Institutions internationales - Échec de la Conférence sur le développement - Le Conseil de sécurité condamne Israël - Difficultés européennes
De mois en mois, certains problèmes réapparaissent régulièrement au bilan de l’activité des institutions internationales, sans que, pour certains d’entre eux, les solutions se trouvent facilitées. Une nouvelle fois, le cessez-le-feu a été violé au Moyen-Orient, et, une nouvelle fois, le Conseil de sécurité n’a pu que le déplorer. À New Delhi, la confrontation entre pays riches et pays pauvres s’est terminée par un échec. À Bruxelles, les « 6 » ont dû reporter au 1er juin l’entrée en vigueur du Marché commun pour la viande bovine et les produits laitiers, ce qui risque de remettre en cause l’ensemble de la Politique agricole commune (PAC), donc le Marché commun lui-même. Quant à la « bataille de l’or », elle a été l’occasion de réunions dont les protagonistes n’ont pu que reprendre les points de vue, déjà connus, de leurs gouvernements respectifs.
Échec de la Conférence sur le développement
Après plus de 7 semaines de délibérations, la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced) oscillant entre une faillite spectaculaire et un succès relatif, s’est vue administrer un peu de « respiration artificielle », sous la forme d’une prolongation de vingt-quatre heures dont on espérait qu’elle permettrait de mettre au point un compromis entre les positions respectives des pays riches et des pays pauvres. La bataille s’était concentrée sur le terrain des préférences tarifaires, la difficulté étant que si les pays riches voulaient bien ouvrir un peu plus largement leurs marchés aux produits manufacturés des pays pauvres, ils étaient beaucoup plus réticents lorsque ces derniers demandaient les mêmes avantages pour les produits agricoles transformés tels que conserves de viande ou de poisson, farines, etc. Un premier compromis prévoyait que « les riches » pourraient étudier « la possibilité d’examiner avec faveur » l’inclusion dans le système préférentiel de certains produits agricoles transformés ou semi-transformés. Cette formulation se heurtait à l’opposition d’un grand nombre de pays africains qui, n’ayant pas d’industrie, dépendent directement de la vente des marchandises tropicales. L’obstacle principal à un accord venait ainsi de la profonde division du « groupe des soixante-dix-sept », au sein duquel les Asiatiques et les Latino-Américains se souciaient assez peu des intérêts de leurs « amis » africains. D’autre part, les pays riches tenaient naturellement à chiffrer d’une façon précise l’ensemble des engagements qu’ils pourraient être amenés à prendre. Le résultat de la conférence dépendait ainsi d’un « accord global » dans lequel devaient figurer à la fois les concessions tarifaires, la stabilisation des marchés de matières premières et de produits, ainsi que le montant de l’assistance financière. Sur ce dernier point, il semblait que les pays « avancés » étaient plus ou moins prêts à admettre que leur aide devrait atteindre 1 % du produit national brut, et non plus, comme ils le prévoyaient jusqu’alors, 1 % du seul revenu national, sans d’ailleurs qu’une date ait été précisée pour la réalisation de cet objectif.
Puis la conférence s’est achevée sur un échec. Elle avait suscité de grands espoirs. Cette gigantesque rencontre à laquelle ont participé 2 500 diplomates et ministres n’a abouti qu’à des résolutions ne touchant l’essentiel que de très loin. Sans doute on y trouve de bonnes intentions, des idées intéressantes, mais pas de volonté politique. Chacun s’est efforcé jusqu’au bout de reporter sur les autres et sur la crise monétaire la responsabilité d’un échec dont tous sont responsables. Le principe d’une préférence douanière, c’est-à-dire de droits de douane plus avantageux pour les produits industriels du tiers-monde que pour les autres, admis depuis la fin de 1967, a été retenu, mais on n’a pas pu se mettre d’accord pour y inclure les produits agricoles transformés, essentiels pour ces pays. Il a bien été précisé qu’il fallait réserver une sollicitude particulière aux moins développés du tiers-monde, mais personne n’a été en mesure ni de les nommer, ni de les définir.
C’est la faillite de ce genre de rencontre entre diplomates qui discutent de problèmes généraux et cherchent à mettre sur pied de vastes organismes, mais se gardent bien de toucher aux problèmes brûlants : l’efficacité de ce qui a été réalisé jusqu’ici avec des exemples concrets, l’étude critique de l’action des organismes internationaux chargés du développement, les échanges d’expériences, la confrontation des plans, des résultats obtenus, les difficultés rencontrées. C’est la faillite d’une conception beaucoup trop administrative, trop coûteuse, de l’action en faveur du développement dans les pays pauvres comme dans les riches. Comme le disait un commentateur : « Ce n’est pas à force de discours, de voyages, de rencontres autour d’une bonne table, entre gens biens nourris, d’organismes onéreux qu’on viendra à bout de la misère de ceux qui n’ont pas un instituteur pour leur apprendre les rudiments de la manière de gagner sa vie ».
La conséquence de cet échec risque d’être un élargissement non seulement de l’écart du niveau de vie, mais des ressentiments entre les pays pauvres et les pays riches. Et lorsque demain se posera ici ou là, sous n’importe quel prétexte, le problème de la paix entre riches et miséreux, l’échec de New Delhi pèsera lourd.
Le Conseil de sécurité condamne Israël
Les Nations unies ne sortent pas davantage grandies de la dernière session du Conseil de sécurité. Après de nombreux ajournements, celui-ci a approuvé à l’unanimité une résolution condamnant l’expédition punitive effectuée par Israël contre la Jordanie, et déplorant toutes les violations du cessez-le-feu, ainsi que les pertes en vies humaines et matérielles. Cette dernière disposition peut s’appliquer aussi aux actes de sabotage et de terrorisme arabes. « Le fait que le Conseil de sécurité, convoqué en session d’urgence jeudi matin, n’ait réussi à se mettre d’accord sur rien vendredi soir, constitue déjà une sorte de victoire diplomatique pour Israël », déclara M. Taibi, représentant du Maroc.
Le caractère principal de ces marchandages, c’est qu’ils se sont déroulés exactement sur le même modèle que ceux qui ont traîné durant l’été et l’automne 1967, jusqu’à l’adoption de la résolution du 22 novembre. Si MM. Malik et Bouattoura avaient pu envisager de se tenir un peu en retrait et de laisser quelque délégation modérée – c’est-à-dire ni la soviétique, ni l’algérienne, ni l’indienne – proposer un texte simple et limité blâmant le raid israélien en Transjordanie, ce texte aurait pu obtenir l’unanimité et fournir ainsi à la politique arabe un atout exploitable. Mais – et c’est là que résida l’intérêt principal de cette session – un certain nombre de délégations ont cru y voir une opportunité de réparer leur échec de l’année dernière en faisant adopter par le Conseil de sécurité des points de vue qu’ils ont tenacement mais vainement défendus jusqu’ici :
– dénoncer en Israël non pas seulement l’auteur du dernier raid, mais l’« agresseur de toujours », et condamner l’occupation de la Cisjordanie en même temps que l’attaque contre la Transjordanie ;
– interpréter la résolution britannique du 22 novembre 1967 comme exigeant le retrait préalable et unilatéral des troupes israéliennes, et rendre ainsi Israël responsable de l’échec de la mission Jarring.
Ayant découvert leur jeu dès la 2e séance de cette session, les auteurs de cette stratégie se sont trouvés engagés non pas dans des discussions sur le principe ou sur la « proposition » des représailles où un accord aurait peut-être été possible, mais dans la vieille confrontation sur le droit à la belligérance unilatérale, où le Conseil de sécurité aussi bien que l’Assemblée générale avaient déjà refusé de les suivre. Leur position était d’autant plus difficile que tout doute était dissipé quant au fait que le camp de Karamé était effectivement le quartier général d’une des plus grosses formations de commandos opérant contre les Israéliens à travers la ligne de cessez-le-feu.
Les débats de cette session auront servi surtout à mettre en lumière le problème posé par le fait que le territoire jordanien sert effectivement de sanctuaire en même temps que de base et de tremplin à des unités militaires se livrant à des raids contre Israël. La condamnation d’Israël s’en est, aux yeux de certains, trouvée atténuée, Mais il n’en demeure pas moins qu’une nouvelle fois les Nations unies ont montré que ce n’est pas par elles que passe le chemin de la paix au Moyen-Orient.
Difficultés européennes
Tandis que l’échec de New Delhi rendait plus amer le propos tenu par Mme Indira Gandhi à l’ouverture de la conférence : « Il n’est plus possible que la misère soit le destin de la plus grande partie de la race humaine », tandis que la frontière israélo-jordanienne s’embrasait à nouveau, la construction européenne se heurtait à des difficultés bien connues mais dont certains espéraient qu’elles pourraient être surmontées et qu’elles ne provoqueraient pas un report des échéances prévues.
Il s’agissait de l’entrée en vigueur du Marché commun pour la viande bovine et les produits laitiers. Les discussions s’ouvrirent dans une atmosphère alourdie par la « bataille de l’or » et par la publication d’un rapport dans lequel la Commission Rey annonce qu’il faut s’attendre pour 1968 à une détérioration de la balance commerciale des « 6 ». Le produit communautaire brut pourrait s’accroître, en termes réels, de 4,5 % en 1968 (contre 2,5 % en 1967 et 3,9 % en 1966). Depuis 1958, le produit brut de la CEE s’est accru de 55 % contre 49 % aux États-Unis et 32 % en Grande-Bretagne. Selon le rapport de la Commission, la formation brute de capital fixe augmentera beaucoup plus vite et les dépenses de consommation seront nettement supérieures à celles de 1967. La Commission s’attend à une forte progression des importations en provenance des pays non-membres et à un léger ralentissement des exportations. La balance commerciale de la Communauté devrait donc se détériorer et l’excédent de la balance globale des paiements courants se réduire nettement. Le rapport prévoit en outre une certaine accentuation de la hausse des prix dans la plupart des pays de la CEE.
Mais, dans l’immédiat, c’est la décision prise par les ministres de l’Agriculture des « 6 » qui a le plus retenu l’attention de l’opinion publique. On savait que les « 6 » hésitaient à réaliser le marché commun du lait avant d’avoir dressé un bilan de leur politique agricole. On savait aussi que les ministres des Affaires économiques devaient étudier la possibilité d’accélérer les concessions tarifaires décidées au « Kennedy Round ».
La Commission a repris à son compte certains des arguments présentés par M. Debré (ministre des Affaires étrangères) : le déficit de la balance des paiements américaine n’a pas son origine dans l’évolution des échanges commerciaux ; il en résulte qu’ouvrir davantage les frontières tarifaires aux produits américains ne suffira pas pour permettre l’économie de 500 millions de dollars souhaitée par le président Johnson. Le geste souhaité par M. Schiller, ministre allemand des Finances, n’aurait pas les mêmes conséquences dans les différents États-membres de la CEE. L’Italie et surtout la France seraient à peu près les seules à faire les frais de l’opération. En effet l’industrie de ces deux pays – et l’on peut s’interroger sur leur capacité de résistance à un tel choc – devrait non seulement supporter les diminutions de droits résultant des « accords Kennedy », mais encore l’alignement, le 1er juillet 1968, des tarifs nationaux encore élevés sur le tarif douanier commun de la Communauté, nettement plus libéral. En revanche, en Allemagne et aux Pays-Bas, l’alignement sur le tarif extérieur commun signifierait en principe le relèvement des droits actuels. Une application anticipée des « accords Kennedy » se contenterait d’annuler ce mouvement. Pour des raisons tenant, les unes aux conséquences mêmes de cette application anticipée, les autres à la signification politique qu’elle prendrait dans le cadre général de la « bataille de l’or », il ne pouvait être question de l’accepter.
Restait, ou plutôt se présentait le problème de l’entrée en vigueur du marché commun agricole. Le représentant de la France, M. Edgar Faure, ne se faisait aucune illusion : « Je ne pense pas que les négociations des Six sur le lait et la viande de bœuf pourront aboutir la semaine prochaine », déclarait-il le 23 mars. Mais il avait tenu à préciser que de toute façon le délai de négociation supplémentaire que s’accorderaient les « 6 » ne saurait être illimité. En aucun cas, l’échéance du 1er avril ne devrait être retardée au-delà du 1er juillet, date prévue pour la disparition des derniers droits de douane frappant les produits industriels à l’intérieur de la Communauté. Pour lui, en effet – et c’est bien la position de la France – les progrès du Marché commun doivent se faire au même rythme dans le domaine agricole et dans le domaine industriel.
En eux-mêmes, ces problèmes sont suffisamment complexes, compte tenu du nombre d’agriculteurs concernés, du « chiffre d’affaires » de l’élevage, de la part des produits animaux dans la consommation moderne, des intérêts des pays tiers fournisseurs de viandes ou de matières grasses de la Communauté, pour que la discussion soit difficile. Mais il se trouve que, par un jeu de circonstances diverses, la discussion sur les produits laitiers engagée depuis plusieurs mois est devenue prétexte à un débat beaucoup plus large qui touche à l’avenir même de la politique agricole commune et, au-delà, menace la solidité de l’entreprise des « 6 ». Le grand spécialiste de l’agriculture au sein de la Commission, le Néerlandais Mansholt, pose la question de savoir si les « 6 » peuvent continuer à laisser augmenter leur production agricole au-delà de ce dont ils ont besoin pour leur consommation et de ce qu’ils peuvent raisonnablement exporter dans de bonnes conditions, et cela simplement parce qu’il leur faut améliorer le revenu de leurs paysans, trop nombreux, sous productifs et, pour la majorité, pauvres. L’affaire du lait illustre à merveille ce débat théorique : ne s’agit-il pas là de la denrée qui procure le salaire des plus petits agriculteurs d’Europe et dont les excédents coûtent le plus cher à exporter ? M. Mansholt pense que les « 6 » seraient bien inspirés de prendre, pendant qu’il en est encore temps, quelques mesures impopulaires permettant de réduire l’offre : baisse du prix versé aux producteurs et élimination – subventionnée – des élevages de moins de cinq vaches. Il voudrait profiter du dernier « train » de textes organisant les marchés pour poser concrètement le problème des « réformes de structures » de l’appareil artisanal de production de l’agriculture, problème politique s’il en est, et comme tel éludé jusqu’à présent.
Il n’a pas été réglé par les ministres de l’Agriculture des « 6 », qui ont décidé de reporter au 1er juin l’entrée en vigueur de ce marché commun. D’ici là, des règlements transitoires reconduiront les textes actuellement en vigueur. Nous n’entrerons pas ici dans le détail technique de la discussion – il s’agit essentiellement du prix du lait. Mais le problème comporte un autre aspect, politique. Afin de réduire les dépenses communautaires entraînées par les excédents de beurre, la Commission propose aux six États de prendre en charge la moitié des frais entraînés par l’écoulement de leurs stocks. La diminution serait de 620 millions de francs, auxquels s’ajouterait le montant de la taxe sur la margarine, qui procurerait 435 MF. Ainsi, les sommes récupérées ou acquises atteindraient quelque 1 055 MF, ramenant par conséquent les charges du Fonds européen de 4 milliards à un chiffre inférieur à 8 Mds. Mais la perception de cette taxe de caractère communautaire a conduit la Commission à demander un renforcement des pouvoirs budgétaires du Parlement européen. M. Edgar Faure ne s’y étant pas opposé, il semblerait que la France ne s’efforcerait plus de contenir les pouvoirs de ce Parlement, comme elle s’y était employée jusqu’alors.
La politique française, outre la légitimité qu’elle tire de son souci de faire respecter l’esprit communautaire dans le domaine agricole, a quelque mérite à rester dynamique car, pour des raisons politiques, certains s’obstinent à accumuler les obstacles.
C’est ainsi que, sous prétexte que la candidature de la Grande-Bretagne n’a pas été acceptée dans l’état actuel de la situation de ce pays, deux États-membres de la Communauté ont pratiquement refusé de poursuivre la coopération scientifique décidée à Luxembourg le 31 octobre 1968. Rien n’est certes perdu, mais les retards causés par cette décision seront préjudiciables à l’Europe elle-même.