Maritime - Les grandes marines à la fin de 1967
Des renseignements officiels ou officieux particulièrement nombreux, la multiplication – naturelle à un moment de l’année qui est celui des bilans – des articles de synthèse dans les revues spécialisées françaises ou étrangères, et surtout la publication de l’édition 1968 des grands annuaires maritimes, parmi lesquels se distinguent les excellentes Flottes de combat de M. Henri Le Masson (1), permettent de décrire l’évolution générale de la puissance navale au cours des derniers mois et les progrès accomplis par chacune des principales marines, sans négliger les problèmes – parfois difficiles à résoudre – qui pèsent encore sur le proche avenir de certaines d’entre elles.
Évolution générale d’abord, stratégique, tactique et technique
Un bref regard sur les flottes américaine, russe, britannique et même française suffit à montrer que, sans avoir toujours atteint le niveau fixé par les gouvernements (il s’en faut de beaucoup chez nous), leur contribution à la dissuasion nucléaire, qui est à la fois aérienne, terrestre et navale, assure déjà ou assurera d’ici quelques années, par l’« équilibre » absolu ou relatif « de la terreur », la sécurité des « sanctuaires » métropolitains, comme on dit aujourd’hui.
– Les États-Unis, qui disposent de 41 SSBN en service, ne songent pas pour le moment à en accroître le nombre ; ils envisagent seulement de remplacer, à partir de 1970 et à l’occasion des grands carénages, l’engin Polaris par l’engin Poseidon, beaucoup plus efficace, à bord des 31 La Fayette (900 millions de dollars sont inscrits dans le budget 1967-1968 pour ce projet, dont le coût total s’élèvera à 8,3 milliards de dollars).
– L’URSS, dont la flotte sous-marine compte déjà une quarantaine d’unités armées d’engins balistiques, semble ralentir leur production au profit des forces de surface, comme si elle l’estimait à peu près suffisante.
– La Grande-Bretagne se contentera jusqu’à nouvel ordre des 4 SSBN du type Resolution, dont le dernier entrerait en service en 1969.
– En France même, où les SNLE ont bénéficié d’une large priorité dans les deux premiers PLT, les plans suivants s’appliqueraient à corriger le retard subi par les forces de surface ou sous-marines d’environnement et d’intervention à l’extérieur.
Il résulte de ces considérations que, leurs « sanctuaires » nationaux étant désormais préservés ou en passe de l’être, les puissances à vocation mondiale ou simplement océanique ont compris que la défense de leurs intérêts vitaux et le règlement de leurs rivalités d’influence dépendraient de plus en plus – sinon dans un affrontement direct, du moins par l’intermédiaire d’États secondaires gravitant dans leur orbite – de leurs possibilités d’action sur mer et outre-mer, c’est-à-dire d’une mobilité stratégique assurant à grande distance et dans de courts délais une parade efficace à toute menace.
De là, pour nous borner aux exemples les plus suggestifs, l’énorme effort accompli par l’US Navy pour se doter d’une force importante de grands bâtiments de surface à propulsion nucléaire, et pour construire une flotte amphibie et logistique dont le tonnage global, voire unitaire, frappe l’imagination. De là le passage rapide de la marine soviétique d’une doctrine défensive à une doctrine d’intervention lointaine, caractérisée par le développement des forces amphibies, l’entrée en service de navires de surface de plus en plus puissants lanceurs d’engins aérodynamiques, enfin l’apparition toute récente de porte-aéronefs. Nous y reviendrons plus loin.
Comme la politique navale, les techniques ont évolué depuis quelque temps avec une rapidité singulière. Il faudrait des pages pour exposer le détail de leurs progrès. On se bornera à rappeler les principaux.
Un des plus importants consiste incontestablement dans la révélation de l’extraordinaire capacité destructrice des engins aérodynamiques surface-surface. Trois de ces engins, lancés par des vedettes Komar que l’URSS avait transférées à la République arabe unie (NDLR : l’Égypte), ont suffi, on s’en souvient, à couler le destroyer israélien Elath le 21 octobre 1967. Or les vedettes Komar et Osa de la marine soviétique ne peuvent intervenir que par beau temps et mer calme, à une faible distance des côtes ; elles ne disposent respectivement que de 2 ou 4 rampes de lancement simples, et la portée maxima de leurs engins Styx ne dépasse pas 40 km. Les croiseurs et les sous-marins océaniques russes les plus récents ont des rampes plus nombreuses (2 rampes quadruples sur les croiseurs, 6 à 8 rampes simples sur les sous-marins) ; la portée maxima théorique de leurs engins SSN-3, supersoniques, beaucoup plus puissants et élaborés que les Styx, atteindrait, selon les Flottes de Combat, 600 à 800 km avec relais de guidage (2). Les principaux avantages du SSN-3 consistent dans sa faible surface équivalente, qui rend sa détection difficile, et dans le fait que, volant à très faible altitude en fin de trajectoire, il bénéficie de l’écran procuré par l’horizon et la traversée de zones où la propagation des ondes radars est perturbée.
Il faut convenir que les grandes marines occidentales sont encore insuffisamment équipées pour contrer avec une efficacité certaine un tel engin et ceux qui le suivront à plus ou moins bref délai. Faute de missiles surface-surface à grande portée, elles ne peuvent guère attaquer les vecteurs eux-mêmes qu’au moyen de leur aviation embarquée ; la panoplie d’engins surface-air dont elles disposent (Talos, Terrier, Tartar, Sea Slug, Masurca, etc.) est, certes, considérable, mais, très « sophistiquée » suivant l’expression aujourd’hui consacrée, ces engins coûtent trop cher pour qu’on en équipe un grand nombre de bâtiments ; adaptés d’ailleurs à l’interception des avions, pourraient-ils détecter et détruire des cibles d’aussi faible envergure que les SSN-3 et volant pour ainsi dire au ras de l’eau en fin de parcours ? Il y faudrait, semble-t-il, des systèmes d’armes encore au stade de l’expérimentation (tel le Sea Dart, qui doit armer la future frégate anglaise du type 82) ou à celui des études (Sea Sparrozv américain, PX 480 anglais et Mandragore français : courte portée et très basse altitude). Pour le moment, la menace demeure très sérieuse.
Mentionnons aussi, parmi les progrès récents de la technique :
• La généralisation de la propulsion nucléaire à bord des futurs grands bâtiments de combat de l’US Navy (3 porte-avions dérivés de l’Enterprise, dont le Chester W. Nimitz commandé au printemps dernier, et 3 grosses frégates lance-engins AA et ASM de plus de 10 000 tonnes pleine charge). Pour une puissance au moins égale à celle de l’Enterprise, le Chester W. Nimitz embarquera 2 réacteurs seulement au lieu de 8, et la durée de leurs « cœurs » est évaluée à 13 ans en utilisation normale au lieu de 5 : il coûtera donc sensiblement moins cher. La Navy a d’ailleurs calculé qu’un PA à propulsion nucléaire serait plus rentable au terme d’une carrière de 20 à 30 ans (3) qu’un PA à propulsion classique contraint de renouveler fréquemment son combustible.
• L’application à la propulsion des bâtiments légers de turbines à gaz industrielles à faible consommation. Si les turbines à gaz étaient déjà fort appréciées pour leur souplesse, leur faible encombrement et la possibilité qu’elles offrent d’obtenir des pointes de vitesse quasi instantanées, elles avaient l’inconvénient d’être de grosses consommatrices de combustible ; aussi ne les employait-on normalement qu’aux allures élevées, en recourant pour la navigation en croisière soit à la turbine à vapeur, soit au diesel (système Cosag et Codag – Combined steam and gas/diesel and gas), où la Grande-Bretagne avait pris une large avance avec les frégates du type County, les escorteurs du type Tribal, etc.). Au contraire, les nouvelles turbines à gaz industrielles à faible consommation s’appliquant à la navigation en croisière, la turbine à gaz peut être utilisée désormais comme seul moyen de propulsion (systèmes Cogag et Cogog – Combined gas and/or gas) : ici encore, la Grande-Bretagne paraît avoir ouvert la voie avec la refonte expérimentale en cours de l’escorteur Exmouth ; mais, audacieusement, le Canada, suivi par les Pays-Bas, vient de passer à la pratique, en retenant le système Cogog pour la propulsion des escorteurs océaniques à mettre sur cale en 1968 et qui développeront une puissance totale de 50 000 CV (2 turbines à gaz de 22 000 CV chacune et, pour la navigation en croisière, 2 autres de 3 700 CV chacune).
• Enfin l’intérêt croissant porté par toutes les marines, mais surtout pour celles qui participent ou ont participé récemment à des opérations côtières et amphibies (US Navy au Vietnam, Royal Navy à Bornéo) aux vedettes à ailes portantes et aux véhicules sur coussin d’air. Ces types d’unités sont, en général, encore au stade de l’expérimentation. Elles présentent l’avantage d’une vitesse très élevée (50 à 60 nœuds) ; mais les premières sont bruyantes et les secondes passent, peut-être à tort, pour être fragiles. Quoi qu’il en soit, un certain nombre de vedettes à ailes portantes du type Tucumari de 60 t paraissent avoir été commandées pour servir de patrouilleurs côtiers au Vietnam, et quelques véhicules sur coussin d’air, déjà essayés par la Grande-Bretagne à Bornéo, sont employés comme unités amphibies par les États-Unis sur le littoral vietnamien : ils évitent les ruptures de charge inhérentes aux autres véhicules marins.
L’évolution générale récente de la politique et de la stratégie navales, d’une part, celle des techniques, de l’autre, affectent évidemment de façon différente chacune des principales marines.
C’est aux États-Unis, éclairés par l’importance croissante de leur engagement au Vietnam, que la vocation mondiale se manifeste avec le plus de netteté.
Ils déploient en effet sur le théâtre de la guerre un effort prodigieux : 5 PA d’attaque dont les appareils assurent la moitié des missions aéronautiques, 2 porte-hélicoptères d’assaut, 3 ou 4 croiseurs et une cinquantaine de destroyers opèrent le long des côtes, pour ne rien dire des nombreuses petites unités de la Task Force 115 affectée à la patrouille littorale et de la Task Force 116 qui ressuscite sur les fleuves et les arroyos les anciennes Dinassaut françaises. Deux divisions de Marines et une partie d’une troisième se battent à terre, avec les éléments non endivisionnés qui leur sont rattachés et leurs Air Wings. Le Military Sea Transportation Service assure presque en totalité le ravitaillement des trois armées.
Mais l’immensité de cette tâche n’empêche pas la Marine de moderniser et d’augmenter les autres composants de sa puissance.
Nous ne reviendrons ici ni sur la force sous-marine de dissuasion ni sur l’énorme flotte ASM des États-Unis (SSN, PA ASM, frégates, destroyers et destroyers d’escorte, plus de 1 000 000 t) : leurs missions – préservation du « sanctuaire » national et défense des communications – n’ont qu’indirectement un caractère mondial. Nous nous bornerons à rappeler que, quelque 200 escorteurs approchant de la limite d’âge, un effort énorme s’accomplit en ce moment pour les remplacer : 66 destroyers d’escorte sont en service, en construction, commandés ou prévus au titre des programmes 1960-1961 à 1967-1968.
C’est dans le souci d’entretenir une flotte de PA d’attaque, une flotte amphibie et une flotte logistique de premier ordre qu’apparaît le plus clairement la mission mondiale de l’US Navy.
Les 5 PA vieillis du type Hancock qui encombrent encore la première auront disparu en 1975 : elle comprendra alors 4 Enterprise à propulsion nucléaire (accompagnés chacun d’une frégate ayant le même mode de propulsion), 8 PA neufs ou récents à propulsion classique et 8 Midway anciens, mais refondus et capables d’un bon service.
La flotte amphibie actuellement en service, forte de plus de 600 000 t, ne connaît pas de rivale au monde ; mais, d’une part, elle commence à vieillir (c’est le cas, en particulier, des 3 porte-hélicoptères d’assaut du type Essex, anciens PA transformés, d’un grand nombre de Landing Ships Docks, de bâtiments de soutien rapproché et de navires de débarquement de la classe des LST, qui datent de la guerre) ; d’autre part, beaucoup de ces unités ont un tonnage insuffisant et leur vitesse varie entre 8 et 13 nœuds seulement : ils contreviennent ainsi aux exigences d’une action lointaine puissante et rapide.
Aussi les États-Unis ont-ils aujourd’hui en construction, en commande ou en projet une flotte amphibie de 500 000 t, dont tous les éléments (bâtiments de commandement, porte-hélicoptères et transports d’assaut, Landing Ships Docks et LST) filent au moins 20 nœuds ; 4 sur 6 de ces différentes classes de bâtiments sont d’un type nouveau, et le tonnage des plus petits (les LST) dépasse 7 000 tpc. Cette flotte, outre sa capacité de transport en personnel et en matériel démesurément accrue, pourra rallier un point menacé en deux fois moins de temps qu’auparavant.
Il en va de même de la nouvelle flotte logistique, fondée à la fois sur de grandes dimensions (16 000 à plus de 50 000 tpc), qui permettent la polyvalence, et sur une vitesse élevée. Nous ne reviendrons pas sur les unités destinées au ravitaillement des forces navales à la mer, dont il a été souvent question dans la Revue (cf. par exemple janvier 1968, p. 181) ; mais il convient de rappeler, à cause de ses rapports étroits avec la stratégie amphibie dans les régions lointaines, le projet de M. McNamara consistant dans la construction d’une flotte de bâtiments logistiques à déploiement rapide, les Fast Deployment Ships, dont le tonnage unitaire atteindrait 28 000 tpc : ces bâtiments, au besoin dirigés à l’avance vers les zones menacées, serviraient d’entrepôts flottants à l’armement et aux approvisionnements d’une force terrestre déterminée, cette force étant elle-même amenée à pied d’œuvre par voie aérienne sans matériel ; 24 FDS devaient être construits. Les réticences du Congrès en ont réduit le nombre à 4, mais ces réticences ont porté, d’après les Flottes de Combat, sur les conditions de la commande plutôt que sur le fond, et il ne paraît pas impossible que le projet revienne sur le tapis.
On a vu plus haut avec quelle rapidité évoluait la politique navale soviétique. Au cours de la décennie 1950-1960 et jusqu’après la crise de Cuba, la flotte de surface de l’URSS était orientée vers la défense des océans et des mers bordant la métropole (Arctique, Baltique, mer Noire et Pacifique Nord ; croiseurs du type Sverdlov, si classiques qu’ils en paraissent désuets (une quinzaine a été mise en service entre 1953 et 1958), destroyers, escorteurs et escorteurs côtiers, la plupart capables de mouiller des mines, vedettes lance-torpilles, etc.). Seule avait un caractère offensif une flotte sous-marine océanique qui, il y a une dizaine d’années déjà, passait pour la première du monde.
Depuis, le vent a tourné. Certes, la flotte sous-marine a conservé son rang et demeure un des instruments de guerre les plus redoutables qui soient : elle compte aujourd’hui 363 unités au moins et peut-être plus de 400, dont une cinquantaine à une soixantaine à propulsion nucléaire ; 85 à 100 se partagent à peu près par moitié entre les lanceurs d’engins balistiques (type H lançant en plongée, types G et Z lançant en surface seulement) et les lanceurs d’engins aérodynamiques surface-surface SSN-3 dont on devine la terrible efficacité (types E, J et W).
Mais, parallèlement, avec les séries des destroyers lance-missiles des classes Kildin (surface-surface), Kroupnyi (surface-surface) et Kashin (surface-air), puis des petits croiseurs des classes Kynda et Kresta (surface-surface et surface-air à la fois), la flotte de surface s’est orientée vers la création d’une force d’intervention de plus en plus puissante, sinon par le tonnage (les croiseurs ne dépassent pas 6 000 tonnes pleine charge), du moins par l’armement : les unités les plus récentes, les Kresta, combinant les avantages des Kynda et des Kashin, ont à la fois 2 rampes doubles surface-air et 2 rampes quadruples surface-surface SSN-3. En même temps, les forces amphibies se développent régulièrement, en personnel comme en matériel, et l’on peut admettre avec une quasi-certitude que la flotte soviétique possède aujourd’hui 2 porte-aéronefs : qu’il s’agisse de véritables PA ou de porte-hélicoptères d’assaut ou ASM (on ne le sait pas encore), le virage paraît pris vers une politique navale d’intervention à l’extérieur.
Aussi bien l’URSS est dès maintenant doublement présente en Méditerranée : une importante formation de surface et sous-marine stationne pour ainsi dire en permanence dans le Levant et y a joué un rôle incontestable, vraisemblablement plus pacificateur que belliqueux malgré certaines apparences, à l’occasion du conflit israélo-arabe ; d’autre part, trois États arabes au moins, la Syrie, l’Égypte et l’Algérie ont été dotés par Moscou de vedettes lance-missiles Komar et Osa. L’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) s’est inquiétée de cette « pénétration politique » dès l’ouverture de sa session diplomatique à Paris le 4 décembre (4).
(1) Nous rendrons compte prochainement de ce remarquable ouvrage, qui joint à ses qualités ordinaires une amélioration régulière de la présentation, une extrême abondance de précisions et de détails nouveaux, enfin par-delà ces détails un nombre accru le fort judicieuses vues d’ensemble sur les transformations de la politique navale et des techniques.
(2) D’après certains renseignements, la portée pratique du SSN-S ne dépasserait pas 370 km.
(3) Les PA de la classe Midway, encore incorporés pour longtemps dans les Striking Fleets des États-Unis, comptent aujourd’hui 20 à 22 ans de service.
(4) Le second Livre blanc britannique sur la politique de défense de 1967 a été étudié dans le numéro d’octobre de la Revue. La dévaluation de la livre survenue le 18 novembre et le plan d’austérité qui la suivra très certainement ne permettent guère pour le moment le formuler de nouvelles appréciations sur l’avenir de la Royal Navy : les promesses de constructions neuves qui lui ont été faites seront-elles tenues, ou devra-t-elle consentir à de nouveaux sacrifices ? Il serait inopportun d’en parler.