Aéronautique - Malaise dans la Royal Air Force - Le départ de M. McNamara - Retrait d'Europe de quatre escadrons américains de chasseurs tactiques
Malaise dans la Royal Air Force
Un avion de chasse à réaction du type Hunter (Hawker), piloté par un officier de la RAF, est passé en plein midi le 5 avril dernier à travers le pont de la Tour (Tower Bridge) à Londres ; à travers, c’est-à-dire entre le montant supérieur et les deux éléments mobiles qui constituent le tablier du pont. L’esprit sportif de nos voisins d’outre-Manche fait que, au moins dans les revues aéronautiques, sans dissimuler complètement les risques d’une telle manœuvre, on laisse transparaître une admiration certaine pour cet exploit.
L’auteur en est un capitaine âgé de 32 ans qui revenait avec quatre avions d’une mission de routine. Comme aucun photographe n’avait été posté à l’avance, contrairement à l’usage qui régnait jusqu’ici, paraît-il, lors des manifestations de ce genre, la revue aéronautique Flight pense que le geste n’était pas prémédité. On peut en douter, à lire dans le même article les conditions de ce « passage », le premier à avoir été accompli sur avion à réaction et le premier aussi en descendant la Tamise. L’ouverture mesure 60 mètres de large sur 83 m de haut ; après avoir survolé le pont de Londres (London Bridge), le pilote disposait de quelque cinq secondes pour s’aligner et décider si le passage était possible (le tablier, par exemple, aurait pu être levé) ; d’autre part, il aurait choisi de franchir le pont dans ce sens, peu favorable du fait des grues qui jalonnent l’axe de remontée, pour éviter de couper les trajectoires des avions de ligne en approche sur l’aéroport de Londres.
Un lecteur enthousiaste a écrit son admiration au directeur de Flight, mais il est certain en revanche que le gouvernement britannique a très médiocrement apprécié ce geste, d’autant que personne ne doute dans le pays qu’il ne soit une expression du mécontentement régnant actuellement dans la RAF. Celle-ci s’estimerait défavorisée par le gouvernement actuel et son personnel aurait notamment considéré comme une preuve supplémentaire de la prévention des autorités à son égard le fait qu’il n’y ait pas eu le 1er avril 1968 de défilé aérien sur Londres pour fêter le 50e anniversaire de la naissance officielle de la RAF.
Si le geste du capitaine Pollock traduit réellement un malaise au sein de la RAF, affirmation dont je laisse la responsabilité aux journaux britanniques, on peut trouver sans peine l’origine de ce sentiment de frustration dans l’évolution que va connaître l’aviation militaire de ce pays pendant la prochaine décennie. Cette évolution, rendue inévitable par les difficultés financières actuelles, s’est précisée depuis la décision, prise en janvier dernier, d’accélérer le retrait des forces militaires britanniques stationnées à l’Est du canal de Suez. Destinée désormais à couvrir un seul théâtre d’opérations au lieu de deux, tout en gardant une « capacité générale d’intervention », dont le gouvernement, dans son dernier Livre blanc sur la défense, a d’ailleurs mal précisé les modalités, la Royal Air Force va voir ses effectifs passer en quelques années de 121 000 à 97 000 hommes. On sait en France, par expérience, que les perspectives de compressions d’effectifs ne sont pas un facteur favorable au maintien du moral du personnel, surtout dans une conjoncture économique qui risque de rendre son reclassement difficile.
En outre, la décision prise cette année de fondre trois des grands commandements de la RAF (Bomber, Fighter et Coastal commands) en un seul « Strike command » peut être interprétée comme une façon de réduire le rôle de l’aviation militaire. Enfin, la résiliation de la commande des F-111 Aardvark (General Dynamics), les incertitudes qui pèsent sur la réalisation de l’avion de combat polyvalent nécessaire à partir de 1975, sont autant de motifs d’inquiétude pour l’avenir, au moment où le gouvernement travailliste est plus soucieux de faire des économies que d’engager de nouvelles dépenses.
Pour assurer l’exécution des missions que les plans initiaux réservaient au F-111 en matière d’intervention lointaine et de reconnaissance, des solutions de rechange peuvent à vrai dire être trouvées à court terme : conversion des bombardiers Vulcan – remplacés dans leur rôle stratégique par les sous-marins porteurs d’engins (SNLE) Polaris – en avions d’intervention équipés d’armes classiques ; affectation des F-4M Phantom, partie à la mission d’intervention, partie à la reconnaissance ; maintien en service des PR.9 Canberra plus longtemps qu’il n’était prévu. Néanmoins ces palliatifs ne peuvent être que provisoires, les Phantom étant réservés en principe à la défense aérienne à basse et moyenne altitude (l’interception à haute altitude restant encore pour quelques années l’apanage des P-38 Lightning). L’appui rapproché sera l’affaire du Hawker P.1127 Harrier, auquel s’adjoindra dans quelque temps, avec un rayon d’action nettement plus élevé, le Jaguar franco-britannique.
On voit cependant, par cet exposé volontairement simplifié du problème, que la RAF ne pourra suffire à ses diverses missions qu’en affectant successivement au fil des années et en fonction des disponibilités, ses avions de combat à des missions différentes. Obligés de mener une politique de circonstance avec les morceaux préservés de leurs programmes initiaux, on comprend que ses chefs et ceux de ses officiers qui réfléchissent à l’avenir soient inquiets et attendent avec impatience la définition du futur avion de combat polyvalent, qui ne doit pas être différée davantage si on veut qu’il équipe en 1976 des unités qui ne voleront plus alors que sur des appareils conçus plus de 10 ans auparavant.
À ce propos, il n’est pas sans intérêt, puisqu’aussi bien l’avion de combat des années 1975 est le principal souci des armées de l’air européennes, d’examiner la conception que les chefs de la Royal Air Force se font de cet appareil. Ils ne souhaitent pas l’achat pur et simple d’un avion étranger, trop hasardeux disent-ils, échaudés sans doute par l’affaire des F-111. Ils inclineraient volontiers pour un programme strictement national, mais ils reconnaissent que la charge en serait trop lourde pour les finances britanniques actuelles. Ils se rallient donc à l’idée d’une collaboration internationale partielle et à une formule consistant à lancer les études d’un avion assez bien conçu et adapté aux missions prévisibles pour intéresser des pays étrangers et entraîner leur participation à son développement. Ils accepteraient pour y parvenir d’être moins exigeants sur ses caractéristiques qu’ils ne se sont parfois montrés dans le passé et de tenir compte des conceptions d’éventuels partenaires. Ils souhaiteraient enfin un avion assez petit pour être relativement bon marché, suffisamment doté en équipements de navigation et de visée pour être monoplace, muni d’un moteur assez évolué pour qu’on puisse en faire un monoréacteur.
Mais ce n’est là qu’un projet, qui n’a encore donné lieu à aucun commencement d’exécution ; sa validité reste à démontrer en ce qui concerne l’intérêt que lui porteront les nations étrangères. Il ne peut suffire à calmer les appréhensions du personnel des unités. Pour celui-ci les réalités demeurent et se situent sur deux plans différents : les aviateurs militaires ont vu presque d’un seul coup leur pays renoncer à des responsabilités à l’échelle mondiale pour se retirer sur le théâtre européen ; plus matériellement, ils pensent aux prochaines réductions d’effectifs. Il n’est pas étonnant, si on songe à l’ambiance créée par les difficultés économiques de leur pays, qu’ils passent par une période de dépression morale et que celle-ci se manifeste à l’occasion par un geste romantique, comme ce passage intempestif et certes inexcusable à travers le pont le plus célèbre de Londres.
Ce n’était pourtant pas à ce genre d’exhibition que pensait le Chef d’état-major de la RAF, en déclarant récemment à l’occasion du cinquantenaire de l’arme : « Il y a maintenant l’alerte renforcée, les voies aériennes et les missions planifiées de bout en bout ; cependant les équipages doivent faire preuve du même élan, du même enthousiasme et du même esprit d’initiative que dans les temps héroïques ». Bien au contraire le geste du capitaine Pollock, dont on discute actuellement pour savoir si cet officier sera traduit devant un tribunal civil ou militaire, ne peut que nuire à l’action du Maréchal de l’air, Sir John Grandy, dans son action quotidienne pour conserver à la RAF l’efficacité opérationnelle qui a fait sa réputation.
Le départ de M. McNamara
À peine M. McNamara a-t-il abandonné ses fonctions de Secrétaire de la Défense que l’hostilité des revues spécialisées dans l’aéronautique aux États-Unis se manifeste ouvertement à son égard. À vrai dire, elle était déjà sensible depuis plusieurs mois mais on observe maintenant une condamnation sans réserve de la politique qu’il a menée dans le domaine des programmes d’armement aussi bien que dans celui de la conduite de la guerre au Vietnam.
Sans doute veut-on bien reconnaître que sa tâche était presque surhumaine, mais c’est pour ajouter aussitôt qu’il se croyait en mesure de la mener à bien et qu’il a montré, en définitive, qu’il était, comme un autre homme, capable de commettre de graves erreurs de jugement.
Demeuré trop longtemps en poste, il n’a pu faire jusqu’au bout illusion ; ses démonstrations brillantes, appuyées sur des statistiques et une logique apparemment irréfutables, se sont souvent révélées fallacieuses.
À son crédit, ses admirateurs portent la centralisation à son échelon des programmes de défense et l’appréciation réaliste de leur coût, le développement de la mobilité des forces par une utilisation méthodique des moyens de transport, la renaissance de l’aviation tactique dans une hypothèse de guerre limitée, les économies réalisées en introduisant des procédés plus modernes dans la gestion.
Mais, dit un éditorialiste, ces économies ont coûté très cher, quand les exigences de la guerre au Vietnam l’ont contraint à reprendre hâtivement les achats des mêmes matériels dans de moins bonnes conditions. La prétendue polyvalence du F-111 a été finalement un leurre quand il a fallu l’adapter réellement aux besoins respectifs de l’Armée de l’air et de la Marine. Ses budgets ont toujours été calculés trop juste et ont dû être réévalués en cours d’année, sans préjudice des déficits en personnel et en matériel que les unités au combat ont supportés pendant ce temps.
Même condamnation pour la conduite des opérations : en limitant et en dosant les ripostes, il a gaspillé ses ressources sans atteindre ses objectifs et laissé au Nord-Vietnam tout le temps de préparer la parade. Il a prêté aux Russes des raisonnements analogues aux siens et supposé qu’ils limiteraient leurs armements dans la même mesure que les États-Unis : il leur a ainsi permis d’accroître leur puissance militaire relative dans d’énormes proportions. Il a enfin compromis l’avenir en remettant a priori tout programme nouveau, sous prétexte d’études complémentaires.
Ainsi, M. McNamara se voit-il imputer tous les échecs, vrais ou supposés, éprouvés par les États-Unis en ces dernières années. On ne lui a pas pardonné d’avoir tenu tête à certaines exigences des chefs militaires. Sans doute, n’est-il pas sans reproche pour avoir fondé beaucoup de ses décisions sur des prévisions que l’emploi des machines à calculer ne suffisait pas à rendre plus dignes de foi. Sa gestion a apporté la preuve qu’en matière militaire la recherche de la rentabilité selon des critères empruntés aux entreprises civiles n’était pas forcément un facteur d’efficacité : c’est une leçon à retenir et il n’est pas mauvais pour les États-Unis et d’autres pays que la démonstration en ait été faite une fois, fût-ce involontairement.
M. McNamara est donc au sens propre le bouc émissaire, cristallisant sur sa personne toutes les critiques formulées dans les milieux aéronautiques militaires contre l’administration actuelle. S’il est trop tôt pour porter un jugement équitable sur son action, il reste aussi à prouver qu’une autre façon de conduire la guerre aérienne contre le Nord-Vietnam aurait amené de meilleurs résultats, et on serait mal fondé à reprocher à l’ex-Secrétaire à la Défense d’avoir pris ses décisions en ne tenant pas seulement compte des considérations militaires locales mais aussi des facteurs politiques généraux.
Retrait d’Europe de quatre escadrons américains de chasseurs tactiques
Au mois de juillet prochain, 4 escadrons de chasse de l’armée de l’air américaine auront quitté leurs bases de stationnement de Spangdahlem et de Hahn en Allemagne fédérale (situées de part et d’autre de la Moselle, dans le Palatinat) pour des garnisons des États-Unis. Il s’agit de la 49e Escadre de chasse tactique, à 3 escadrons de F-4D Phantom et d’un escadron de F-4D appartenant à la 50e Escadre. Dans le même temps les effectifs de l’USAF en Europe passeront de 56 000 à 50 000 hommes. La raison donnée par les autorités pour expliquer ces transferts est toujours la nécessité de réduire les sorties de devises. L’économie escomptée est de dix-sept millions de dollars.
Mais les porte-parole de l’Armée de l’air insistent sur le fait que ces escadrons resteront sous commandement Otan et pourront revenir en Europe au moindre signe de tension, dans des délais se comptant en heures. À cette fin, un millier d’hommes appartenant aux unités transférées seront maintenus sur les bases et faciliteront, le cas échéant, leur réintégration dans le dispositif de l’Otan ; du reste ces unités reviendront chaque année en Europe pour un mois à l’occasion de manœuvres interalliées et elles ne seront entraînées qu’en vue d’opérations sur le théâtre européen.
Pour achever de rassurer leurs alliés européens, les autorités militaires, par l’intermédiaire du général Merrell, adjoint au commandant de l’Armée de l’air américaine en Europe (USAFE), font ressortir que le retrait des 4 escadrons est plus que compensé par l’accroissement de puissance et d’efficacité des unités de chasseurs tactiques. Pour donner plus de poids à cette affirmation, un autre porte-parole de l’USAFE dresse la liste des unités demeurant en Europe – pour la majeure partie en Grande-Bretagne et en Allemagne fédérale (RFA) – et énumère les facteurs qui, à ses yeux, en améliorent la qualité :
• 17e Force aérienne (commandement à Ramstein, près de Kaiserslautern en République fédérale), composée de :
– 26e Escadre de Reconnaissance tactique (Rarnstein), équipée de Martin RB-57 et de RF-4C ;
– 86e Escadre de Chasse tactique (Bitburg) ;
– 50e Escadre de Chasse tactique (Hahn) ; ces deux dernières équipées de F-4D Phantom ;
– Pour mémoire, 7272e Escadre d’entraînement (Wheelus, Tripoli de Lybie), avec des F-100 Supersabre ;
– Un escadron d’engins sol-sol « Mace B ».
• 3e Force aérienne (Commandement à South Ruislip, en Angleterre) comprenant :
– 10e Escadre de Reconnaissance tactique (Alconbury), avec des RF-4C ;
– 66e Escadre de Reconnaissance tactique (Upper Heyford), équipée de McDonnell RF-101 Voodoo ;
– 48e Escadre de Chasse tactique (Lakenheath) ;
– 20e Escadre de Chasse tactique (Weathersfîeld) ; toutes deux équipées de F-100 ;
– 81e Escadre de Chasse tactique (Bentwaters), avec des F 4 C.
• 86e Division aérienne (commandement à Ramstein), avec des escadrons de Convair F-102 Delta Dagger basés en Allemagne et en Hollande ;
• 16e Force aérienne (Commandement à Torrejon, Espagne), ancien élément du Commandement stratégique (SAC) passé à l’USAFE depuis l’affaire de la bombe atomique perdue au large de Palomares.
Ces divers éléments représentent 500 avions dont 800 environ sont du type Phantom. En temps de crise, ils seraient inclus dans la 4e ATAF (Allied Tactical Air Force), de même que les appareils relevant de la 1re Division de l’aviation royale canadienne et du Commandement Sud de la Luftwaffe.
À la différence de 7e Armée américaine (armée de terre) qui connaît un déficit si catastrophique en pilotes (moins de la moitié de ses droits sont honorés) et une telle carence de pièces de rechange (moteurs d’hélicoptères en particulier) qu’elle a dû stocker provisoirement en 1967 une partie de sa flotte d’hélicoptères et d’avions légers, l’USAFE se déclare satisfaite de la situation de ses unités :
– le ravitaillement technique fonctionne bien et rapidement, à partir des magasins centraux situés aux États-Unis, grâce à un courant très dense d’avions de transport ;
– l’entraînement des pilotes est excellent, car la plupart d’entre eux et aux moins tous les commandants d’unités ont maintenant l’expérience de la guerre au Vietnam.
Deux points sont à noter :
– aucune allusion n’est faite aux effectifs en pilotes des unités, ce qui semble bien indiquer qu’un certain déficit doit se faire sentir ;
– l’accent est mis de plus en plus sur l’entraînement aux armes classiques.
Sans doute, le commandement de l’USAFE affirme-t-il bien haut qu’il se contente d’appliquer ainsi les recommandations de l’Otan sur la riposte graduée et que l’aptitude aux actions nucléaires n’en est pas diminuée, mais le lecteur ne peut se défendre de l’impression que les autorités américaines, généralisant les conditions de la guerre du Vietnam, croient de moins en moins, sur quelque théâtre que ce soit, à la possibilité d’opérations atomiques, mais beaucoup plus à celle d’une guerre classique. En tout cas, elles déclarent officiellement que les considérations de supériorité aérienne et les nécessités de l’appui feu rapproché entrent de plus en plus en ligne de compte pour le choix des déploiements et l’orientation de l’entraînement.