Aéronautique - La base d'Évreux - La course aux armements nucléaires : de la revue de Moscou aux systèmes de défense antimissiles
La base d’Évreux
L’Armée de l’air française vient de réoccuper l’ancienne base américaine d’Évreux-Eauville, après celle de Toul-Rosières. Je saisirai cette occasion pour évoquer un sujet qui est à l’ordre du jour depuis plusieurs années : le regroupement de certaines unités et la fermeture des petites bases.
En effet, la carte des implantations, au lendemain de la guerre d’Algérie, ne correspondait plus aux besoins d’une aviation militaire en pleine évolution par suite du repli sur la métropole de la plupart des unités d’Afrique. Tour à tour, la Direction du matériel et la Direction du commissariat ont élaboré des plans à long terme, visant dans un délai de 5 ans à fermer certains établissements, à regrouper les ateliers de réparation d’équipements et de matériels de télécommunication, à remettre aux normes modernes les entrepôts conservés, voire à réorganiser les circuits de distribution : c’est ainsi que la Direction du matériel met progressivement sur pied un système de gestion automatisé et que celle du commissariat envisage de créer des entrepôts polyvalents remplaçant à la fois les établissements du niveau ministériel et ceux du niveau régional.
En ce qui concerne les autres bases de l’Armée de l’air, il faut tenir compte de deux impératifs qui jouent en sens inverse :
Sur une base donnée, on peut distinguer les unités qui, par leur mission bien définie, constituent sa raison d’être, et les éléments qui sont chargés de fournir à ces unités les moyens de vivre et de combattre (administration, hébergement, nourriture, etc.). Il est facile de concevoir que le volume de ces éléments n’est pas proportionnel à l’effectif de la base et qu’une petite base coûte relativement plus cher qu’une grande en personnel de support et de soutien. Or le prix élevé des matériels modernes ayant eu pour conséquence dans le budget des armées une réduction de la part réservée aux dépenses de fonctionnement (Titre III), des abattements d’effectifs se sont ensuivis : il importait dès lors de réduire autant que possible le personnel de soutien, pour ne pas diminuer le potentiel opérationnel de l’Armée de l’air.
De plus, plusieurs petites bases imposent au total des frais d’entretien d’infrastructure plus importants qu’une seule grande base.
En revanche, on ne saurait admettre que des unités militaires soient trop concentrées, donc vulnérables : il y a donc une limite au nombre d’unités que peut héberger une même base, et cette limite est fonction de l’importance des surfaces couvertes (hangars, bureaux, logements, etc.) et surtout des alvéoles de stationnement, ainsi que de leur dispersion en surface.
Souvent aussi, des collectivités ou des services publics obtiennent la cession, au nom de l’aménagement du territoire, surtout dans la région parisienne, de casernes ou de terrains militaires. Il faut alors, volens nolens, recaser les unités ou les éléments évincés. C’est ainsi que l’Armée de l’air a dû évacuer la caserne des Petites Écuries à Versailles, et qu’elle doit libérer dans un proche avenir la partie du champ de manœuvres d’Issy-les-Moulineaux dont la ville de Paris avait jadis concédé l’usage à l’Armée, en échange du Champ de Mars. Dans ce cas aucun plan concerté de regroupement n’entre plus en ligne de compte et le budget de l’Armée de l’air doit préfinancer les constructions de remplacement en attendant que la procédure dite des « échanges compensés » rétablisse à son profit les crédits correspondants.
Telles sont les considérations qui ont amené au cours des années écoulées les remaniements de la carte territoriale de l’Armée de l’air : abandon de certaines implantations qui ne se révélaient plus adaptées aux nouveaux procédés de gestion ou dont la remise en état aurait entraîné des dépenses trop importantes, ou inversement, réoccupation de bases mieux situées et permettant, par leur étendue, des regroupements d’unités.
Bien entendu, il s’agit souvent d’une perte de « fortune immobilière » et il faut veiller à ne pas abandonner des installations encore en bon état. D’autre part, si, à la longue, la réduction du nombre d’implantations permet des économies de gestion, dans l’immédiat il faut engager des frais importants en travaux neufs. C’est dire que chaque opération doit faire l’objet d’un examen attentif et que tous ses facteurs doivent être évalués avec précision :
– coût des travaux à entreprendre ;
– économie attendue en personnel et en crédits d’entretien ;
– valeur des installations abandonnées ;
– montant du dédommagement espéré ;
sans parler de quantité d’autres éléments, moins facilement mesurables, telle entre autres la capacité en logements civils de la nouvelle garnison ou le risque de voir se démettre des sous-officiers de carrière sous l’effet d’une mutation inattendue. Ainsi mainte opération souhaitable sur le plan des principes ou dans l’abstraction d’un organigramme, peut-elle se révéler économiquement désastreuse et, par suite, être abandonnée.
Les raisons qui ont entraîné le rachat de la base d’Évreux sont une illustration des facteurs qui entrent en considération dans une telle décision.
L’Armée de l’air avait à résoudre à moyen terme le problème du recasement des unités stationnées sur l’aéroport du Bourget, le jour où la mise en service du nouvel aérodrome de Paris-Nord entraînerait sa fermeture.
Elle se trouvait en outre obligée d’entretenir deux petites bases en mauvais état, dont les pistes et les hangars allaient exiger sous peu d’importants travaux de réfection : celle de Persan-Beaumont, qui n’hébergeait qu’une escadrille de liaison, et celle de Caen où les locaux de l’École du service général et de l’École des Officiers de réserve ne correspondaient plus aux normes modernes de tels établissements.
Or, la libération par les Américains de la base d’Évreux, construite pour abriter 5 escadrons de transport et une population de près de 4 000 militaires, permettait de disposer d’une implantation bien située, assez proche de Paris pour autoriser des liaisons faciles, mais assez éloignée néanmoins pour ne pas accroître l’embarras de la circulation aérienne dans la région avoisinant la capitale.
De plus, à la différence de beaucoup d’autres bases analogues celle d’Évreux offrait des installations en bon état, bien « desserrées » sur une surface de près de 650 hectares : 5 « marguerites » de dispersion pour avions, 20 000 m2 de hangars, près de 120 000 m2 de surfaces couvertes développées, de bureaux et locaux divers. Mieux encore : sur toute une zone où les Américains disposaient leurs caravanes d’habitation, subsistaient une voirie en bon état et des branchements électriques, autorisant des constructions au moindre prix. Enfin, des logements de familles en nombre suffisant étaient ou allaient être disponibles. La base d’Évreux offrait donc des possibilités immenses. Acquise par la France à un prix très avantageux, comprenant les installations de chauffage intactes, bien entretenue par ses occupants jusqu’au moment de la livraison, elle permet :
– dans une première phase, le relogement de l’escadre de transport et d’une unité de transport automobile évincées à terme du Bourget, sans parler de la mise à la disposition de l’Armée de l’air d’une excellente plate-forme aéronautique, dans une région où il y en avait peu jusqu’ici ;
– parallèlement, le relogement de l’escadrille de liaison de Persan-Beaumont et la fermeture de cette base, coûteuse parce que trop petite ;
– dans un second temps, l’installation de l’École des Officiers de réserve et du service général, ce qui entraînera la fermeture de la base de Caen, où des travaux importants auraient dû être entrepris à court terme.
Le 23 novembre, le général d’Armée aérienne Maurin, Chef d’état-major de l’Armée de l’air, a remis le commandement de la nouvelle base aérienne n° 105 au colonel Bourguignat. Le même jour, le drapeau de la 64e Escadre de transport était solennellement transféré à Évreux.
Des études sont en cours pour déterminer s’il est souhaitable ou non d’implanter ultérieurement sur la base d’autres unités de l’Armée de l’air. Quoi qu’il en soit, on peut sans grand risque prédire à cette nouvelle base aérienne française un long et brillant avenir.
Mais, ne l’oublions pas, ces opérations de regroupement, dont nous avons voulu présenter un exemple, sont imposées par des impératifs d’économie (économies en personnel, économies en frais d’entretien) qui sont une préoccupation du temps de paix. L’Armée de l’air n’en doit pas négliger pour autant les exigences du temps de guerre : parmi les plates-formes aéronautiques rendues disponibles en France par le départ des Américains, elle s’est fait garantir le libre usage de certains terrains et se réserve la possibilité de redéployer ses unités en temps de crise pour diminuer leur vulnérabilité et améliorer les conditions d’exécution de leur mission.
La course aux armements nucléaires : de la revue de Moscou aux systèmes de défense antimissiles
Au cours du défilé militaire marquant à Moscou le 50e anniversaire de la Révolution d’Octobre, on a vu défiler sur la place Rouge plusieurs engins nouveaux. Trois d’entre eux, ont noté les spécialistes, sont dotés de moteurs-fusées à propergol (ensemble du carburant et du comburant d’une fusée) solide : un engin intercontinental lancé par sous-marin et comparable à beaucoup d’égard au Polaris A3 des Américains ; un engin de portée intermédiaire (IRBM) basé à terre qui est en fait constitué par deux étages – sur trois – de l’engin intercontinental (ICBM) désigné depuis longtemps par l’Otan sous le nom conventionnel de Savage ; enfin une version agrandie du missile Scud, de 800 à 900 km de portée, montée sur un camion-affût. On a pu remarquer aussi des engins sol-air groupés par batteries de trois sur des véhicules blindés.
Mais les vedettes de cette parade ont été les deux engins SS-9, longs de plus de 85 m, qu’on a vus converger sur la place Rouge, attelés à des tracteurs à huit roues. Ces engins qui sont construits en série et dont des exemplaires sont déployés sur le territoire russe, sont qualifiés de « destructeurs de villes ». La partie visible de leur premier étage révèle six moteurs-fusées à combustible liquide, avec l’emplacement possible d’un septième. On distingue aussi quatre excroissances correspondant aux tuyères des fusées de pilotage. Les ogives sont données pour contenir des charges thermonucléaires de 20 mégatonnes.
Toutefois c’est un missile déjà bien connu – puisqu’on le voit chaque année sur la place Rouge depuis 1965 – qui prend cette année un regain d’intérêt. Il s’agit d’un engin de portée intercontinentale, appelé Scrag par l’Otan, propulsé par une fusée à trois étages et à propergol liquide. Or les Russes ont laissé entendre que cette fusée était prévue pour mettre sur orbite la fameuse bombe spatiale dont on parle beaucoup depuis quelque temps.
* * *
Il convient d’enlever d’abord à cette expression « bombe spatiale » ou « bombe orbitale », son apparence mystérieuse ou terrifiante. Car, terrifiante, elle l’est sans doute, mais ni plus ni moins qu’un ICBM classique. Pour les effets destructifs, cette bombe qui sera, paraît-il, entièrement opérationnelle l’été prochain, le cède largement au SS-9 dont nous parlions plus haut (1 à 8 mégatonnes, contre 20) et elle n’atteindra pendant sa trajectoire qu’une altitude maximum de deux cents kilomètres, alors qu’un missile intercontinental monte à quelque quinze cents kilomètres. Enfin, la précision de cette arme paraît devoir être moins grande que celle d’un engin balistique – c’est du moins le point de vue soutenu par M. McNamara.
En fait l’intérêt pour les Russes de mettre au point une pareille arme est ailleurs : il s’agit de tourner le système de détection anti-engins élaboré par les Américains. Celui-ci, le BMEWS (Ballistic Missile Early Warning System) est constitué par des radars échelonnés du Nord du continent américain à l’Europe. Ces radars, d’ailleurs peu nombreux, assurent au président des États-Unis un préavis de quinze à trente minutes pour déclencher la riposte, en cas d’attaque par engins intercontinentaux. Mais la chaîne des radars du BMEWS dessine une ligne de détection tirée du Nord-Ouest au Sud-Est et ne « protège » l’Amérique que d’une attaque directe.
Or une bombe orbitale (les Américains appellent ce système d’armes le « FOBS » : Fractional Orbital Bombardment System) peut parvenir au-dessus des États-Unis par les abords du Pôle Sud au lieu de suivre le chemin du Pôle Nord comme les engins balistiques, rendant de ce fait inefficace le BMEWS dans sa conception actuelle. De plus, même en supposant qu’une chaîne de radars analogues soit installée par les États-Unis pour couvrir le flanc sud du pays, la « basse altitude » relative de la trajectoire de la bombe orbitale ne permettrait qu’une détection tardive et ferait tomber le préavis de 15 à 3 minutes.
C’est en réduisant ainsi les délais de réaction laissés aux États-Unis pour riposter à leur attaque que les Russes peuvent espérer rompre en leur faveur l’équilibre actuel des dissuasions réciproques et c’est en cela seulement que la bombe orbitale est susceptible de constituer pour eux un « progrès ». Il est en effet peu vraisemblable que la précision du système de guidage (probablement à inertie) leur garantisse la destruction des bombardiers américains sur leurs terrains avant qu’ils n’aient pu décoller, objectif présenté par M. McNamara comme la seule raison justifiant le système.
Pour revenir à l’équilibre ancien, les États-Unis ne manquent pas de ressources. En effet, en empruntant la route du Pôle Sud, les bombes orbitales mettraient près d’une heure à atteindre l’Amérique. La solution théorique apparaît aussitôt : il faut augmenter la portée des radars. Or il existe déjà deux types de ces radars, capables de « voir » au-delà de l’horizon : tous deux utilisent la technique de réflexion des ondes sur les couches ionosphériques, technique qui n’est d’ailleurs pas sans présenter quelques inconvénients : risques de coupures lors des périodes d’activité solaire intense, brouillage possible compte tenu des fréquences utilisées.
Des radars de ce genre ont permis, lors des essais, de détecter des engins russes au moment de leur lancement. Un nouveau système de détection de missiles équipé de ce matériel sera en principe en service opérationnel au mois de février prochain, donc avant la bombe orbitale russe. M. McNamara a déclaré en tout cas que les États-Unis ne songeaient pas à développer un système d’armes orbitales (projet Bambi de l’Armée de l’air américaine) car ils ne pensaient pas que leur puissance offensive en serait augmentée.
À plus long terme, on songe à des satellites de surveillance habités en permanence, pour détecter et identifier tous les lancements en pays adverse.
* * *
La cuirasse contre la menace des engins restera donc encore quelques années d’essence psychologique, à ce point même que la décision de l’un des deux grands de mettre au point un système de défense antimissiles est considérée paradoxalement par l’autre comme un acte presque agressif. Il est vrai que M. McNamara a toujours été foncièrement opposé à la mise en place généralisée du système d’armes antimissiles Nike X. Tout au plus s’est-il résolu récemment, à regret, à le déployer en « barrière mince » contre la menace nucléaire chinoise. Il est probable que les considérations financières ne sont pas seules en cause et que le Secrétaire à la Défense ne croit pas à l’efficacité réelle d’un tel système dans l’état actuel des techniques, tandis que les dirigeants russes, qui n’y croient peut-être pas davantage, n’ont pas perdu une si belle occasion de montrer leur souci de protéger la population civile et de développer des techniques nouvelles, prometteuses pour l’avenir sinon pour le présent.
Aussi, une position comme celle de M. McNamara, pour raisonnée qu’elle soit, ne peut-elle être populaire. La force de l’opinion publique américaine et la pression du comité des chefs d’états-majors risquent fort de contraindre tôt ou tard son successeur à engager l’écrasante dépense de 40 milliards de dollars qu’implique une défense antimissiles contre la Russie (rappelons que la « barrière mince » contre la Chine ne coûte « que » 3,5 Mds $). Personne ne doute d’ailleurs aux États-Unis qu’une fois engagé dans l’engrenage, il ne soit forcé d’aller jusqu’au bout.
Si imparfait que soit ce système, capable seulement de « limiter les destructions », on ne peut en envisager d’autre avant longtemps. Les antimissiles orbitaux ou à base de lasers ne sont pas encore en vue. Le seul rival possible actuellement pour le système Nike X prôné par l’Armée de terre est le SABMIS (Seaborn Anti-missile Intercept System) de la Marine qui en diffère seulement en ce que, basé sur des navires, il serait en mesure d’intercepter les engins à mi-course. Son avantage serait aussi de détruire les missiles porteurs de plusieurs ogives, avant qu’ils n’aient pu les éparpiller, et d’y parvenir avec un seul engin, tandis qu’il en faudrait au Nike X autant que d’ogives à annihiler.
Du reste, le Nike X, successeur et descendant du Nike Zeus expérimenté dans l’atoll de Kwajalein, s’améliore constamment, et dans sa conception actuelle, il est aussi capable d’intercepter une bombe orbitale qu’un ICBM.
Outre ses radars, il comprend deux missiles sol-air à ogive nucléaire, le McDonnel Douglas Spartan à trois étages et propergol solide, chargé d’intercepter les ICBM à une distance de 600 à 700 km et le Martin Orlando Sprint à deux étages et propergol solide destiné à détruire entre 20 et 50 km ceux qui auraient échappé au Spartan. Il sera vraisemblablement opérationnel peu après 1970.
* * *
Ainsi, malgré les protestations pacifiques, malgré les raisonnements et malgré les traités, se poursuit inéluctablement la course aux armements nucléaires. C’est que, même sans tenir compte de la Chine qui vient compliquer et brouiller le dialogue des deux grands, aucun d’eux n’est jamais tout à fait sûr que l’autre agira d’une façon absolument rationnelle, ni surtout de pouvoir pénétrer complètement son mode de raisonnement. On a beau dire, comme M. McNamara, que les dirigeants russes agissent rationnellement, à l’inverse des dirigeants chinois, ce qui reste d’ailleurs à prouver, chacun va toujours un peu plus loin dans le sens de ce qu’il considère comme sa sécurité en matière nucléaire, sécurité qui peut aussi bien être symbolisée par un accroissement des moyens offensifs que par la création d’un système défensif contre les missiles.