Correspondance - Le Maréchal Juin : l’homme-le chef
La France célèbre cette année le premier anniversaire de la mort de son dernier Maréchal. Des voix ont proclamé dans toutes les langues, dans tous les pays, ses mérites éminents et l’exceptionnelle qualité de ses dons. Aussi n’entre-t-il pas dans mon propos de retracer après tant d’autres les étapes d’une fulgurante carrière. Je n’ai d’autre dessein pour ma part, en m’aidant de souvenirs et de documents personnels, que d’apporter le témoignage de mon attachement et de mon affection envers celui auquel je fus lié pendant près de quarante ans et de contribuer à faire mieux connaître une des figures les plus illustres de notre temps.
Fils d’un militaire de carrière de la vieille école, le Maréchal Juin tenait de son ascendance sa vocation pour le métier des armes, son courage physique, sa droiture, le culte du devoir, le respect de la discipline et de la hiérarchie.
Fils d’Algérie, c’est à son origine qu’il devra ses qualités humaines, sa façon de voir et de ressentir, son amour pour cette terre et cette population nord-africaine auxquelles il demeura jusqu’à son dernier souffle si passionnément attaché.
Il aimait ces territoires qui l’avaient vu naître, où il avait passé son enfance, son adolescence et la majeure partie de sa vie d’homme. Mêlé depuis son plus jeune âge à l’existence de l’élément autochtone aussi bien qu’à celle des Français, il connaissait mieux que personne le caractère, les aspirations, les réflexes des uns et des autres. Cette expérience lui fut extrêmement précieuse lorsqu’il fut amené à administrer des communautés aux intérêts quelquefois divergents et qui avaient cependant tant besoin l’une de l’autre.
Combien de fois l’ai-je entendu, au Maroc, presser ses chefs de service de prendre dans tous les domaines des décisions qui lui paraissaient nécessaires pour améliorer le sort des plus humbles, des plus déshérités, de ceux qui comptaient sur nous pour élever peu à peu leur niveau de vie et pour assurer l’indispensable sécurité de leurs personnes et de leurs biens.
Combien de fois l’ai-je vu aussi se pencher sur la situation souvent difficile de nos colons. Leur rôle lui apparaissait comme essentiel puisqu’ils étaient des exemples pour les paysans marocains, puisqu’ils leur assuraient du travail, les soignaient quand besoin était, les initiaient petit à petit à des façons plus rationnelles de pratiquer la culture et l’élevage. Aussi le Résident Général s’efforçait-il de faire naître partout la confiance des uns envers les autres, de favoriser la collaboration indispensable à tous. Tâche immense, exaltante, mais qui réservait à celui qui l’assumait des difficultés sans cesse renouvelées et l’amertume de sentir, constante, l’opposition des intérêts que toute action généreuse ne peut manquer de mécontenter.
Cette connaissance parfaite de l’ambiance et des problèmes nord-africains jointe à la qualité de son esprit et à la largeur de ses vues ont fait du Maréchal Juin le plus glorieux représentant des Français d’Afrique du Nord. Il était de leur race, il était de leur sang, il possédait les traits essentiels de leur caractère : vivacité d’esprit, intuition, amour de leur terre natale, besoin instinctif du contact avec ses semblables. Un problème ne le passionnait que par ses prolongements humains et il avait besoin de connaître les réactions de chacun, de discerner l’effet de ses paroles dans les yeux de ses auditeurs. C’est sans doute la raison pour laquelle il détestait le téléphone : son interlocuteur était trop loin et il était impossible de suivre dans son regard le cheminement de sa pensée. Il lui préférait à tout prendre l’échange de correspondance dans lequel il excellait d’ailleurs par la netteté et la précision de ses exposés aussi bien que par la vigueur et l’élégance de son style.
J’ai conservé un amusant souvenir d’un de ses écrits, très particulier du reste, comme on va le voir. Ceci se passait à la fin du mois de décembre 1943. Le général Juin se trouvait à cette époque en Italie et se consacrait tout entier aux conditions matérielles d’engagement du Corps expéditionnaire français (CEF) et à la préparation des opérations futures. Au milieu de si pressants travaux, il reçut d’Alger, signée d’une haute personnalité civile dont il dépendait, une lettre rédigée avec une évidente mauvaise foi et dans une forme qui le froissa à juste titre.
Il s’agissait, autant qu’il me souvienne, du logement occupé à Alger par Madame Juin et par ses enfants. Le but à peine voilé de l’intervention consistait à profiter du départ du général en Italie pour forcer Mme Juin à quitter sans délai la villa qu’elle occupait afin de disposer de cette maison au profit d’une autre personnalité.
Le ton comminatoire de la démarche faite auprès du Commandant de notre Corps expéditionnaire se doublait ainsi d’un manque absolu de considération et de courtoisie à l’égard de Mme Juin. Or le général était très attaché aux siens et portait à sa femme, dont il appréciait tout particulièrement la vive intelligence ainsi que la netteté de pensée et de jugement, une profonde affection. Aussi sa réaction fut-elle aussi vive qu’instantanée.
Prenant la lettre de son correspondant, il écrivit de sa main, au travers de la missive, la phrase suivante que je reproduis à peu près textuellement de mémoire : « Retour à l’envoyeur. Cette lettre m’a été envoyée par erreur : ses termes prouvent en effet qu’elle ne saurait en aucune manière m’être destinée ». Cette façon peu classique de répondre mit fin au débat : on n’entendit jamais plus parler de cette affaire.
Quand le Maréchal voyageait en avion, il regardait sans cesse les lignes générales de l’itinéraire suivi et vérifiait, en s’aidant de la carte, la position des villes, le cours des rivières, le tracé des routes et des canaux, l’aspect général du relief et de la végétation. Réflexe instinctif du chef de guerre qui a besoin de connaître dans son détail le terrain sur lequel pourront s’engager des opérations et s’effectuer les mouvements de ses troupes.
C’est d’une minutieuse étude de la carte d’abord, du relief ensuite que jaillit l’idée de manœuvre qui aboutit, en mai 1944, à la rupture du front allemand d’Italie. Le Commandant du corps expéditionnaire français avait senti très vite, et il s’en était ouvert à plusieurs reprises aux officiers de son entourage, que les tentatives de percée par la trouée naturelle Cassino-Frosinone étaient vouées à l’échec : « L’Allemand s’est préparé à ces attaques car il sait que les divisions motorisées américaines et britanniques ne sont pas équipées pour manœuvrer en pays de montagne. Il a donc constitué devant Cassino un puissant réseau de défense qu’il serait extrêmement difficile d’enfoncer ». Je l’entends encore conclure par cette phrase lapidaire : « Pour faire sauter le verrou, il n’y a qu’une solution : attaquer par les hauts ». Il savait bien du reste que seuls ses soldats, en particulier la division marocaine et les goumiers, étaient capables de mener le combat sur un terrain aussi difficile…
Afin de mieux asseoir son jugement, par un matin de mars 1944, le général voulut faire en jeep une reconnaissance aux abords du Garigliano, dans le secteur d’où, quelques semaines plus tard, devait partir l’offensive victorieuse dont il avait dressé et fait accepter le plan par le haut-commandement allié. Jumelles en main, il examina longuement le terrain situé de l’autre côté de la rivière puis, se tournant vers l’officier d’état-major et l’officier d’ordonnance qui l’accompagnaient, il dit simplement : « Vous voyez là-bas la lourde masse du Monte-Majo. C’est là que se jouera le sort de la bataille : cette position est la clé de voûte de l’ensemble et sa possession assurera la victoire. » Le coup d’œil infaillible du grand capitaine avait discerné d’emblée l’objectif principal à atteindre dès les premières heures.
Puisque j’évoque la campagne d’Italie, comment ne pas croire encore présent le grand soldat disparu, comment ne pas sentir sa légitime fierté de chef victorieux en relisant les lignes qu’il m’écrivait peu après l’entrée triomphale des Français à Rome : « Nous avons savouré la joie de la victoire, de celle qui consiste à tailler l’ennemi en pièces et à ne plus lâcher. Quelles heures ! Le CEF a été remarquable en cette affaire. C’est lui qui a déterminé la rupture et qui ensuite, par ses manœuvres audacieuses, a facilité les résultats obtenus par les voisins. Après trois semaines de dures batailles nous sommes venus camper sous les murs de la Ville Éternelle. Dans quelques jours nous camperons à Florence »…
Le grand chef, le génial meneur d’hommes est là tout entier avec son dynamisme, son enthousiasme, son immense joie d’avoir redonné leur gloire à nos armes, d’avoir assuré à nos soldats le respect de leurs camarades de combat et de leurs adversaires. Ce fut la période la plus exaltante, la plus magnifique de sa prodigieuse carrière.
Trois ans après ses triomphes en Italie, le Gouvernement faisait appel à son prestige et à son expérience nord-africaine pour redresser au Maroc une situation passablement compromise.
Il lui fallut peu de temps pour s’adapter excellemment au rôle d’administrateur qui lui était confié. Il y parvint sans se départir un seul instant ni de sa manière directe de concevoir et de commander, ni de sa bienveillance naturelle. Il faisait confiance à ses collaborateurs et, dans le cadre des directives qu’il leur donnait, laissait à chacun toute liberté d’exécution. Il avait, ainsi qu’il était normal, une haute idée de la tâche qui lui était dévolue et il était conscient aussi des obligations qu’elle lui imposait. Il entendait en conséquence que tous autour de lui et comme lui s’emploient à remplir au mieux leur mission. Mais s’il savait à l’occasion être strict, exigeant et manifester de façon violente sa réprobation, ses emportements ne duraient pas et l’observation faite ne laissait nulle trace dans son esprit complètement étranger à la rancune. Jugeant les choses de haut, il ne s’embarrassait pas des détails qu’il abandonnait à ses subordonnés, encore qu’il fût très attentif à l’exacte exécution de ses ordres.
Cet homme exceptionnellement doué devait, à mesure que sa situation devenait plus éminente, assumer des responsabilités plus lourdes et résoudre des problèmes plus ardus. Investi de hautes charges, placé devant des choix dont son cœur eut souvent à pâtir, il a passé les dernières années de sa vie torturé par des scrupules de conscience, déchiré entre les servitudes de son état et l’appel profond qui montait vers lui de sa terre natale.
Angoissé par les remous causés des deux côtés de la Méditerranée par le drame algérien, objet de sollicitations contradictoires, mal compris souvent pour ses gestes comme pour sa réserve, le Maréchal Juin a vécu les dernières années de sa vie dans le regret de son Algérie perdue, de cette terre dans laquelle, disait-il souvent, reposaient ses morts et qui avait fourni une grande partie de ses combattants d’Italie.
Il savait bien que dans l’ambiance internationale du moment, face aux campagnes menées contre nous un peu partout dans le monde, même dans les États dont nous pouvions espérer plus de compréhension et de sagesse politique, il ne lui était pas possible d’infléchir le cours des événements. La pensée qu’il ne pouvait rien faire pour conserver à nos pays des territoires qui, pendant plus d’un siècle, avaient été pacifiés puis fécondés par l’action patiente de nos soldats et de nos administrateurs minait à la fois son esprit et son corps.
Le dernier de nos Maréchaux, celui que j’ai eu l’honneur de servir et auquel j’étais depuis si longtemps lié par un très fidèle attachement, celui que la Providence m’a permis d’être le seul, en dehors des siens, à voir dans les ultimes moments de sa vie, est mort d’avoir trop aimé les horizons qui l’avaient vu naître. Atteint au plus profond de lui-même par une séparation qu’il ressentait plus vivement peut-être que tout autre, il n’a pas pu supporter de perdre cette terre d’Algérie qui était la sienne et qu’il voulait croire à jamais liée à la France.
Témoin de son tourment et de sa peine, témoin aussi des épisodes les plus magnifiques de sa carrière, tant militaire que civile, je devais à sa mémoire de souligner certains aspects peu connus de son caractère, ceux qui rendaient si attachante sa personnalité, si enrichissants les contacts quotidiens.
Seules aujourd’hui des images, des lettres évoquent matériellement pour moi le Maréchal que j’aimais. Mais son véritable souvenir, impérissable, reste intact, vivant au fond de mon esprit et de mon cœur. ♦