans le monde des armes prêtes à être mises en œuvre au moindre symptôme d’une attaque contre leur propre sol, seule et unique condition de l’emploi de leur arsenal nucléaire ; ils possèdent les armes nouvelles, savent qu’il est impossible de les utiliser dans des conflits qui ne menaceraient point leurs intérêts vitaux ou mieux leurs œuvres vives, mais s’obstinent cependant à traiter de stratégie comme à un bon vieux temps qui ne remonte qu’à 1945. Aussi leur comportement est-il hésitant, souvent aberrant ; l’Alliance Atlantique qu’ils dirigent n’a pu être adaptée aux conditions présentes et son organisation militaire ne répond absolument plus aux besoins actuels.
Le général Gallois manie ses propres paradoxes avec sa verve habituelle ; il tient son lecteur en haleine, le trouble dans les quelques certitudes ou les connaissances qu’il croyait avoir des conditions nouvelles d’une hypothétique guerre nucléaire ; le lecteur désorienté se dit que cette guerre, s’il a bien compris le raisonnement de l’auteur, n’aura jamais lieu, parce qu’elle est intellectuellement et matériellement impossible ; il se demande alors pourquoi développer tant de talent et de vigueur à dénoncer les erreurs des uns et des autres. Il réfléchit et conclut qu’il n’est pas impossible qu’un seul ait raison contre tous et, réfléchissant davantage, pense que la vérité doit être partagée et qu’elle est rarement l’apanage de tous, ou d’un seul.
Il recherche alors ce que ce livre lui apporte ; une suite de démystifications assurément, un doute qui peut être générateur de plus de curiosité et d’attention, une certitude enfin, celle que les hommes n’ont point encore maîtrisé les armes que leur science a forgées ; l’avantage et l’intérêt, s’ils se mesurent en peu de mots, ne sont pas minces ; comme l’écrit Jacques Vernant, qui a préfacé l’ouvrage, le lecteur a pu « prendre conscience de la mutation profonde à laquelle nous assistons ».