Interarmées - À propos de la défense « tous azimuts »
L’article du général Ailleret, Chef d’état-major des armées (Céma), paru dans notre livraison de décembre (« Défense ''dirigée'' ou Défense ''tous azimuts'' »), a été l’objet d’analyses très diverses. Or, au cours d’une récente conférence à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), après avoir rappelé la thèse que nous connaissons, il a répondu aux questions qui lui ont été posées et, indirectement, aux critiques parues dans la presse française et étrangère. Nous donnons ci-dessous un résumé des réponses du général.
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La première question se rapportait à notre appartenance à l’Alliance atlantique. Certains ont cru discerner dans le texte du général Ailleret l’indication que nous quitterions l’Alliance en 1969, terme auquel chaque nation est en droit de reprendre sa liberté. Rien, ainsi que l’a confirmé le Céma, ne permet d’interpréter son texte dans un tel sens puisqu’il n’y est traité que des principes de la politique militaire. Si le général est opposé à une formule d’intégration des forces – qui risque, par le mélange de celles-ci et de leur infrastructure, de les engager automatiquement en fait, sinon en droit – par contre, il admet parfaitement que la France puisse faire partie d’alliances où nos forces viendraient renforcer celles d’autres nations soumises à une même agression : l’Alliance atlantique en est un exemple. Mais nombreux sont ceux qui commettent l’erreur de confondre l’Alliance et l’Otan et considèrent que l’on ne peut appartenir à l’une sans être partie intégrante de l’autre. Or l’Alliance Atlantique est purement défensive ; elle ne présente aucun des inconvénients militaires de l’Otan et laisse toute liberté aux gouvernements membres de prendre leur décision et d’agir en pleine souveraineté. L’appartenance de la France à l’Alliance atlantique est donc un problème politique qui est du ressort du gouvernement français et « dont, a dit le général Ailleret, je n’ai point connaissance et ne pouvais, en conséquence, parler dans mon article. Mon texte ne préjuge donc en rien l’attitude future de la France vis-à-vis du pacte atlantique ».
À la seconde question qui prétend que la France, à moins d’accroître considérablement ses dépenses militaires, se trouve dans l’impossibilité de réaliser un armement nucléaire de portée mondiale destiné ultérieurement à déboucher sur l’utilisation militaire de l’espace, le Général Ailleret répond : « Il est évident que le programme envisagé demandera des efforts et qu’il n’est point un programme de facilité comme celui qui consisterait à entretenir le plus grand nombre possible de divisions et d’avions conventionnels. Cependant, il n’est, à mon avis, pas question de consacrer aux budgets militaires plus que la proportion du Produit national brut (PNB) qui leur est traditionnellement accordée, proportion qui est en France de l’ordre de 4,4 %. Cette proportion doit être considérée comme une donnée de base du problème militaire. Elle représente ce que le pays peut et veut consacrer à sa défense. Le problème pour les militaires est de l’utiliser au mieux pour que la sécurité de la nation soit maximum. Certains articles de presse ont insisté sur les difficultés actuelles de réalisation du programme en cours et, en extrapolant, sur l’impossibilité d’un programme qui leur apparaît encore plus ambitieux. »
Or, le nouveau but proposé à notre politique militaire devra s’échelonner sur un temps assez long qui n’est pas encore précisé. En outre nos difficultés actuelles proviennent de ce que la modernisation de nos armées n’a pu être réellement entreprise que depuis qu’ont cessé les opérations d’Extrême-Orient et d’Algérie qui absorbaient jusque-là la plus grande partie de nos ressources financières. Notre retard par rapport aux pays qui ont pu profiter pleinement des techniques nouvelles, mises au point pendant la deuxième guerre mondiale, devrait donc avoir tendance à s’atténuer progressivement.
Et le général Ailleret d’insister sur la nécessité d’utiliser le plus efficacement possible la fraction du PNB affectée à la défense, en produisant, de manière à donner à nos Armées la puissance maximum correspondant à cette fraction du PNB, des armements aussi modernes et puissants que le peut notre industrie, au lieu de réserver la totalité de nos possibilités à des forces conventionnelles dont l’efficacité serait très inférieure à celle d’une force à base nucléaire, même modeste.
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Mais certains affirment qu’une force nucléaire n’a de sens que complétée par une force classique considérable, à l’exemple de ce qui se passe aux États-Unis et en URSS.
Un tel dispositif militaire représente certes une solution convenable pour des pays très riches qui en ont les moyens, sans risquer de ruiner leur économie nationale. Les deux Grands peuvent se permettre de consacrer environ 10 % de leur PNB à l’entretien de leurs armées et par conséquent de se constituer une Force nucléaire stratégique (FNS) majeure et des forces classiques considérables. Mais une nation qui n’a pas les moyens financiers suffisants pour mener de front ces deux objectifs sans compromettre son équilibre économique doit, en toute logique, se doter d’une force nucléaire aussi puissante que possible, assistée des forces classiques nécessaires et suffisantes pour, d’une part assurer la sûreté de cette FNS, d’autre part résoudre les problèmes militaires secondaires qui ne mettraient pas en cause la vie même de la nation.
Le général Ailleret a ensuite attiré l’attention sur le fait qu’après tout, les immenses forces classiques des Grands pourraient n’avoir, dans les conditions du monde moderne, qu’une efficacité assez douteuse : par exemple au Vietnam, plus de cinq cent mille hommes des forces américaines appuyés par une aviation colossale et la considérable 7e Flotte, n’arrivent pas ou n’arrivent que très difficilement à venir à bout de forces très inférieures en nombre et équipées d’une manière relativement rudimentaire.
C’est qu’en effet les grands nucléaires ne peuvent guère, dans la conjoncture actuelle, être engagés que dans deux types de guerre. Le premier type opposerait deux grands pays nucléaires. Leurs seules forces conventionnelles ne pourraient, semble-t-il, régler un tel conflit, car chacun des pays ne saurait jeter tout son poids dans la bataille sous la forme conventionnelle, qui demanderait la création longue et onéreuse d’immenses moyens classiques, alors qu’ils ont sous la main les moyens nucléaires tout prêts à servir. Ils en viendraient donc nécessairement assez vite à chercher la décision dans l’emploi des armes nucléaires.
Le deuxième type de guerre est celui d’un conflit entre un grand pays nucléaire et un petit pays aux moyens limités et privé d’armement atomique. Une fois le petit pays envahi et pourvu que la population soit acquise à ceux qui résistent à l’occupant, on assiste alors, non plus à des batailles classiques, mais à des combats dissymétriques entre adversaires dont l’un utilise une accumulation considérable de moyens classiques et l’autre la souplesse et l’insaisissabilité de forces de guérilla. Les conflits récents ou actuels en Algérie et au Vietnam en donnent des exemples. La décision militaire devient très difficile à obtenir et n’apporte d’ailleurs pas forcément une solution aux problèmes politiques qui sont à l’origine d’un tel conflit.
Ainsi, s’il est logique que ceux qui en ont les moyens se constituent les deux types de forces : nucléaires et conventionnelles, celles-ci comme une sorte d’assurance contre notre méconnaissance des conditions des guerres futures, par contre ceux qui ne disposent pas des mêmes ressources ne doivent pas compromettre la mise sur pied de la partie essentielle de leur force nationale – les armes nucléaires – au profit d’un volume trop important de forces classiques.
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À l’objection que la force nucléaire française ne sera jamais utilisée, on peut répondre que si elle sert à écarter la guerre, elle aura déjà bien rempli sa mission. Mais les adversaires de notre politique prétendent qu’elle ne peut écarter la guerre parce qu’il serait impossible de l’employer ; si notre adversaire nous est supérieur en armes atomiques, ou bien il détruira les nôtres afin que nous ne puissions pas répliquer, et alors nous aurons attiré la foudre ; ou bien il nous menacera de destruction totale et aucun gouvernement français ne prendra la responsabilité d’employer l’armement nucléaire. L’hypothèse selon laquelle un des grands nucléaires pourrait préventivement attaquer la France n’est guère concevable parce que notre force est au service d’une politique de paix et qu’aucun « grand » atomique ne risque d’agression de notre part.
Quant à l’impossibilité pour nous d’utiliser nos armes nucléaires en cas d’agression, parce qu’alors notre pays serait à son tour frappé et totalement écrasé, elle n’est pas non plus réaliste. Si un adversaire veut nous attaquer ce n’est pas pour nous détruire, c’est pour nous utiliser à son profit, nous et notre potentiel. C’est donc sous une forme d’« invasion » normale qu’il tentera de s’emparer de notre pays. Or celui-ci est capable dans cette hypothèse de causer à l’agresseur – même avec des moyens déjà attaqués – des pertes qui seraient sans rapport avec l’intérêt de nous « occuper » ; et nous détruire totalement par la suite ne lui servirait de rien. Son gouvernement hésitera donc autant à lancer son invasion que le nôtre à lancer sa riposte atomique. Et c’est de là que nous attendons notre sécurité.
Il faut d’ailleurs, dit le général Ailleret, abandonner tous les raisonnements complexes et acrobatiques pour s’en tenir à des notions simples et de bon sens.
Au milieu d’un monde en ébullition, un peuple pacifique ne peut assurer sa sécurité qu’en étant prudent et calme, en se montrant le plus fort possible et en évitant en cas de crise d’être paralysé par la peur de la destruction. L’expérience montre que les bonnes troupes ont moins de pertes que les unités composées de soldats mal instruits, au moral déficient. Il en sera de même des nations. Si la folie des hommes devait déclencher une guerre nucléaire, des pays entiers, vraisemblablement, seraient rayés de la carte soit qu’ils soient eux-mêmes des puissances nucléaires et soumis aux coups directs, soit que non atomiques ils soient pris pour champ de bataille par les belligérants nucléaires.
Les pays qui auront le plus de chance de survivre dans un conflit nucléaire seront alors ceux qui seront les plus forts, militairement et moralement.
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Une autre critique concerne la disproportion entre la force nucléaire française et celle des États-Unis et de l’URSS.
C’est transposer, à la période nucléaire actuelle, l’un des principaux éléments qui permettaient de déterminer à l’époque classique les chances de succès de l’un ou de l’autre des adversaires : la victoire, disait-on autrefois, appartient aux gros bataillons. C’est oublier qu’un seul engin suffit à rayer de la carte une ville comme Paris, Londres, Moscou ou New York. C’est ignorer qu’un seul missile servi par la volonté de le mettre en œuvre représente déjà un effet sérieux de dissuasion. L’exemple de Cuba, en 1963, montre qu’un modeste déploiement d’engins soviétiques a été considéré par Washington comme un danger vital pour les États-Unis. Quant aux bombes chinoises, cependant pour longtemps encore bien limitées en puissance et en nombre, le monde entier ne commence-t-il pas à les prendre au sérieux ?
Une force nucléaire, même quantitativement modeste, est ainsi capable de jouer un rôle majeur, si ses qualités techniques lui permettent de remplir éventuellement ses missions.
Enfin, la dernière objection réfutée par le général Ailleret se rapporte aux dépenses consacrées à l’armement nucléaire et qui seraient mieux utilisées à construire des hôpitaux et des écoles.
Or construire plus d’hôpitaux et d’écoles, qu’actuellement, ne pourrait se faire qu’en utilisant dans ce but la partie du budget des Armées consacrée aux armes nucléaires, car si on se contentait de ne pas fabriquer ces armes, mais de les remplacer par des armes classiques, on n’aurait pas un sou de plus pour les hôpitaux et les écoles, et on n’aurait qu’une défense bien moins puissante pour le même prix.
Mais dans un monde où tous les pays consacrent une partie importante de leur PNB à la défense (Angleterre, 5,7 %, États-Unis et URSS 10 %), ce serait un acte de désarmement unilatéral gratuit qui nous mettrait dans un état de faiblesse invitant l’agression de ceux qui pourraient souhaiter mettre la main sur nos hôpitaux, nos écoles et nos richesses.
Et le général Ailleret de conclure : « Dans la mesure où le pays veut avoir des moyens de défense et y consacrer une certaine part de son revenu pour être au niveau des autres, il ne serait pas décent pour des militaires de ne pas recommander au gouvernement le système de défense qui, pour ce prix, doit nous rendre le plus fort possible ».