Maritime - Le budget de la Marine à l'Assemblée nationale - La conjoncture internationale et ses répercussions dans les marines étrangères
Le budget de la Marine à l’Assemblée nationale
Le budget des Armées a été adopté en première lecture par l’Assemblée le 24 octobre après un débat sans éclat. L’existence de la force nucléaire stratégique, en particulier, n’y a pas provoqué, comme naguère, des discussions passionnées, encore moins le dépôt d’une motion de censure : comme la flottille britannique des sous-marins lanceurs d’engins, endossée à contrecœur par le gouvernement travailliste, elle est devenue une réalité sur laquelle on ne saurait plus revenir.
Du débat du 24 octobre nous ne retiendrons guère que l’accord intervenu en fin de séance entre M. Messmer et M. Le Theule, président de la Commission de la défense nationale, sur l’invitation adressée au gouvernement de déposer, avant le 15 avril 1968, un rapport d’exécution de la loi de programme du 23 décembre 1964, « ce rapport faisant apparaître, outre le bilan global, les révisions ou modifications apportées aux prévisions initiales et précisant les grandes lignes du programme d’équipement militaire pour la période 1968-1975 ».
Ce n’est pas en effet dans les fascicules budgétaires (cf. numéro de novembre de la Revue de Défense Nationale), où, derrière les chiffres, manquent, presque par la force des choses, explications et justifications, mais dans les rapports de la Commission qu’il faut rechercher les causes des vicissitudes éprouvées dans l’application du second PLT, des « distorsions » que ces vicissitudes ont entraînées dans l’équilibre harmonieux entre les forces et du malaise qui en résulte dans les personnels.
Comme le dit M. J. Hébert, rapporteur pour le Titre V, le PLT, fondé sur la stabilité des prix, a été victime d’au moins quatre contraintes majeures :
– Les hausses économiques (4 à 5 % par an depuis 1964), auxquelles les matériels militaires, « matériels de pointe » fort coûteux, sont particulièrement sensibles.
– Les hausses industrielles, consécutives à l’étalement dans le temps des programmes et à la diminution des quantités globales de matériels commandées (seules, les constructions en séries sont financièrement avantageuses).
– Les hausses techniques, que ne couvrent pas toujours les provisions pour aléas.
– Enfin certaines modifications de la loi de programme (ainsi la construction successive de deux types de corvettes, l’Aconit, puis les C-67, plus « élaborées » pour faire face à des missions plus étendues, mais plus coûteuses, – ainsi la substitution à l’avion ECAT de l’avion franco-britannique Jaguar, lui aussi plus élaboré et plus coûteux, dont la Marine recevrait avant 1975 une soixantaine d’exemplaires pour le remplacement des Étendard).
Il résulte de ces contraintes d’importantes inégalités dans l’exécution des programmes.
La Force nucléaire stratégique (FNS), bénéficiaire d’une priorité impérative, ne souffrira, semble-t-il, de ces contraintes ni dans sa composition, ni dans le calendrier de son exécution :
– Le Redoutable sera opérationnel en 1970 et le Terrible en 1972.
– Les 16 premiers MSBS (bien que plus coûteux que prévu) seront également livrés en 1970, et les 48 ordonnés en 1966 pour l’armement des 3 Sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) du premier et du second PLT seront prêts en 1975.
– Les équipements de navigation (périscope de visée astrale, centrale inertielle Loran C – qui coûtera également plus chère que prévue, une autorisation de programme supplémentaire de 106 millions a dû être dégagée dans le projet de budget de 1968) sont en cours d’essais.
– Les travaux d’infrastructure ont été amorcés, études, passation des marchés, parfois premiers terrassements ; ils consistent, rappelons-le, dans les installations de l’Île Longue, la base des sous-marins de Brest, deux stations radio à très basse fréquence pour assurer les liaisons avec les SNLE en campagne (Rosnay dans l’Indre étant la principale), etc.
Mais d’autres programmes font les frais à la fois des hausses financières et de la priorité accordée à la FNS :
– Il n’est pas touché à la corvette Aconit (3 200 tonnes, pas d’hélicoptère) ; mais l’autorisation de programme prévue en 1968 pour les 2 corvettes C-67 (4 500 t et 2 hélicoptères) a été réduite de 44 millions de francs sur 210. M. Le Theule évalue à 18 mois le retard pris par ce programme.
– La mise en chantier du sous-marin nucléaire de chasse Rubis, qui devait avoir lieu en 1968, a été différée, sans qu’il ait été précisé pour combien de temps. L’économie ainsi réalisée dans le projet de budget atteint 166 millions.
– Pour des raisons financières et aussi, semble-t-il, de sécurité technique, la Marine a reculé le 1er juillet 1967 l’option qu’elle détenait sur 6 hélicoptères Super-Frelon, ce qui réduit pour le moment à 12 le nombre de ces appareils commandés par elle au titre du second PLT.
Rappelons enfin, pour mémoire, que le nombre des chasseurs de mines prévus par le PLT a été ramené de 8 à 5 dès le budget de 1967.
L’on conçoit que les amputations ou les étalements dans le temps subis par les forces dites « classiques » dans le second PLT aient inquiété la Commission de la défense nationale au point de provoquer la demande d’un « rapport d’exécution » dont il a été parlé plus haut. Mais, préoccupée surtout d’analyser le projet de budget qui lui était soumis, elle a chargé un de ses membres, M. Bousquet, d’étudier plus spécialement la place de la Marine dans la stratégie nationale et son aptitude à tenir cette place, non seulement dans l’état actuel de ses moyens, mais dans leur état futur jusque vers 1975-1980.
M. Bousquet s’attache à démontrer – ce que tous les marins savent, mais ce que l’opinion méconnaît trop souvent – que, si l’édification prioritaire d’une FNS doit faire de notre territoire métropolitain, comme de celui des États-Unis, de l’URSS et de la Grande-Bretagne, un « sanctuaire national » protégé contre toute offensive nucléaire, deux raisons majeures exigent que des forces « classiques » doublent cette FNS : celle-ci, tout d’abord, a un besoin impérieux d’un « environnement » composé de moyens de surface, aériens ou sous-marins, sans lesquels son immunité serait mortellement menacée par les moyens similaires ou les mines de l’adversaire dans sa base ou à ses abords immédiats, et ses mouvements d’entrée ou de sortie dépistés au moins jusqu’à la limite des eaux peu profondes couvrant le plateau continental. Il nous faut donc, en premier lieu, des « forces de sûreté » de la FNS.
D’autre part, à une époque où abondent sur presque toute la planète les conflits mineurs issus de la décolonisation et de l’influence exercée sur le Tiers-Monde par le nationalisme ou les idéologies subversives, la France ne peut adopter, à l’abri de son appareil de dissuasion, une politique d’abstention, qui ferait rapidement « de ses intérêts politiques, économiques, culturels, outre-mer et sur mer la proie de nations rivales », petites ou grandes. D’où la nécessité d’une force d’intervention à la mesure de ces intérêts.
Notre marine dispose aujourd’hui et disposera jusque dans les premières années de la prochaine décennie d’un tonnage suffisant pour assurer cette double mission. Aussi bien le second PLT, avec le Rubis, les corvettes et les chasseurs de mines, paraît particulièrement destiné à étoffer la force de sûreté de la FNS. Le besoin se fera cependant sentir bientôt d’améliorer encore nos moyens amphibies, l’exercice Alligator III (cf. numéro de novembre de la Revue) ayant paru prouver que les BDC du type Trieux étaient trop petits, trop lents et trop démunis d’un outillage moderne (la technique des débarquements progresse avec rapidité) pour rendre des services vraiment efficaces. Et le Centre d’expérimentations du Pacifique use de bonne heure une flotte logistique dont une grande partie, d’ailleurs, convertie du commerce, trouverait difficilement son emploi dans d’autres circonstances.
Mais, vers 1975, presque tous nos escorteurs de haute mer, entrés en service entre 1955 et 1959, seront hors d’âge ; de même les sous-marins du type Aréthuse et, malgré leur refonte, une partie des Narval ; de même, à plus forte raison, le porte-hélicoptères Arromanches (dont la refonte date de 1958) et la masse de nos dragueurs. Quant à notre Aéronavale, à l’exception des Bréguet Atlantic et des Super Frelon, c’est dès 1972-1974 qu’il faudra commencer à la remplacer. On peut suivre M. Bousquet dans la composition, d’ailleurs purement indicative, qu’il donne du tonnage à inscrire dans un troisième, puis un quatrième PLT (1970-1975 et 1975-1980), pour satisfaire à la fois les besoins de la force de sûreté et ceux de la force d’intervention. Mais l’évolution, si difficile à prévoir, de la conjoncture politique, financière et technique d’ici 1980, sinon 1985, incite à la prudence. Deux principes seuls s’imposent :
– S’il faut cinq à six ans pour construire, puis rendre opérationnel un bâtiment moderne, la mise au point du système d’armes en fonction duquel il sera construit exige à peu près la même durée préalable. C’est dire qu’il faut y songer dès à présent pour les mises sur cale de 1972 ou 1978.
– Quelles que soient l’importance numérique et les caractéristiques du tonnage dont se composeront les futurs PLT, l’effort principal devrait porter, semble-t-il (outre les SNLE), sur des types nouveaux de bâtiments ASM de surface, des sous-marins nucléaires de chasse et des chasseurs de mines, l’avenir de l’Aéronavale étant sans doute assuré – d’après la Commission de la défense nationale – par le Jaguar, l’hélicoptère franco-britannique WG-13 dans sa version ASM, et peut-être le Mirage G à géométrie variable à la place des Crusader.
La conjoncture internationale et ses répercussions dans les marines étrangères
Les marines anglo-saxonnes ont déployé au cours des dernières semaines une vive activité.
La Grande-Bretagne a mis l’accent sur les SSBN (SNLE) et les escorteurs. Le SSBN Resolution, qui avait terminé au mois d’août ses premiers essais à la mer, a été admis au service actif le 2 octobre, mais il ne deviendra opérationnel qu’au cours de l’été 1968 après une croisière dans l’Atlantique occidental et des lancements expérimentaux d’engins ; le Repulse a été lancé le 4 novembre ; un échouage dans la vase peu de temps après l’opération ne paraît pas l’avoir endommagé. On sait que les 8 successeurs du Resolution entreront en service de 6 mois en 6 mois, le Renown à la fin de 1968, le Repulse à l’été de 1969, le Revenge à la fin de 1969.
La hâte apportée à la construction des SSBN ne ralentit pas l’exécution du programme des escorteurs. Dans la classe des frégates polyvalentes Leander, le Jupiter a été lancé le 4 septembre et l’Argonaut admis au service actif le lendemain : 15 Leander sont à présent en service et 9 autres en construction ou en commande. Parallèlement la Royal Navy vient d’entreprendre la modernisation des frégates du type Rothesay, qui doivent recevoir l’engin surface-air à courte portée Sea Cat (à la place de 2 canons AA de 40 mm) et, comme les Leander, le système d’armes ASM Match (hélicoptère léger ASM piloté, associé aux sonars du bord). On remarquera que la Royal Navy, qui, à l’inverse de notre marine, a pu vivre longtemps sur ses programmes de guerre, n’a pas eu besoin, comme elle, de presser la construction de ses escorteurs. Aussi, tandis que nos escorteurs de haute mer sont tous entrés en service entre 1955 et 1959, dispose-t-elle aujourd’hui d’une trentaine d’escorteurs incorporés dans la flotte entre 1960 et 1967 seulement.
Aux États-Unis, le renforcement du tonnage (lancements et entrées en service) a porté surtout sur les sous-marins nucléaires de chasse qui réduisent peu à peu leur retard, sur la flotte amphibie et la flotte logistique. Les 2 SSN Narwhal et Sea Devil ont été lancés respectivement le 9 septembre et le 5 octobre. Le transport d’assaut/dock (LPD) Dubuque a été admis au service actif le 1er septembre et le Nasheville lancé le 7 octobre : sur les 19 unités que doit comporter cette classe de gros navires amphibies (14 000 à 17 000 tonnes pleine charge et 20 nœuds), 8 sont en service aujourd’hui et 5 en achèvement à flot. Quant à la flotte logistique, qui s’était enrichie au mois de juillet de son premier ravitailleur de frégates ou destroyers lance-engins (le Samuel Gompers, de 21 600 tpc, capable d’assurer le soutien simultané de 6 DLG ou DDG), elle recevra vraisemblablement avant la fin de 1968 son premier ravitailleur de SSN (le LY Spear, de 22 600 t et soutien de 12 unités, lancé le 7 septembre 1967).
L’aggravation çà et là de la conjoncture internationale a influencé, comme on pouvait s’y attendre, le comportement des marines américaine et britannique, au Vietnam d’une part, en Arabie de l’autre.
L’intensité croissante des bombardements exécutés contre les positions avancées des Marines au Sud de la zone démilitarisée (Gio Linh et Con Thien) par une artillerie nord-vietnamienne bien camouflée, enterrée ou logée sous béton, a achevé de démontrer la nécessité de rappeler à l’activité le cuirassé New Jersey : les autorités navales et le Secrétaire à la défense comptent que les 9 pièces de 406 mm de ce bâtiment (elles resteront toutes embarquées) obtiendront, par la puissance, la précision et la continuité de leur feu, des résultats supérieurs à ceux qu’ont obtenus jusqu’à présent les attaques intermittentes et exécutées à haute altitude des bombardiers lourds B-52. Remis en état dans l’arsenal de Philadelphie, le New Jersey pourra, espère-t-on, participer aux opérations du Vietnam avant la fin de 1968.
On sait que l’indépendance de la Fédération de l’Arabie du Sud, primitivement fixée au 9 janvier 1968, devait entraîner pour les forces britanniques une double conséquence : l’évacuation d’Aden et le remplacement du Middle East Command par un Gulf Command, beaucoup plus modeste, installé à Bahrein ; et l’entretien pendant six mois au large d’Aden d’une Task Force aéronavale (1 porte-avions et son escorte, une force amphibie, une petite force logistique), destinée à assurer la sécurité intérieure et extérieure du nouvel État. Mais l’évacuation du Yémen par l’Égypte, commencée vers le 20 septembre en exécution de l’accord égypto-saoudien du 31 août, et surtout le cessez-le-feu imposé par l’armée de la Fédération aux factions nationalistes rivales qui ensanglantaient le territoire ont conduit le gouvernement britannique à annoncer aux Communes le 2 novembre que l’évacuation d’Aden aurait lieu avant la fin de ce mois et que la constitution d’une force navale pacificatrice au large des côtes de la Fédération perdait sa raison d’être. Les événements ne tarderont pas à montrer si cette décision, inspirée par des considérations de politique intérieure et financière, est réellement judicieuse et opportune.
Nous ne voudrions pas quitter le Moyen-Orient sans mettre l’accent sur la destruction, le 21 octobre, de l’escorteur israélien Eilath, en patrouille devant le littoral sinaïtique, par des vedettes de la République arabe unie (RAU), mais ex-russes du type Komar armées de missiles aérodynamiques surface-surface, dits Styx, d’une portée de 25 à 30 km : 2 de ces missiles, lancés à 17 h 30, ont suffi, semble-t-il, à désemparer l’Eilath ; un troisième, lancé une heure plus tard, l’a coulé immédiatement. C’est la première fois qu’un missile surface-surface prouve son extraordinaire efficacité dans une opération de guerre navale. Sans doute les vedettes Komar ne peuvent intervenir que près des côtes et par beau temps ; mais quels ravages n’exerceraient pas, même sur des bâtiments de fort tonnage rencontrés au large par temps médiocre, les missiles beaucoup plus nombreux, plus puissants, plus « élaborés » et d’une portée infiniment supérieure dont sont armés les croiseurs Kynda et certains sous-marins soviétiques ? Les marines occidentales n’ont pas pour le moment d’engins surface-surface équivalents.
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La célèbre « Association technique, maritime et aéronautique », bien connue des lecteurs de la Revue, fait savoir que sa prochaine session se tiendra du lundi 6 mai au vendredi 10 mai 1968 à la Maison internationale des Chemins de fer, 14, rue Jean-Rey, à Paris.