Correspondance - Valeur des alliances
À propos de l'article de Léo Hamon, « L’art de la guerre à l’âge nucléaire » publié en 2 parties en avril et mai 1968.
« Aucun pays, aucun chef politique ne peut consentir à l’incinération de son propre pays pour un autre. » (Léo Hamon) Présenté ainsi, le problème des alliances semble résolu. Pour être plus précis : aucune puissance nucléaire ne peut garantir sa protection à un pays qui ne serait pas situé dans sa zone d’intérêts vitaux. Mais présenté ainsi, le problème est mal posé. En effet, et pour se référer à un maître de la pensée militaire : de quoi s’agit-il ?
Il s’agit, face à une menace, d’empêcher que celle-ci se concrétise. Il s’agit de dissuader, et en conséquence d’agir pour que la dissuasion soit obtenue. Le centre du raisonnement est donc la crédibilité attribuée à l’agresseur éventuel. L’alliance réussit si la dissuasion est obtenue. En d’autres termes, dire aux Américains que nous ne croyons pas qu’ils sacrifieraient leurs villes pour nous protéger, c’est simplement constater qu’ayant tenu un tel raisonnement, l’agresseur éventuel peut également le tenir, que la crédibilité est donc trop faible.
Il importe alors, non seulement de le constater, mais surtout de rechercher avec les Américains les mesures à prendre et les actions à prévoir pour augmenter cette crédibilité et la porter à un niveau suffisant pour que l’agression n’ait pas lieu. Ce n’est qu’après une telle étude que l’on pourra philosopher sur la valeur de l’alliance américaine.
Il est possible d’agir sur la crédibilité. Il semble en effet évident que la crédibilité serait différente de sa valeur actuelle si les forces américaines se retiraient d’Europe. Il semble également évident que la crédibilité dépend de la force nucléaire stratégique française et notamment de ses conditions d’emploi, etc. L’étude préconisée n’est donc pas absurde. Elle entre d’ailleurs dans la logique de la dissuasion qui exige que l’on raisonne et que l’on agisse non pas seulement dans l’hypothèse où l’événement se présenterait mais surtout pour que cet événement ne se produise pas.
Dans le cas particulier d’une alliance, il ne semble pas inutile de rappeler qu’il s’agit aujourd’hui comme hier, non d’une association à vie, mais d’un contrat dont la validité dépend de la durée d’une menace. Aussi les alliances ne sont-elles pas, à l’époque nucléaire, nécessairement plus instables, plus précaires qu’autrefois, comme l’affirme M. Léo Hamon ; mais peut-être pourrions-nous remarquer qu’un petit pays situé dans la zone d’intérêt d’une grande puissance peut, sans alliance, profiter de l’action dissuasive de la force nucléaire de celle-ci. Mais tel n’est pas mon propos qui ne vise qu’à appeler l’attention sur la façon de raisonner les problèmes de stratégie de dissuasion.
Général M. Deveaux (C.R.)
Réponse de M. Léo Hamon
Le général Deveaux exprime des réserves sur une phrase figurant à la p. 802 de mon article : « aucun pays, aucun chef politique ne peut consentir à l’incinération de son propre pays pour un autre. Le Général Gallois a beaucoup insisté sur cette thèse ».
J’ai moi-même nuancé cette affirmation, notamment à la p. 810 du même article, en exposant que la dissuasion n’opérait pas seulement s’il y avait certitude d’une intervention nucléaire de l’allié, mais aussi du seul fait d’une incertitude — de la possibilité d’une intervention nucléaire : j’ai cité les exemples de Cuba et de Berlin, car c’est bien à la dissuasion et à son jeu qu’il faut donner la priorité ; le général Deveaux et moi pensons naturellement de même à cet égard. La possibilité d’une intervention nucléaire, son effet dissuasif peut résulter non seulement d’une alliance, mais d’une situation d’ensemble, par exemple de l’impossibilité de laisser se créer une rupture d’équilibre trop importante au profit de l’autre grand nucléaire et ceci même sans alliance formelle (ainsi lors du conflit de 1967 au Moyen Orient). Les alliances ne sont donc ni garantes de la certitude d’une intervention nucléaire de l’allié, ni non plus seules génératrices du risque d’une telle intervention. Il faut aussi tenir compte des équilibres des forces et plus généralement de ce que j’ai proposé d’appeler le phénomène de la protection globale. Le général Deveaux note lui-même « qu’un petit pays situé dans la zone d’une grande puissance peut sans alliance profiter de l’action dissuasive de la force nucléaire ».
D’autre part, le général Deveaux considère qu’il importe non pas « d’insister sur la faible crédibilité de l’intervention américaine, ce qui pourrait encourager un agresseur éventuel, mais de rechercher les moyens d’accroître la crédibilité d’une intervention, notamment par le maintien de troupes américaines et la détermination des conditions d’emploi de la force nucléaire stratégique française ». Je ferai observer :
1° que l’agresseur éventuel n’a pas besoin de nous lire pour connaître les risques et les incertitudes de l’intervention alliée, risques et incertitudes qui tiennent à la nature des choses ;
2° qu’une étude commune portant sur les conditions d’emploi de notre force nucléaire stratégique est certainement intéressante, mais qu’il serait illusoire d’en attendre des identités ou même de parfaites concordances de comportement entre des puissances dont les risques géographiques et les personnalités nationales demeurent différentes : la confrontation et si possible la coordination sont souhaitables, mais il faut se savoir voué à opérer non pas dans un domaine de certitudes mais dans celui des risques créés.
Je ne crois donc pas que les observations du général Deveaux dont je me plais à reconnaître l’intérêt, doivent pour autant infirmer l’analyse que j’ai proposée : les alliances ne sont certes pas caduques, — j’ai écrit le contraire — elles sont seulement « nécessairement plus instables, plus précaires et non exclusives »… parce qu’elles sont liées à la notoire mobilité présente du monde. ♦