Maritime - La Marine française à la fin de 1967 - À l'étranger : opérations et constructions neuves - Dans les marines marchandes
La Marine française à la fin de 1967
Bien que relativement importante, l’activité extérieure déployée par notre Marine durant les mois de novembre et de décembre n’a guère été que de routine. De nombreux exercices se sont succédé, comme de coutume, les uns nationaux, les autres bilatéraux ou multilatéraux. Citons parmi ceux-ci, témoin de la coopération entre marines amies ou alliées :
– l’exercice d’entraînement tactique franco-espagnol Finisterex VI dans le golfe de Gascogne (escorteurs du Ferrol et de l’escadre de l’Atlantique, 15 au 24 novembre),
– un exercice franco-italo-américain du même type, au large des côtes de Provence (Medtacex 12, entre le 20 et le 28 novembre),
– enfin l’exercice amphibie franco-américain Phiblex 9.68, en Corse, à la mi-décembre.
Notre première frégate lance-engins, le Suffren (1), est arrivée à Lorient le 22 décembre, après avoir accompli avec un plein succès dans l’Atlantique Sud la classique croisière d’endurance des bâtiments neufs (Toulon, Dakar, Rio de Janeiro, Recife, Las Palmas, Lorient).
C’est naturellement la discussion du projet de budget de 1968 qui a surtout retenu l’attention des milieux maritimes. Adoptés en première lecture par l’Assemblée nationale le 24 octobre, les crédits militaires ont été approuvés par le Sénat sans réduction le 28 novembre ; mais, l’accord n’ayant pu s’établir entre les deux assemblées sur d’autres parties du projet, c’est le 8 décembre seulement que le budget de 1968 a été adopté dans son ensemble. La loi de finances a été promulguée le 21.
L’on ne reviendra pas ici sur les dépenses de la Marine (cf. les numéros de novembre et de décembre de la Revue), sinon pour rappeler que le ministre des Armées a maintes fois insisté – tant au cours des débats parlementaires que devant la presse et, le 31 octobre, à bord de la Jeanne d’Arc – sur la nécessité de faire leur place, dans les futurs plans à long terme, aux forces de surface ou sous-marines destinées à la fois à assurer la sécurité de nos SNLE dans les eaux métropolitaines et à défendre à l’extérieur nos intérêts politiques et économiques.
Sur ces plans, encore en gestation et secrets, il est naturellement impossible de fournir aucune précision. L’on sait cependant que le troisième PLT comprendra la construction d’un quatrième SNLE et que le gouvernement étudie la possibilité d’en autoriser un cinquième, décision difficile à prendre compte tenu des impératifs financiers et du besoin d’assurer un équilibre harmonieux entre les forces navales à usage général et la force sous-marine de dissuasion nucléaire, également indispensables : une certaine proportion de nos SNLE devant demeurer indisponible pour des raisons diverses (entretien, carénages, réparations éventuelles, délais d’acheminement entre la base et les zones d’opérations), la Marine estime nécessaire d’en posséder 4, ou mieux encore 5, pour que deux patrouilles opérationnelles au moins puissent être assurées en permanence.
L’amiral Cabanier, atteint par la limite d’âge, a été remplacé le 1er janvier par l’amiral Patou à la tête de l’État-major de la Marine ; dans son message d’adieu, le ministre des Armées l’a loué d’avoir attaché son nom au « virage nucléaire » pris par nos forces navales et au rôle majeur qu’elles ont joué dans « la réussite du Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP) ». À l’éminent successeur de l’amiral Cabanier, déjà rompu par ses fonctions antérieures à l’exercice des plus hautes responsabilités (il a successivement occupé, au cours de ces dernières années, les postes de commandant de la 1re flottille d’escorteurs d’escadre, de major général, de commandant de l’escadre et de préfet maritime de la IIe Région), il appartient de concilier le développement de notre force sous-marine de dissuasion avec le rajeunissement et l’accroissement des forces à usage général, temporairement retardés par nécessité : avec la modernisation d’une partie de la flotte amphibie, dont l’exercice Alligator III a montré l’urgence ou avec la réalisation d’une parade efficace contre le terrible danger que représentent (les récents événements de Méditerranée viennent de le prouver) les missiles aérodynamiques surface-surface.
Nous ne quitterons pas la marine française sans rappeler, avec le ministre, que le tonnage global en service au 1er janvier 1968 dépassera légèrement 300 000 tonnes, « non compris les bâtiments spéciaux affectés au CEP, dont la flotte n’aura pas l’utilisation après la fin des essais nucléaires, tels que bâtiments bases et certains transports annexes » (les chiffres officiels définitifs n’ont pas encore été publiés). 3 unités majeures seront admises au service actif en 1968 : très prochainement, le Suffren qui vient d’achever sa croisière d’endurance, comme on l’a vu plus haut ; le transport de chalands de débarquement Orage, destiné au CEP, ; et le bâtiment réceptacle Henri Poincaré, qui a exécuté au mois de décembre ses premiers essais à la mer. Ancien pétrolier italien converti, le Henri Poincaré sera affecté au Centre des Landes pour l’étude du comportement des engins balistiques lancés à partir de ce centre en direction des Açores) (2).
(1) 6 000 tonnes pleine charge, une rampe de lancement double pour engins surface-air Masurca d’une portée de 40 km, une rampe simple pour engins Malafon navire-sous-marins, système SENIT d’exploitation navale des informations tactiques.
(2) Nous ne dirons qu’un mot en passant de la loi du 21 décembre 1967 qui intègre dans les nouveaux corps des ingénieurs de l’armement et des ingénieurs des études et techniques d’armement constitués au 1er janvier 1968 :
1° les ingénieurs du génie maritime et de l’artillerie navale,
2° les ingénieurs des directions de travaux des constructions et armes navales.
Cette loi qui s’applique d’ailleurs à tous les ingénieurs militaires (air, poudres, fabrications d’armement, télécommunications) a un caractère exclusivement organique, et laisse entièrement subsister les liaisons actuelles de coopération avec les états-majors utilisateurs. Mais les crédits de personnel concernant les ingénieurs des constructions navales sont transférés dans le budget de 1968 de la Section Marine à la Section commune.
À l’étranger : opérations et constructions neuves
Au terme de deux mois d’opérations de guerre, ou de crises ouvertes ou larvées, la conjoncture internationale reste aussi confuse que jamais, à la fin de 1967, aussi bien dans l’Asie du Sud-Est qu’au Moyen-Orient.
Sans doute, le corps expéditionnaire américain au Vietnam (fort à présent de 480 000 hommes, et qui doit en compter 525 000 au printemps prochain) paraît être sorti victorieux des durs combats qu’il a livrés au Vietcong et aux réguliers nord-vietnamiens sur les deux théâtres des abords de la zone démilitarisée et des Hauts-Plateaux, mais cette victoire a été défensive, et, à moins que l’adversaire ne donne des signes – encore difficiles à percevoir – d’essoufflement, la situation reste stagnante. Dans tout le Sud-Vietnam, en particulier autour de Da-Nang contre les Marines, la guérilla continue de sévir. Au nord, le bombardement aérien des objectifs militaires et industriels, souvent contrarié par le mauvais temps, se heurte, semble-t-il, à une DCA mieux équipée ; les pertes d’appareils américains sur l’ensemble du territoire auraient atteint, à la fin du mois de novembre, le chiffre de 2 929 unités, dont 1 791 avions et 1 138 hélicoptères.
Au Moyen-Orient, aucun symptôme d’un règlement pacifique entre Israéliens et Arabes ne se discerne, et la suggestion présentée par l’Égypte dans les derniers jours du mois de décembre de débloquer les 15 navires étrangers enfermés dans les Lacs Amers n’a encore abouti à aucun compromis d’exécution, les deux belligérants se soupçonnant l’un l’autre d’entretenir des arrière-pensées. La situation ne demeure pas moins trouble dans l’Arabie du Sud, où les Britanniques ont achevé d’évacuer Aden le 29 novembre sous la protection d’une Task Force aéronavale : l’agitation entretenue contre le nouveau gouvernement par les extrémistes du Flosy, qui comptent sur les sympathies égyptiennes et yéménites, inquiète assez le cabinet de M. Wilson pour que, contrairement à ses intentions premières (cf. Revue du mois de décembre, p. 2108), il ait décidé de maintenir jusqu’à nouvel ordre au large d’Aden une partie des navires qui avaient couvert l’évacuation.
À l’exception de cette décision, sans doute temporaire, de la Grande-Bretagne, il ne semble pas que les remous de la politique internationale au cours des derniers mois de 1967 aient exercé une influence sérieuse sur les programmes de constructions à l’étranger. Tout au plus convient-il de noter, aux États-Unis, une accélération des travaux de remise en état du cuirassé New Jersey, destiné à servir de soutien de feu au Vietnam ; il ralliera le théâtre de la guerre plus tôt qu’il n’avait été prévu, probablement en juillet prochain. Mentionnons aussi les symptômes d’un développement plus rapide des études concernant les systèmes d’armes antimissiles surface-surface. Du côté russe, où le conflit israélo-égyptien a été mis à profit pour un renforcement naval en Méditerranée, il se confirme que les 2 porte-aéronefs récemment entrés en service sont des porte-hélicoptères d’environ 25 000 t, armés d’une trentaine d’appareils : l’un d’eux aurait fait son apparition dans le Levant.
Au demeurant, les mouvements de matériel signalés dans les principales marines étrangères sont conformes aux prévisions des programmes établis :
– ainsi, en Grande-Bretagne, la commande, annoncée depuis longtemps, d’un 7e Fleet submarine et la mise à l’eau successive des destroyers lance-engins Antrim (19 octobre) et le Norfolk (16 novembre), dernières unités de la classe des 8 County ;
– ainsi, aux États-Unis, l’admission au service actif du dernier destroyer d’escorte de la classe Brooke (6 unités, des programmes 1962 et 68), le 11 novembre, et le lancement du SSN Asyro le 29 novembre.
Fort inopportunément, l’aggravation relative du malaise international coïncide avec la dévaluation de la livre sterling et la politique d’austérité financière à laquelle la Grande-Bretagne se voit condamnée, de même qu’avec les mesures de restriction que le président Johnson propose aux États-Unis pour soutenir le dollar.
Nous serons sans doute prochainement renseignés sur ces dernières par les deux messages classiques du mois de janvier (message sur l’état de l’Union et message budgétaire) ; mais il paraît peu probable que la crise américaine, qui se traduira surtout par une réduction des dépenses à l’étranger, exerce une influence sérieuse sur le budget de défense.
Il en va tout autrement de la Grande-Bretagne, dont l’économie paraît profondément touchée. On sait quels sacrifices la Royal Navy a déjà dû accepter pour la sauvegarde de l’équilibre budgétaire ; de nouveaux viennent de lui être imposés :
– le carénage qui devait prolonger jusqu’en 1969 l’existence du porte-avions Victorious n’aura pas lieu, c’est évidemment le prélude de sa condamnation prochaine,
– la commande de 8 avions d’assaut Buccaneer destinés à compléter le volant de réserve de la Fleet Air Arm est annulée,
– abandonné enfin le projet d’équipement d’une base aéronavale dans les îles Aldabra, au Nord des Comores, qui aurait été une des pièces du système de contrôle aérien de l’océan Indien après la disparition des derniers porte-avions.
Ces amputations, évaluées à une quinzaine de millions de livres, représentent peu de choses en somme, et les constructions navales neuves envisagées par le Livre blanc du 18 juillet 1967 pour les 10 années à venir ne paraissent pas menacées pour le moment. Mais précisément parce que les économies réalisées sont faibles et que la renonciation à Aldabra paraît de mauvais augure pour la défense de l’Océan Indien, une partie de l’opinion inclinerait vers un repli complet sur l’Europe, fût-ce au prix d’une évacuation anticipée de Hong Kong, de Singapour et même du golfe Persique.
Compte tenu des réactions hostiles des États-Unis et de l’opposition britannique, qui bénéficie d’un regain de faveur dans le pays, une série de compromis portant à la fois sur la métropole, le continent européen et les positions d’outremer, semble plus probable qu’un geste brutal qui trancherait dans le vif.
Dans les marines marchandes
Comme de coutume, au cours des dernières semaines de 1967 se sont multipliés bilans, synthèses et statistiques d’ensemble (Comité central des Armateurs de France, Chambre syndicale des Constructeurs de navires, Lloyd’s Register of Shipping, Fairplay, etc.), qui permettent au chercheur de se rendre compte de l’activité déployée par les marines marchandes et la construction navale durant l’exercice écoulé.
On l’a dit maintes fois, la brochure annuelle publiée par le Comité central des Armateurs de France sous le titre La Marine Marchande, études et statistiques 1967 figure au premier rang de ces travaux par la richesse de sa documentation, chiffrée ou non, et la sûreté de ses jugements. Sans doute, les renseignements les plus récents qu’elle utilise datent du mois de juillet dernier ; mais, outre qu’il est aisé de les compléter par d’autres voies, l’évolution du trafic maritime demeure assez lente pour que les observations générales surabondantes dans Marine Marchande conservent longtemps leur valeur, aux yeux de l’économiste aussi bien qu’à ceux de l’historien.
C’est le cas des pages consacrées à la distorsion croissante entre le volume du trafic et la capacité de la flotte, d’où résulte la détérioration des frets interrompue seulement par la nouvelle crise de Suez : tonnage mondial en service, 171 millions de tonneaux bruts au 30 juin 1966, 182 millions au 30 juin 1967 ; tonnage en construction ou en commande, 30,3 millions de tonneaux au 1er janvier 1966, près de 41 au 1er janvier 1967 d’après le Shipbuilder’s Council of America et près de 53 millions au 30 septembre d’après le Lloyd’s Register).
C’est le cas aussi des appréciations sur la déchéance des navires à passagers, victimes de la concurrence aérienne, et qui ne se sauveront que par la croisière et le car-ferry (755 000 tx en construction ou en commande au 1er janvier 1966, 544 000 seulement au 1er janvier 1967).
Les observations concernant le gigantisme des transporteurs de vrac et des pétroliers, ainsi que les chances du container et du chargement en roll-on/roll-off pour l’acheminement des marchandises diverses retiendront également l’attention du lecteur.
L’on voudrait insister ici sur deux propos de M. Antoine Veil, délégué général du Comité des armateurs de France, dans l’introduction de Marine Marchande :
– « La prochaine mise en service, sur les principales relations intercontinentales, d’avions géants, susceptibles d’acheminer le fret le plus riche à des tarifs sans cesse réduits, va constituer une nouvelle incitation à la concentration financière des compagnies de navigation ». La concurrence aérienne n’enlève pas seulement chaque année au navire un nombre croissant de passagers ou un fret de luxe cher, mais peu encombrant ; elle le dépouille aussi peu à peu d’un matériel industriel à la fois coûteux et relativement lourd, comme des machines-outils, des ordinateurs, etc.
– « Alors qu’en 1956, la fermeture du canal de Suez avait entraîné une grave rupture des approvisionnements, notamment pétroliers, la flotte mondiale a pu cette fois faire face à la situation sans grands bouleversements. Au demeurant, survenant à une époque où l’écart croissant entre la dimension des navires et le gabarit du canal conduisait le trafic pétrolier à déserter progressivement celui-ci, la fermeture du canal de Suez va sans doute accélérer et consolider ce mouvement de désaffection ». Il n’est certes pas question que le canal, déblayé et remis en état, soit déserté par les cargos ordinaires, voire par nombre de pétroliers transitant à vide du Nord au Sud ; toutefois les statistiques les plus récentes renforcent singulièrement l’impression de M. Veil : d’après Fairplay, le port en lourd global du tonnage de charge en commande dans le monde atteignait 65 700 000 t au 31 octobre 1967, au lieu de 59 500 000 trois mois plus tôt, l’augmentation de 6 200 000 tonnes enregistrée dans ce laps de temps étant imputable aux seuls pétroliers ; 171 unités de plus de 100 000 t figuraient dans les commandes, dont 80 s’échelonnant entre 200 000 et 250 000 t. La désaffection de l’armement pétrolier à l’endroit du canal de Suez transparaît dans ces chiffres.
Plus optimiste que l’année dernière à l’égard de la marine française, M. Veil reconnaît qu’elle a fait un effort sérieux dans la voie « de la modernisation, de la concentration et de la compétitivité internationale ». Les chantiers ont fusionné, ou se sont associés ; des groupes importants de l’armement sec se sont affiliés à des consortiums étrangers, comme le demandait le secrétaire général, M. Morin. Signalons à ce propos que l’Atlantic Container Line a ouvert le 17 octobre 1967 un double service de Londres et du Havre sur New York et de Southampton, Rouen et Bordeaux sur Norfolk ; la Compagnie générale transatlantique et la Cunard y ont affecté en accord 3 unités chacune.
Au 1er octobre, la flotte en service atteignait 5 254 000 tjb et la flotte en construction ou en commande dans les chantiers français 2 545 000, dont plus de 1 750 000 pour compte national, ce qui nous plaçait au quatrième rang des pays constructeurs, derrière le Japon, la Suède et l’Allemagne.
S’il nous reste beaucoup à faire pour affronter dans de bonnes conditions la concurrence internationale, c’est vers un allégement « de la surcharge légale et contractuelle qui résulte d’une part des charges sociales spécifiques supportées par l’armement français, d’autre part de l’importance relative des congés de son personnel navigant », qu’il faut désormais nous orienter, écrit M. Veil avec une rude franchise.