Le général Charles Ailleret est mort dans l'accident aérien du 9 mars 1968 à La Réunion. L'ancien chef d'état-major des Armées qui collabora souvent par ses articles à notre revue avait entrepris, peu de temps avant sa mort, de rassembler les souvenirs d'une carrière particulièrement variée, en un ensemble de notes et de réflexions. Le destin ne lui a pas laissé le temps de donner une forme définitive à ce travail. Néanmoins une partie de ces notes qui concerne essentiellement l'engagement nucléaire de la France, vient d'être publiée par la maison Grasset.
Elle nous est donnée dans l'état où l'ancien Commandant des « Armes spéciales » l'a laissée : un langage rapidement dicté. C'est le flot d'une riche mémoire plutôt qu'une écriture longuement travaillée et reprise. Tous ceux qu'intéresse l'histoire de l'armement nucléaire de la France ont déjà trouvé dans la presse des analyses ou des extraits de ce livre. Nous avons voulu, quant à nous, puiser dans les nombreux chapitres de l'ouvrage, deux passages à nos yeux très significatifs de la pensée du général Ailleret.
Le premier extrait expose un aspect de l'élaboration des doctrines tactiques et stratégiques de l'ère atomique et de la difficile acquisition d'une mentalité nouvelle à l'égard de tout ce qu'elle remet en question.
Le deuxième constitue en fait l'essentiel de la conclusion d'ensemble de l'auteur. Il regrette que l'indécision sur le choix d'une politique atomique et le handicap créé par l'insuffisance de la participation des savants aient fait perdre beaucoup de temps à la réalisation de l'armement nucléaire de la France.
Au cours des trois années 1954, 1955 et 1956, alors que nous participions dans toute la mesure de nos moyens au mûrissement des décisions atomiques capitales, nous continuâmes aux Armes Spéciales à pousser les études des conséquences tactiques et stratégiques des armes nucléaires.
Après les exercices Jiu Jitsu I en 1958 et Jiu Jitsu II en 1954, les commandements de l’armée de terre, commandements des forces françaises d’Allemagne et commandements des régions militaires, avaient à leur tour entrepris de monter des exercices dans lesquels était étudié l’emploi des armes nucléaires.
Nous n’avions donc plus besoin d’en organiser nous-mêmes, nous étions cependant souvent conviés à venir assister, en quelque sorte, comme conseillers techniques, à ces exercices. Ils étaient généralement conçus dans les meilleures intentions possibles, en vue de familiariser les cadres et en particulier les commandants de grandes unités avec les nouvelles armes. Mais ils n’atteignaient généralement pas ce qu’eût dû être leur but, c’est-à-dire montrer ce que pourrait être la bataille sous des feux nucléaires. Les auteurs des thèmes s’arrangeaient, en effet, assez systématiquement pour que l’influence des armes atomiques ne se fasse sentir que dans une mesure suffisamment faible pour que l’ordonnance habituelle de la bataille n’en soit pas sérieusement modifiée. Je m’en étais vaguement rendu compte en allant à un ou deux exercices régionaux, mais c’est à un exercice du commandement en chef français en Allemagne que j’en eus la révélation claire et précise. Cet exercice en salle, à double action, qui durait deux jours et auquel participaient tous les commandants des grandes unités d’Allemagne et leurs principaux collaborateurs, mettaient en jeu deux corps d’armée qui se heurtaient dans des opérations en rase campagne. Chacun des deux partis disposait de deux ou trois bombes atomiques de la gamme des kilotonnes.
1954-1955-1956
Progrès des doctrines tactiques et stratégiques
Insuffisance des exercices atomiques des grands commandements
Réflexions de celui qui s’en allait
Pouvait-on se considérer comme « satisfait » ?
Le handicap politique français
Le handicap scientifique français