Signal Catastrophe. Histoire de la désastreuse retraite de Kaboul, 1842
Voici une incroyable histoire : celle de la retraite entreprise par les Britanniques en 1842. Quittant Kabul en plein hiver, une armée étrangère tente de s’échapper vers l’Inde. Ce fut une tragédie, elle emporta pêle-mêle 16 000 hommes, anglais et indiens, avec leurs femmes, enfants et serviteurs. Quelques rares rescapés apportèrent leur témoignage sur cette odyssée où le Commandement se révéla d’une extraordinaire incompétence et où des faits d’armes de quelques héros compensèrent cette lamentable retraite.
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Peu de livres traitent de cet épisode resté de ce fait mal connu. Patrick Macrory qui est l’arrière-neveu de l’admirable héros Eldred Pottinger, a su en utilisant les documents contemporains (lettres, journaux intimes) admirablement recomposer cette sombre aventure. Elle a tout d’une tragédie antique : les grandes figures, les caractères tranchés (hommes et femmes), les sentiments les plus nobles et les passions les plus méprisables ; le courage et la peur, l’ambition et le désintéressement. Mais il y a l’Histoire et la Politique à l’arrière-plan : à savoir le grand dessein britannique d’assurer à l’Inde une frontière sûre et la volonté de Londres (et plus encore celle de Calcutta) de mettre le joyau de la couronne : les Indes, à l’abri de la convoitise de la Russie en occupant préventivement l’Afghanistan.
Le Gouverneur général Auckland, partisan de la « forward policy » fût-il ou non responsable du choix du général Elphinstone, le commandant britannique des forces installées à Kabul ? La question est encore discutée. Mais la fatale décision de rétablir sur le trône le vieux roi Shoh Soojah – ramené d’exil après trente ans d’absence – pour l’imposer aux tribus est bien de l’entière responsabilité du Vice-Roi.
En 1839, la tutelle anglaise est donc établie sur l’Afghanistan et les places fortes, à divers titres déclarées « clés de l’Inde », occupées. Dans ce pays sauvage et splendide, une armée victorienne s’installe avec son sens du confort : des meutes de lévriers, des bull-dogs, des courses de chevaux, des parties de cricket, des séances de théâtre d’amateurs, des caves à liqueurs et à vins, des domestiques indiens en grand nombre accompagnant les femmes et enfants venus d’Angleterre avec les familles des Sepoys indiens. Comment ne pas faire des rapprochements avec certains événements contemporains en lisant ces pages ?
Le récit de Patrick Macrory est admirablement bien conduit, et l’on doit le féliciter. Rien n’est en effet plus compliqué que les histoires afghanes ; les intrigues sont aussi nombreuses que les acteurs du drame. Grâce à l’auteur tout s’ordonne et le lecteur peut suivre le drame naissant le 2 novembre 1841 – journée terrible qui voit l’assassinat du Résident Britannique Sir Alexander Burnes. Alexander : nom prédestiné dans ce pays gardant toujours la mémoire d’un autre Alexandre le Grand. Le 2 novembre 1841, le destin va changer, transformant la partie de plaisir en tragédie.
Dès cet instant, où les Britanniques se révèlent incapables de frapper les quelques pillards pour écraser l’émeute dans l’œuf, les jeux sont faits. « Dès que le meurtre de Sir Alexander (dont le nom était unanimement respecté) et le pillage du trésor furent connus, dans les villages voisins de Kabul, cette nouvelle précipita le jour suivant des milliers d’hommes sous l’étendard de la révolte ». Dès le 3 novembre les cantonnements anglais sont assiégés. Dès lors l’initiative échappe aux Européens, et ils s’abandonnent à la fatale tentation d’évacuer Kabul en hiver.
À partir de là, les caractères se dévoilent : l’incapacité de prendre la moindre décision du général en chef Elphinstone – malchanceux, malade, temporisateur né dans une crise exigeant un homme capable de choisir ; MacNaghten, le politique envoyé de Calcutta, et dont l’erreur fatale fut d’imaginer qu’il pourrait être de taille à égaler les Afghans dans l’art de l’intrigue, et qui va tenter « de sauver par la diplomatie une armée qui a démontré son incapacité à se sauver elle-même par une prouesse militaire », et qui payera sa naïveté en étant assassiné dans un guet-apens ; Lady Sale, énergique et non point toujours bienveillante ; le brigadier Shelton, culotte de peau irascible, ordurier à l’occasion, mais brave au feu ; enfin le Major Eldred Pottinger, le « défenseur d’Hérat » (1) de 1838. Le dernier recommande en vain à Noël, l’occupation de la forteresse de Balla Hissar, où se trouve déjà le vieux Shah Soojah, et où l’armée britannique aurait pu attendre les colonnes de secours qui campent à une centaine de kilomètres. Son avis n’est pas suivi « Deux kilomètres ! commente avec mépris Lady Sale, si nous ne pouvons franchir cette distance, comment pourrons-nous atteindre Jalalabad où il faut une semaine de marche pour couvrir les 120 kilomètres ? ».
Et l’armée se met en route le 6 janvier, c’est-à-dire en plein hiver afghan – il y a déjà 30 cm de neige – poursuivie par Akbar Khan, le fils préféré du Dost Mahomed (le Roi légitime tenu prisonnier en Inde) et les hordes afghanes. Et voici les 4 500 soldats (dont 700 britanniques) affrontant les passes. Le 12 janvier, à Gandamack, le dernier carré se bat héroïquement et est taillé en pièces. Un seul officier, le Docteur Brydon, arrivera, le 13, échappé par miracle, à Jalalabad. Quatre mille hommes et douze mille serviteurs et auxiliaires ont été massacrés.
Deux mois après, les nouvelles parviennent sur le bureau de la Reine Victoria, ce qui donne assez l’idée et de la longueur des communications et de l’indépendance de la politique britannique aux Indes.
Le responsable de cette catastrophe sans précédent dans l’histoire de l’armée anglaise ? Une commission tenta de la fixer. Sir George Lawrence résuma le jugement avec franchise : « l’armée de Kabul a péri, sacrifiée par l’incompétence, la faiblesse et l’irrésolution de ses chefs ». Et de fait, l’absence d’un chef pesa davantage dans son destin que les neiges des passes et les attaques des Afghans.
Cet ouvrage traitant en fait de l’histoire anglo-afghane de 1839-1842, est à plus d’un titre intéressant. Il met entre autres en évidence le coût des sacrifices de certaines familles britanniques qui, lors de la création de l’Empire, virent décimer leurs fils dans ces guerres. Les meilleurs furent sacrifiés sur le terrain des opérations extérieures. Cette saignée dans l’élite britannique n’a pas été assez remarquée par les historiens.
Ce qui frappe également est l’actualité de ce livre. Bien que l’auteur décrive une tragédie du XIXe siècle, nul ne peut le lire sans faire des rapprochements avec les drames connus par les Français hier, et subis par les Américains aujourd’hui dans la péninsule indochinoise. L’équipée des Britanniques en Afghanistan mérite d’être connue, ses causes analysées et sa leçon retenue.
L’ouvrage est remarquablement clair, construit habilement et il a le mérite de se lire comme un livre d’aventures, mais il se hausse nu niveau d’un ouvrage d’histoire militaire et politique. Patrick Macrory mérite des félicitations pour avoir mené à bien cette difficile tâche. Une traduction en français serait la bienvenue.
(1) Maud Diver : Le défenseur d’Hérat, 1936.