Institutions internationales - Vers l'Europe technologique - Le Conseil de sécurité et les grandes puissances - Le 20e anniversaire de la FAO (Food and Agriculture Organization of the United Nations)
Tandis qu’aussi bien les Nations unies que les Gouvernements paraissent résignés devant la poursuite de la guerre du Vietnam – et l’on ne voit guère, en effet, comment des perspectives nouvelles pourraient s’ouvrir sans une modification fondamentale de l’attitude de Washington et de Hanoï – tandis que de graves menaces pèsent sur le Moyen-Orient sans que les Nations unies semblent en mesure d’y faire face, un résultat positif est, ce mois-ci, à inscrire à l’actif des institutions européennes. Il s’agit de la première réunion, à Luxembourg, le 31 octobre 1967, des six « ministres de la Science », et de leur accord de principe sur l’intensification de la coopération scientifique et technique entre les « Six ».
Vers l’Europe technologique
Jusqu’ici, les réunions des ministres européens de la Science n’avaient eu pour objet que l’étude d’un projet communautaire limité à une technique ou à un simple programme. Leur réunion de Luxembourg avait une tout autre importance, car elle attaquait de front, dans le cadre des « Six », l’immense problème du retard technique de l’Europe. Elle était l’aboutissement de réflexions, depuis plus d’un an, sur la politique scientifique européenne du Marché commun. La fusion des trois Communautés obligeait à repenser la collaboration nucléaire confiée jusqu’ici à Euratom, mais elle menait aussi à une large prise de conscience de l’éparpillement des efforts européens en matière de recherche. On pouvait craindre que cette rencontre souffrît de l’hypothèque que fait peser sur les activités de la Communauté la candidature britannique. On pouvait en effet craindre, en se rappelant la suggestion anglaise de fonder sur le vieux continent une « Communauté technologique », que certains – les Néerlandais par exemple – ne cherchassent à lier tout lancement d’une politique scientifique et technique à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. Ce risque a été évité.
C’est sans doute parce que depuis longtemps on reconnaissait l’intérêt, la nécessité d’une coopération scientifique et technique, et parce que trois considérations se sont simultanément imposées.
• Plusieurs entreprises communes ont déjà été lancées : le Centre européen de la Recherche nucléaire, l’Agence européenne de l’Énergie atomique, le projet de la fusée ELDO, etc. Elles vont de l’organisme en principe supranational – Euratom – à la simple conclusion d’un accord bilatéral – le « Concorde ». Elles sont nées du jeu des circonstances, et l’on n’a jamais déterminé si elles devaient se substituer aux études poursuivies dans chaque pays ou remplir des fonctions complémentaires. Groupant des pays technologiquement avancés et d’autres qui l’étaient moins, elles ont davantage mis à contribution les premiers que les seconds, et faute d’un mécanisme de compensation, elles ont plus accru la différence de niveau entre leurs membres qu’elles n’ont permis de la combler. Enfin, elles n’ont eu que des prolongements industriels limités. L’expérience n’incitait guère à l’optimisme.
• Or, dans le même temps, la disparité entre le niveau technologique des États-Unis et celui de l’Europe – le « technological gap » – inquiétait à la fois les Américains et les Européens. Certains prônaient un appel à l’aide américaine – c’est ainsi que M. Fanfani suggéra un « plan Marshall de la technologie » – mais outre que cette solution eût accentué l’influence américaine en Europe, on n’en imaginait pas les modalités. Une seconde solution s’imposait : l’effort des Européens eux-mêmes. C’est alors qu’intervint la proposition anglaise de fonder une « communauté technologique ». Mais les possibilités de travail en commun qui étaient citées en exemple n’éclairaient pas l’idée de communauté. Par ailleurs, les Britanniques éprouvent les plus grandes difficultés à amortir sur leur marché l’effort de recherche qu’ils ont développé : pour eux, fonder une « communauté technologique », c’était d’abord vendre leur technologie hors de leurs frontières.
• C’est dans ce contexte que jouèrent les deux facteurs qui expliquent la réunion de Luxembourg : la prochaine entrée en vigueur du Marché commun, et l’initiative française de provoquer une étude en commun des problèmes de la recherche scientifique et du développement technologique. C’est dans une perspective économique que l’on a voulu situer les premiers échanges de vues sur la coopération scientifique et technique, mais c’est aussi dans l’espoir d’améliorer la compétitivité des réalisations européennes et de mieux résister ainsi aux pressions américaines.
Cette réunion de Luxembourg a été dominée par un rapport (qui avait été demandé par les « Six ») sur « Les hauts desseins : pour une politique de recherche et d’innovation dans la Communauté », rapport établi par M. Maréchal, délégué français à la recherche scientifique et technique. Ce rapport étudie les conditions nécessaires au lancement d’actions communes :
• Mise au point, dans les pays intéressés, de politiques scientifiques et techniques bien définies, afin de déterminer la nature et l’importance des besoins communautaires ;
• Lancement des seules entreprises communes qui puissent être calculées de façon à répondre à des besoins effectifs et grouper alors les seuls pays intéressés ;
• Multiplication de ces actions selon les formules les plus souples ;
• Établissement d’une procédure qui permette de tenir compte des intérêts des pays dont le niveau n’est pas tel qu’ils puissent participer à de nombreuses entreprises, afin de ne pas aggraver la différence de niveau entre les pays scientifiquement ou techniquement les plus évolués et les autres ;
• Choix d’une plate-forme commune d’où seraient lancées, d’une manière cohérente, les diverses actions possibles, et d’un carrefour où les entreprises européennes pourraient concerter leurs décisions, ceci afin d’empêcher la dispersion des efforts.
Un grand pas a été franchi, les problèmes ont été posés. Il reste à définir non seulement les mesures générales qui seraient les plus profitables à une hausse du niveau technologique européen, mais à arrêter des actions communes. Ces actions doivent souscrire à deux conditions : répondre à un besoin également ressenti chez chacun des partenaires et ne pas concerner des secteurs d’activité où le désir de concurrence est déjà trop enraciné pour qu’on puisse espérer l’étouffer. À ces deux conditions, les actions communes s’inscriront dans des perspectives économiques et influeront directement sur l’activité industrielle.
Au retard technique de l’Europe, les remèdes ne sont pas nationaux, ils sont européens. Seules les entreprises d’échelle continentale pourront affronter la lutte. Mais leur constitution pose bien des problèmes. D’abord, juridiquement, la fusion de sociétés à travers les frontières n’est guère concevable. D’où l’élaboration d’un statut de « Sociétés européennes », sociétés d’un type nouveau, que la France a proposé dès mars 1965 par un mémorandum déposé à Bruxelles. La disparité des législations sur les brevets est aussi un redoutable obstacle à une européanisation technique. Il faut donc créer un « Office européen des brevets ». De même, les régimes fiscaux devront être harmonisés.
M. Maréchal et ses collaborateurs ont proposé une coopération dans plusieurs secteurs : l’océanographie, la météorologie, les « nuisances » (pollution de l’air, de l’eau, des mers, etc.), les transports, l’informatique, les télécommunications, la métallurgie. Par la voix de M. Maurice Schumann, la France va plus loin. D’abord elle propose d’aborder en commun un programme de centrales nucléaires « surrégénératrices », c’est-à-dire produisant plus de combustible qu’elles n’en brûlent. Par ailleurs, elle propose, à titre d’expérience, une action particulière pour la chimie et l’électronique. Des représentants de ces industries doivent, dès maintenant, être associés à l’élaboration d’une politique commune de la recherche et aux réalisations qui en résulteront.
La « Commission Maréchal » doit, avant le 1er mars 1968, présenter un rapport au Conseil des ministres de la Science des « Six ». Des décisions concrètes paraissent d’ores et déjà pouvoir être prises le 1er juin 1968.
Le Conseil de sécurité et les grandes puissances
Dans le temps même où les « Six » jetaient les bases d’une profonde coopération scientifique et technique, les espoirs qu’on nourrissait aux Nations unies pour le vote par le Conseil de sécurité d’une résolution ouvrant la voie à une solution politique du conflit israélo-arabe se sont évanouis. La tâche de trouver cette solution semble être revenue de nouveau aux grandes puissances. Certes, les dix membres non permanents du Conseil de sécurité n’ont pas admis officiellement l’échec de leurs efforts. Mais, dans les premiers jours de novembre, ils semblaient décidés à demander aux quatre grandes puissances de trouver une formule au sujet du retrait des troupes israéliennes, qui donnerait satisfaction aux deux parties.
Par l’intermédiaire des Nations unies, les États-Unis et l’Union soviétique ont essayé de faire admettre leurs vues, et à certains moments des débats, on eut l’impression qu’Israël et les pays arabes n’étaient en quelque sorte que des personnes interposées. Ils n’y sont pas parvenus, et les discussions se sont enlisées, tandis que la destruction d’un navire israélien par des fusées égyptiennes et le bombardement de Suez par l’artillerie israélienne faisaient craindre une reprise générale des hostilités. On se souvient qu’à l’ouverture de la session de l’Assemblée générale. M. Couve de Murville avait insisté sur la nécessité d’« un accord entre les grandes puissances », c’est-à-dire d’un retour à l’esprit dans lequel avait été conçu le Conseil de Sécurité. Aussi longtemps que les « Grands » – les quatre « Grands » – ne sont pas parvenus à cet accord, il est vain d’espérer des Nations unies qu’elles bâtissent une solution à des problèmes qui mettent en question la guerre et la paix. Cet accord doit-il être recherché dans le sein des Nations Unies, les représentants permanents agissant à cette fin comme mandataires de leurs gouvernements ; doit-il être recherché par la réunion soit des chefs d’État, soit des ministres des Affaires étrangères ? Les deux formules ne s’excluent pas l’une l’autre. Début novembre, dans les milieux des Nations unies, on attachait une grande importance à la rencontre entre M. Kouznetzov, vice-ministre soviétique des Affaires étrangères, qui se trouvait à New York, et le secrétaire d’État américain, M. Dean Rusk. L’Union soviétique semblait désireuse d’arriver à un compromis qui eût évité un nouveau débat à l’Assemblée générale. Mais pouvait-elle accepter la thèse américaine, qui s’opposait à ce que la résolution prévoyant l’envoi au Moyen-Orient d’un représentant de M. Thant contînt des précisions trop détaillées quant au retrait des troupes israéliennes ? Les Américains insistaient pour que seul le principe de ce retrait fût inclus dans la résolution.
Une chronique diplomatique noterait que cette rencontre Kouznetzov-Rusk fut préparée par une visite de l’ambassadeur soviétique à Washington, M. Dobrynine, à M. Foy D. Kohler, sous-secrétaire d’État pour les Affaires politiques. Le représentant soviétique se serait plaint de l’extrême dureté de l’attitude israélienne et de l’appui que cette attitude trouve dans les milieux dirigeants de Washington. Mais M. Dobrynine n’aurait pas caché que Moscou était extrêmement désireux de parvenir à un accord avec Washington, même si les termes de cet accord devaient être beaucoup moins satisfaisants pour la cause arabe que ce que les Soviétiques cherchaient à obtenir à la mi-octobre. Replacée dans le cadre d’une chronique des institutions internationales, cette rencontre Kouznetzov-Rusk illustre, une nouvelle fois, la primauté des relations inter-gouvernementales, elles-mêmes expression des relations inter-étatiques, sur les institutions internationales. Faute de considérer ces dernières comme des instruments au service des relations internationales, leur attribuant des prérogatives que ni l’état des esprits, ni leurs propres possibilités leur permettent d’assumer, on les a « coupées » des réalités, et placées dans l’impossibilité de répondre à ce que, raisonnablement, l’on aurait pu attendre d’elles. L’impuissance des Nations unies devant la guerre du Vietnam et devant les menaces qui pèsent sur le Moyen-Orient, illustre à l’évidence ce jugement – et donne au récent discours de M. Couve de Murville une résonance particulière.
Le 20e anniversaire de la FAO
Cette impuissance des Nations unies, pour manifeste qu’elle soit dans le domaine politique, ne doit toutefois pas conduire à négliger celles des institutions spécialisées qui, dans le domaine qui est le leur, font œuvre positive. Trop souvent, l’attention ne se porte que sur l’UNESCO. Il est une autre de ces institutions spécialisées qui joue un rôle important dans l’aménagement du monde : la FAO, « Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture ». Le 4 novembre s’est ouverte à Rome la « grande biennale de la faim », c’est-à-dire, comme toutes les années impaires, la conférence générale de la FAO, qui, cette année, coïncidait avec le 20e anniversaire de cette institution. L’objectif était le même que les années précédentes : comment faire pour que le fossé cesse de se creuser entre les habitants des pays riches, qui ont de plus en plus cfce nourriture à leur disposition, et les peuples de la faim ? Face à ce problème, la FAO a le choix entre deux stratégies : stimuler la production agricole des pays riches et organiser sa distribution à l’échelle mondiale, ou faire porter l’effort principal sur le développement de l’agriculture dans les pays pauvres en ramenant l’aide alimentaire au simple rang de moyen d’une politique plus générale de développement du « Tiers-Monde ».
Jusqu’à présent, les pays riches ont assez nettement donné la priorité aux programmes de distribution d’aliments, consacrant à ces derniers 25 % du montant total de leur aide publique, et ne réservant que 6 % de celle-ci à la modernisation des agricultures locales. Pourquoi ? Parce que les dons permettent de se débarrasser des excédents d’une production difficile à maîtriser. Parce que ces dons permettent d’engager des campagnes de propagande. Mais aussi parce que, dans leur désir de brûler les étapes, de bâtir de grands ouvrages et des complexes industriels, les pays sous-développés ont traité par le mépris les problèmes de l’agriculture. Contrairement à ce que l’on avait prévu il y a quinze ou vingt ans, le développement industriel s’est avéré beaucoup plus facile à réaliser que l’expansion de la production agricole. Beaucoup ont oublié ce proverbe chinois : « Si tu me donnes un poisson quand j’ai faim, j’aurai encore faim demain. Mais si tu m’apprends à pêcher, alors je n’aurai plus jamais faim ». Une nouvelle idée a donc été émise lors de la conférence de Rome : les pays riches doivent apprendre aux pays du « Tiers-Monde » à cultiver la terre plutôt que de chercher à les nourrir eux-mêmes. C’est ce qu’un observateur exprimait en demandant : « La FAO va-t-elle cesser d’être un instrument de contrôle par les pays riches du développement agricole du Tiers-Monde ? ».
En 1956-1957, le montant des programmes de la FAO s’élevait à 31 millions de dollars. Ce chiffre est passé en 1966-1967 à 166,7 millions de dollars, soit 488 % d’augmentation. Le personnel est passé de 1 700 à 5 300 agents, le nombre des experts « de terrain » de 425 à 1 685, soit respectivement 300 et 400 % d’augmentation. Pourquoi ce gigantisme ? Parce que la FAO a été amenée à sortir de ses activités consultatives traditionnelles pour entreprendre des programmes de développement destinés à stimuler l’action sur le terrain. Cette action pose un problème immense. En effet, plusieurs pays riches estiment qu’il serait peu rationnel de freiner l’accroissement de la productivité dans les pays développés tant qu’il existera autant d’hommes mal nourris sur des continents difficiles à mettre en valeur. Mais peut-on fonder l’avenir sur l’hypothèse que les besoins d’importation du « Tiers-Monde » sont pratiquement illimités et que toute liberté peut par conséquent être laissée aux agriculteurs des pays riches ? N’est-il pas vraisemblable que les jeunes nations seront conduites, le jour où elles auront pris conscience de l’enjeu, à développer leur propre potentiel de production pour acquérir leur véritable indépendance politique ? C’est ainsi devant une modification fondamentale de l’agriculture dans les deux grandes parties du monde – les pays riches et les pays pauvres – que se trouve aujourd’hui la FAO. Au-delà de ce problème apparaît la grande scission du monde moderne. Plus que l’opposition entre le monde non communiste et le monde communiste, s’affirme celle entre les pays riches et les pays pauvres. On s’en était bien souvent rendu compte à l’Assemblée générale des Nations unies. On s’en rend de plus en plus compte au sein de la FAO.