Conférence prononcée le 26 mars 1968 à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).
Dangers de la civilisation technique
Le problème de l’homme moderne devant la technique, ce n’est pas après tout un problème qui se pose seulement pour l’homme moderne, je veux dire que dès le moment où notre espèce a commencé son aventure sur la Terre, dès le moment où elle a commencé — à la différence des autres espèces animales — à modifier le milieu qui l’entourait au lieu de s’adapter simplement à ce milieu en le laissant tel qu’il était, le problème a été là. On pourrait, sans paradoxe, soutenir qu’il y a peut-être cinq cent mille ans, lorsque les ancêtres — on ne peut même pas dire les premiers hommes, mais les ancêtres de l’espèce humaine — ont pour la première fois cassé des pierres pour en faire des outils grossiers ou commencé à domestiquer le feu, dès lors, le principe était posé de modifications qui allaient entraîner un certain nombre de conséquences, et de conséquences — pour ainsi dire — illimitées.
Dès ce moment, en effet, les hommes (ou les ancêtres de l’homme) avaient affaire à un monde qui n’était plus celui de leurs pères puisqu’ils commençaient à agir sur lui au lieu de le subir.
Bien plus près de nous — il y a peut-être dix mille ans — se produisit, dans le monde méditerranéen et un peu plus tard dans le reste du monde aussi, une révolution gigantesque aussi importante, à certains égards, que la révolution industrielle du xixe siècle ou que la révolution technique d’aujourd’hui ; c’est ce que nous pouvons appeler la révolution néolithique. Dans un espace de temps qui nous paraîtrait aujourd’hui immense, mais qui était extraordinairement court par rapport à tout ce qui l’avait précédé, furent inventés : la domestication des animaux, la culture du sol, la navigation, les échanges commerciaux sur des espaces souvent très étendus, la céramique, la vannerie, tous éléments qui apportaient une modification immense aux conditions de l’existence humaine puisqu’ils allaient rendre possibles, en particulier, la concentration de masses humaines considérables dans des espaces restreints, l’urbanisation, le changement total des formes de société, une modification de la nature, et une modification des rapports humains qui allaient changer du tout au tout les données de l’existence de notre espèce sur la Terre. C’est alors probablement qu’au règne de ceux qui étaient les plus forts et les plus habiles à la chasse se substitua déjà — oserai-je dire — le règne des organisateurs, c’est-à-dire le règne de ceux qui étaient capables de commander et d’organiser des rapports complexes dans la société humaine et de créer, en somme, une vie politique. C’est alors probablement aussi qu’apparut ce qui, à l’époque, était incontestablement un progrès — et les marxistes eux-mêmes le reconnaissent — je veux dire l’esclavage, puisque l’esclavage permettait, par des moyens évidemment brutaux et barbares, de libérer un certain nombre d’individus des tâches quotidiennes destinées à assurer la survivance pour leur permettre de se consacrer à des tâches plus complexes d’organisation, de direction et de culture.
Mais — je vous le disais à l’instant — cette révolution, toute rapide qu’elle ait été par rapport à l’immense durée du temps de l’évolution humaine avant elle, s’étendit pourtant sur des millénaires, elle était très lente par rapport à ce qu’est aujourd’hui, sous nos yeux, le rythme actuel de l’Histoire. À ce propos, je vais me permettre, pour rendre plus saisissante l’accélération de ce rythme, d’emprunter une image à un penseur contemporain :
Si l’on imagine l’histoire de notre espèce comme la course d’un athlète, d’un coureur de marathon (que pour la commodité de l’exposé nous arrondirons à 50 kilomètres), nous voyons que les cinq cent mille ans dont je vous parlais tout à l’heure égalent 50 000 mètres, c’est-à-dire qu’un an, dans notre comparaison, équivaut environ à 10 centimètres. L’athlète dont nous parlons et qui symbolise ici l’espèce humaine, pendant 49 kilomètres a couru à travers une sombre forêt, peuplée d’animaux sauvages et d’une certaine espèce de singes pourvus de massues et de pierres taillées. Au début du cinquantième kilomètre, à droite et à gauche de cet athlète, sur la piste qu’il suit, apparaissent dans la forêt quelques villages primitifs, des huttes de branchages, des êtres vêtus de peaux de bêtes grossièrement cousues. À quarante neuf kilomètres cinq cents il peut voir, à sa droite et à sa gauche, s’élever les premières pyramides d’Égypte et se créer les premiers empires. À quarante neuf kilomètres huit cents il passe devant le Colisée. Le dernier hectomètre est entamé quand, à droite et à gauche du chemin se dressent les cathédrales ; à quarante neuf kilomètres neuf cent quatre vingts mètres notre coureur voit la première machine à vapeur, les premières usines. Quant aux machines de la deuxième révolution industrielle, quant aux cités illuminées par l’électricité, quant aux automobiles sur les routes, aux avions dans le ciel — pour ne pas parler des centrales atomiques ou des ordinateurs — tout cela n’apparaît que lorsque le coureur se jette sur le fil dans sa dernière foulée.
Nous pouvons donc dire que ce que nous appelons l’Histoire commence actuellement, non pas même au regard des grandes périodes géologiques, mais même en comparaison de l’aventure biologique de l’espèce humaine considérée dans son ensemble.
Pour vous donner une autre image de cette brièveté de l’histoire humaine telle que nous pouvons la considérer, dans la perspective où nous pouvons la considérer aujourd’hui, je vais vous donner un autre exemple :
Il y a quatre mille ans la civilisation était née dans le Moyen-Orient asiatique et en Égypte ; dans notre Occident on en était encore à cet âge néolithique dont je vous parlais tout à l’heure : on ne connaissait pas l’écriture, il n’y avait pas d’Histoire. Si vous considérez qu’un homme de quatre vingts ans, un grand-père, peut raconter une histoire à son petit-fils âgé de dix ans, et que ce petit-fils, quand il sera vieux à son tour, transmettra l’histoire à son propre petit-fils, nous voyons qu’un lien direct peut s’établir d’un être humain à un être humain à travers soixante-dix ans en moyenne ; une histoire contée ainsi par un grand-père à son petit-fils et contée à son tour par ce petit-fils à son petit-fils quand il est devenu grand-père, pour venir à nous des temps néolithiques, ne serait passée que par soixante personnes environ. Là encore, nous avons l’impression saisissante du peu de temps qui s’est écoulé depuis que l’homme a commencé son aventure proprement historique.
L’accélération dont je vous parlais tout à l’heure a pris de nos jours des proportions que l’on peut considérer, à certains égards, comme affolantes. Vous connaissez probablement l’image qui nous a été proposée par Oppenheimer — si je ne me trompe : il y a aujourd’hui, dans le monde, plus de chercheurs scientifiques vivants au travail que l’espèce humaine n’en a connu depuis le commencement de l’Histoire. De ce nombre de chercheurs au travail, multiplié par la facilité, la rapidité de recherche que leur donnent les techniques modernes — ne serait-ce que l’ordinateur — nous devons conclure logiquement que l’accélération du progrès technique à laquelle nous avons assisté, doit, non seulement se poursuivre, mais se précipiter encore dans les dizaines d’années qui nous attendent. Ce progrès et cette accélération du progrès sont ce qui domine l’existence humaine d’aujourd’hui, il en résulte pour nous un certain nombre d’avantages de confort, de sécurité, sur lesquels je n’ai pas besoin d’insister — nous les connaissons et nous en jouissons tous —. Il en résulte aussi un certain nombre de périls, ou du moins de problèmes qui peuvent devenir des périls s’ils ne sont pas résolus. Il y a même là quelque chose de frappant quand nous y arrêtons notre pensée, c’est que les grandes menaces qui pèsent sur l’espèce humaine de nos jours ne nous viennent plus qu’exceptionnellement de la nature (n’exagérons rien, il peut y avoir encore de redoutables tremblements de terre ; et, à terme plus lointain, nous ne sommes peut-être pas à l’abri de ces immenses modifications géologiques ou de ces changements climatiques étendus à la planète entière, dont nous retrouvons la trace dans le passé de la Terre, qui ont entraîné la disparition totale d’espèces qui semblaient régner sur le monde et qui, si bien armés que nous soyons, seraient susceptibles de nous poser, peut-être aussi à nous, des problèmes difficiles).
Mais enfin, dans notre vie de tous les jours, les grands dangers du passé, c’est-à-dire les épidémies, les grandes famines (car s’il y a aujourd’hui une sous-alimentation chronique dans une grande partie du monde, l’efficacité du système des transports fait que les effets des famines proprement dites peuvent être en général jugulés), ces dangers-là, on peut dire qu’ils ne nous menacent pas dans notre existence quotidienne ; et on peut dire que les bateaux, lorsqu’ils font naufrage, ne font plus que rarement naufrage sous l’effet des tempêtes naturelles, mais qu’en échange ils sont très nombreux à faire naufrage dans les guerres ; et que la foudre qui terrorisa si longtemps nos ancêtres au point qu’ils lui attribuaient une origine divine, n’est qu’un danger bien bénin auprès de la bombe nucléaire
Je souligne que je n’ai pas l’intention, aujourd’hui devant vous, de mettre le progrès en accusation mais seulement d’essayer d’établir un bilan équilibré ; ce que nous pouvons poser, en principe, c’est que le progrès humain pose d’autant plus de problèmes qu’il est plus rapide, car il pose autant de problèmes qu’il en résout pour une raison très simple : c’est qu’il modifie l’univers autour de nous, qu’il change par conséquent les données de notre condition, et qu’il nous oblige à nous adapter à l’univers différent qui est son œuvre.
Je mentionnais à l’instant la bombe nucléaire : c’est un danger dont on parle beaucoup, il est même exploité abondamment dans de nombreuses campagnes pacifistes très bien intentionnées, mais ce n’est pas de ce danger-là que j’ai l’intention de vous entretenir, et je ne suis pas sûr, en dépit de certaines apparences, qu’il soit le plus grand et le plus proche ; car, nous le savons tous, la bombe atomique est terrible, et elle est même si terrible qu’il y a beaucoup de chances qu’elle ne soit jamais employée.
Je ne voudrais pas faire une incursion dans le domaine militaire où vous êtes plus compétents que moi : c’est seulement dans la mesure où cela est utile à ma démonstration que je vous rappelle ce que vous savez, c’est-à-dire que la stratégie de demain — ou plutôt celle d’aujourd’hui — pourrait bien être celle qui contournerait — pour ainsi dire — selon les règles immémoriales de l’art militaire, la forteresse principale, c’est-à-dire la forteresse nucléaire, et qui tendrait à éviter le risque de la riposte nucléaire et de l’embrasement nucléaire général. Comme la grande guerre conventionnelle du type de 1914 ou de 1939 comporte évidemment un risque de dégénérer en guerre nucléaire, la grande guerre conventionnelle, elle-même, est peut-être destinée à être contournée par la stratégie de notre siècle. Ce que Mao-Tse-Toung a appelé « la guerre subversive », paralysante pour la riposte parce qu’elle se déroule au sein d’une population qu’il est difficile de massacrer avec l’adversaire, se dérobant à toute riposte massive efficace, mais ne justifiant pas — pour des raisons non seulement morales, mais même militaires — l’utilisation de l’arme nucléaire contre elle, est peut-être bien la véritable forme de la guerre de demain ou plutôt — je le crois — de celle d’aujourd’hui.
Ce n’est donc pas de ce danger-là que je voudrais parler et, du reste, dans l’esprit de beaucoup de ceux qui s’inquiètent de la compétition nucléaire, nous savons que le danger de contamination de l’atmosphère et du sol par les explosions expérimentales est mis en avant plutôt que le danger de la guerre nucléaire proprement dite, parce que ce danger-là, en dépit de toutes les précautions prises, est un danger qui existe dès aujourd’hui autour de nous ; encore que je ne sois pas sûr, là encore, que ce soit le danger principal, et que les inconvénients ou les périls de la pollution nucléaire (périls génétiques notamment) dont on ne connaît pas encore très bien du reste le caractère et l’étendue, sont peut-être moins immédiats, sont peut-être moins urgents, que ceux qui résultent de certains aspects de l’évolution technique dont on se préoccupe moins et qui pourtant ont été constatés, et qui sont constatés tous les jours.
Il est certain par exemple qu’il y a pollution des fleuves par les déchets industriels, pollution de l’eau, pollution atmosphérique par les fumées d’usines. L’appauvrissement continuel du sol, privé progressivement par les méthodes de l’agriculture technique moderne et par la vie des grandes agglomérations urbaines consommatrices de masses gigantesques de produits agricoles dont les déchets, après consommation, sont évacués vers les fleuves et vers la mer, appauvrissement en oligo-éléments, en métaux rares, en phosphore, etc… a des conséquences à long terme qui, si la parade n’est pas trouvée, peuvent se faire sentir, à travers l’alimentation, sur l’espèce humaine elle-même.
En ce qui concerne le péril génétique, je vous rappelle que la désastreuse expérience de la « Thalidomide » par exemple, a été plus caractéristique que tout ce qui a pu être constaté dans ce domaine, jusqu’à nouvel ordre, du point de vue de la radioactivité. Quant à l’utilisation massive de certaines thérapeutiques comme la pilule anti-conceptionnelle, il est certain que nous ne pouvons pas mesurer, à l’heure actuelle, les conséquences génétiques qu’elles pourront avoir, car il faut pour cela des dizaines d’années ; ce qui est possible, sinon probable, c’est que ces conséquences existent.
Ce ne sont là encore, dans mon exposé, que des points particuliers, et je crois qu’il est bon d’attirer votre attention sur des problèmes plus généraux et peut-être plus pressants. Le plus grand de ces problèmes c’est celui de ce que j’appellerai : « les limites du développement ».
Nous vivons dans une époque qui est caractérisée essentiellement par la rapidité du développement ou par la rapidité du progrès, c’est-à-dire par la rapidité dans la croissance des moyens mis à la disposition de l’homme, par l’importance du progrès des forces productrices, du progrès de la consommation, du progrès de la connaissance, du développement sous toutes ses formes et aussi du progrès numérique de la population ; or c’est sur la notion de limite démographique que je voudrais attirer d’abord votre attention.
Nous savons que l’espèce humaine s’accroît actuellement de 50 à 60 millions d’individus par an, c’est-à-dire d’un chiffre d’habitants supérieur à la population totale de la France. Il n’y avait que 1 500 millions d’habitants sur la Terre aux environs de 1900, et je me rappelle que c’était le chiffre que donnaient les manuels de géographie à l’époque où je commençais mes études. Aujourd’hui le chiffre de 3 milliards est nettement dépassé ; nous savons que les 4 milliards seront atteints avant 1980 et les 6 milliards à la fin du siècle, au rythme de développement actuel. Ce sont là des chiffres certes impressionnants, si l’on songe qu’au début de l’époque historique le chiffre des hommes sur la Terre n’excédait probablement pas 150 ou 200 millions d’individus (à supposer qu’il ait atteint ce chiffre), mais ce sont là des chiffres encore possibles, je veux dire des chiffres avec lesquels, en dépit de la sous-alimentation actuelle dans une partie du monde, le problème de la subsistance pourra encore être résolu par une meilleure utilisation des ressources du monde. Où les perspectives nous laissent rêveurs, c’est lorsque nous extrapolons ces chiffres au-delà de l’an 2000, dans les deux ou trois premiers siècles du prochain millénaire ; c’est-à-dire dans une durée qui, en comparaison d’une vie d’homme est longue, mais qui, au regard de cette aventure historique dont je vous parlais tout à l’heure (et qui pourtant est elle-même très courte) peut être considérée comme un avenir tout proche, un avenir dont nous pouvons déjà nous préoccuper puisque c’est celui de la quatrième ou de la cinquième génération après nous ; vous savez qu’en extrapolant ces chiffres on arrive très vite à un nombre d’hommes sur la Terre tel que la Terre ne pourrait plus leur donner place, que la station debout serait la seule possible ; et même très vite au-delà, que la masse de chair humaine sur la planète serait supérieure à la masse de la Terre elle-même.
Ce n’est, bien entendu, là qu’un danger théorique, car si nous avons peu de certitudes pour l’avenir, nous en avons au moins une : la Terre ne portera jamais plus d’hommes qu’elle ne peut en porter et que d’une façon ou d’une autre, par des méthodes — si je puis dire — naturelles, ou par des interventions techniques humaines, le freinage de la surpopulation se produira à un certain moment, et on tente déjà d’ailleurs de le réaliser. Il n’y aura jamais plus d’hommes sur la Terre que la Terre ne peut en nourrir puisque l’excédent disparaîtra automatiquement.
Si loin qu’on puisse donc repousser la limite, il y a certainement une limite au-delà de laquelle le nombre des hommes sur la Terre ne pourra pas s’accroître, même si nous admettons — comme nous l’admettons déjà — la possibilité de l’utilisation maximum des ressources du sol, des ressources du fond océanique, l’utilisation de la chlorella pour pallier les insuffisances alimentaires, etc… Mais même si la population humaine restait à un niveau stable — ce qui n’est pas actuellement le cas, loin de là — il y aurait une autre progression géométrique qui est celle de la consommation, puisque le développement, le progrès, aux yeux de l’homme moderne, se caractérise et — peut-on dire — se définit par le progrès de la consommation ; et que l’état de développement d’un peuple, d’une nation, se mesure à la quantité d’énergie, à la quantité d’acier, à la quantité de papier, à la quantité de produits industriels qui sont consommés par tête d’habitant ; ce progrès ne peut continuer que si cette masse de consommation s’accroît. Actuellement elle s’accroît doublement :
— du fait de l’accroissement démographique ;
— mais surtout du fait de l’accroissement du pouvoir de consommation de chaque individu — notamment dans les pays développés où, comme vous le savez, ce pouvoir grandit infiniment plus vite que dans les pays en voie de développement (comme on les appelle, précisément parce qu’ils ne se développent pas beaucoup). Or ce pouvoir de consommation, lui aussi, trouvera nécessairement un jour sa limite, puisque l’extrapolation montre, là encore, comme pour la population humaine, que s’il se poursuivait, la masse de produits matériels consommés par l’espèce humaine arriverait très vite à un chiffre supérieur à la masse de la planète elle-même.
Dès maintenant d’ailleurs, nous constatons que l’homme qui, dans les sociétés primitives, dans les sociétés de cueillette — si vous voulez — et même dans les sociétés de chasse — encore que dès le moment où la chasse a été menée par des moyens efficaces elle ait abouti à la raréfaction de certaines espèces animales — nous constatons que l’homme qui, pendant des millénaires ou des dizaines de millénaires ou des centaines de millénaires, vivait misérablement, s’est contenté de vivre du revenu de la planète. Il vivait du revenu en ce sens que lorsque ce revenu manquait, lorsqu’il commençait à manquer, lorsqu’une région était épuisée, il fallait ou mourir de faim ou s’expatrier vers une région voisine où la terre était pillée à son tour, mais cela laissait le temps aux terres abandonnées de refleurir et de reverdir. Enfin, la grande régulatrice c’était la famine lorsqu’il n’y avait pas d’autre solution, c’était l’espèce humaine elle-même qui diminuait de nombre jusqu’à ce que l’équilibre fût rétabli.
Dès le moment de la révolution néolithique dont je vous parlais tout à l’heure, dès l’instauration de l’agriculture proprement dite et de l’élevage, a commencé l’atteinte au capital de la planète ; elle a commencé sous la forme de l’érosion ; qu’elle fût provoquée par des méthodes d’agriculture primitive qui n’assuraient pas le renouvellement du sol, ou par certains élevages — comme dans le bassin méditerranéen l’élevage de la chèvre — l’érosion du sol a commencé, et cette érosion a entraîné — comme vous le savez — la disparition, l’effacement de civilisations entières qui avaient été les plus grandes civilisations du monde.
Il n’est pas absolument certain que ce genre de problème soit résolu aujourd’hui, et je prendrai seulement comme exemple une des réalisations les plus spectaculaires de l’époque : le fameux barrage d’Assouan en Égypte :
Ce barrage aura pour résultat d’assurer l’irrigation à une surface de terres susceptibles de nourrir 2 millions d’Égyptiens environ (ce qui est un chiffre considérable et qui justifie d’ailleurs l’ampleur de l’entreprise) ; il faut cependant attirer l’attention sur le fait que deux millions d’individus, c’est le surcroît de population assuré en quatre ans à l’Égypte par la natalité égyptienne. Ce qui veut dire que même une entreprise de l’importance du barrage d’Assouan ne recule le problème que d’assez peu.
En outre, ce barrage aura naturellement comme résultat d’amonceler derrière lui la plus grande partie des alluvions du Nil (ces fameux alluvions fertilisants qui avaient créé la richesse inépuisable du sol égyptien). Ce qui fait que, dès maintenant, on est obligé de prévoir la substitution (dans toute l’Égypte en aval du barrage) aux anciennes méthodes de culture des méthodes occidentales (c’est-à-dire des méthodes de rénovation et d’enrichissement du sol par l’apport d’engrais chimiques) afin de maintenir une fertilité qui était entretenue jusqu’à présent par le cycle naturel du fleuve. Ce n’est pas un inconvénient majeur, il peut être paré à cet inconvénient, mais c’est un assez bon exemple — me semble-t-il — de cette vérité générale que je vous indiquais tout à l’heure, c’est-à-dire que tout progrès pose de nouveaux problèmes en même temps qu’il résout les problèmes anciens.
Nous devons donc envisager, dans un avenir relativement proche, dans une perspective historique qui est en quelque sorte sous nos yeux, un arrêt nécessaire de l’expansion humaine, car il ne peut pas y avoir expansion illimitée, ni de la population, ni de la consommation, sur une Terre elle-même limitée.
Bien entendu — il faut que nous en disions un mot au passage — il y a la possibilité de l’expansion cosmique, dont les journaux et même un certain nombre de savants nous entretiennent volontiers depuis le début de l’aventure spatiale, c’est-à-dire de la colonisation des autres planètes par une espèce humaine qui, pour ne pas sacrifier son développement, chercherait à le poursuivre au-delà des limites de la Terre. Il est bien évident que, non seulement selon les possibilités techniques actuelles, mais encore selon des possibilités techniques que nous pouvons envisager pour un avenir prévisible, il s’agit là d’une chimère. Nous commençons à avoir déjà un certain nombre de notions sur les planètes du système solaire, nous savons que ni la Lune, ni Vénus, ni Mars, ni à plus forte raison les planètes lointaines, ne comportent des conditions auxquelles l’être humain, tel qu’il est biologiquement constitué sur la Terre, puisse s’adapter réellement, sinon pour des séjours extrêmement courts et dans des scaphandres ; nous savons ce que nous ne savions pas encore de façon certaine il y a vingt ou trente ans, que des planètes telles que Vénus ou Mars (c’est-à-dire les plus proches de nous) sont inhabitables pour l’homme tel qu’il est ; quant aux autres systèmes solaires, l’étoile la plus proche de nous ou du soleil (ce qui à cette échelle de distance est à peu près la même chose) : Proxima du Centaure, se trouve à quatre années-lumière, et puisqu’à 300 000 kilomètres/seconde il faut quatre années à la lumière pour parcourir cette distance, un vaisseau spatial qui parviendrait à une vitesse dix fois inférieure à celle de la lumière mettrait encore quarante ans à atteindre les parages de Proxima du Centaure, et un vaisseau spatial navigant à la vitesse de 30 000 kilomètres à la seconde est très loin de nos possibilités actuelles. Ceux dont nous disposons aujourd’hui ont une vitesse de l’ordre de 10 kilomètres/seconde et mettraient, pour arriver dans les parages de Proxima du Centaure et des planètes qui l’entourent peut-être et peut-être sont habitables (nous l’ignorons) environ 120 000 ans.
Bien sûr de formidables accélérations sont promises à nos vaisseaux cosmiques, mais de là à pouvoir aller chercher des planètes habitables pour l’homme en dehors de notre système solaire, il y a évidemment très loin. La somme de circonstances favorables qui ont dû être réalisées sur la Terre pour que des organismes comparables aux nôtres puissent y vivre et y prospérer est telle qu’il est loin d’être prouvé qu’un aussi grand nombre de chances concordantes ait pu être réalisé dans d’autres planètes, à des distances accessibles non seulement pour nous, mais même pour nos derniers descendants. À supposer que cela soit possible, il faudrait encore, pour imaginer cette colonisation cosmique réalisable, que la rentabilité en fût assurée, c’est-à-dire que le coût de ces expéditions ne fût pas, de très loin, au-delà de l’apport qu’elles pourraient donner à l’humanité.
Ce qui est le plus raisonnable c’est de considérer — puisque cela est infiniment probable — que l’aire de notre espèce terrestre et circumterrestre est une aire limitée, et qu’il n’y a pas de possibilités de progrès illimités dans une aire limitée ; or, ceci est très important parce que le progrès a pris une telle importance dans notre vie qu’il s’est substitué, pour la grande masse des hommes (ou qu’il est en train de se substituer) aux anciennes croyances qui aidaient l’homme à supporter la vie ; qu’à l’espoir d’une autre vie, d’une vie dans un autre monde, s’est substitué ou est en train de se substituer l’espoir d’une vie meilleure, plus large, plus confortable, plus sûre, plus digne aussi, plus libre ici-bas, sinon pour l’homme d’aujourd’hui, l’homme vivant aujourd’hui, du moins pour ses enfants et ses petits-enfants ; que c’est cet espoir dans le progrès qui constitue la principale raison de vivre pour une très grande partie de l’humanité contemporaine, et en tout cas pour toute cette partie de l’humanité pour laquelle les valeurs religieuses se sont affaiblies ou ont disparu et si nous admettons qu’il faudra qu’un jour ce progrès — tel qu’il est à son rythme actuel — se ralentisse et s’arrête, c’est-à-dire qu’une amélioration pour demain cesse d’être la principale raison de vivre des hommes d’aujourd’hui, c’est à un gigantesque problème d’ordre mental et d’ordre moral que nous aurons à faire face.
Qu’est-ce qui remplacera, pour les hommes de demain, l’espérance dans le progrès, le jour où le progrès aura atteint sa limite, puisqu’il faut bien que nous le considérions comme une période transitoire de l’espèce humaine, une période qui ne peut pas être continuée à son rythme actuel de développement d’une façon indéfinie ? Que se passera-t-il alors ? Quelle nouvelle raison de vivre l’homme s’inventera-t-il ? S’en inventera-t-il ? Quand vivre mieux ne sera plus la raison de vivre, quelle autre raison de vivre pourra la remplacer ?
Ce point d’arrêt psychologique, ce point d’arrêt moral que nous pouvons discerner dans les perspectives relativement prochaines de l’aventure humaine, est peut-être non moins important — il est peut-être plus important — que le point d’arrêt matériel dont je vous parlais tout à l’heure.
Je reviens un peu en arrière pour vous parler maintenant d’un autre aspect des problèmes qui se posent à nous en raison même du progrès technique contemporain. Ce point, qui est très important aussi, c’est celui des moyens de plus en plus considérables (considérables au point de devenir de plus en plus inquiétants à certains égards) que le progrès technique donne à l’homme pour agir sur l’homme lui-même. Le progrès technique a été, et est encore, orienté essentiellement vers la modification de la nature, vers la modification de l’univers humain, afin de rendre, en principe, cet univers plus favorable à l’existence ; et nous venons de voir qu’un certain nombre de dangers sont créés par cette modification ; mais comme ces moyens ne cessent de s’accroître, le moment vient — et il est même déjà venu — où il est envisagé, et plus qu’envisagé, de préparer une action directe de l’homme sur les caractères biologiques de l’espèce humaine elle-même.
Nous sommes peut-être encore arrêtés parce qu’un certain nombre d’interdits ou de tabous d’ordre moral, hérités des anciennes cultures, freinent l’expérimentation sur l’homme du point de vue biologique ; mais du point de vue psychologique, il est certain que cette possibilité de modifications illimitées de l’être humain, c’est-à-dire de ce que l’ancienne culture appelait : l’âme humaine, est commencée.
Les possibilités de mise en condition, de manipulation des masses humaines par les moyens de la technique moderne — par exemple la télévision — constituent, entre les mains de ceux qui détiennent le pouvoir social, des moyens d’action non seulement politiques mais commerciaux (la publicité est une mise en condition), des moyens d’action sur l’individu humain dont nous ne voyons pas les limites. En réalité, d’une façon insensible, sous nos yeux, et sur nous-mêmes, le pouvoir de tous sur chacun (ou le pouvoir de ceux qui parlent et agissent au nom de tous sur chacun) s’accroît d’une façon continuelle, et nous risquons d’être asservis peu à peu sans nous en apercevoir.
Le sort d’un certain nombre de notions qui paraissaient habituelles et peut-être définitives à beaucoup d’entre nous, peut être remis en jeu de ce fait là ; par exemple, le sort de nos notions politiques : que signifie exactement, par exemple, la démocratie traditionnelle, la démocratie dont nous avons reçu l’héritage des cent cinquante dernières années de l’Histoire humaine, que signifie-t-elle à un degré de possibilité de manipulation des masses tel, que l’on peut faire dire au vote individuel à peu près ce que l’on veut — ou que l’on pourra le faire dans un délai prévisible — et à un degré de technicité de la société tel, que les véritables problèmes qui engagent l’avenir d’un peuple sont absolument en dehors de la compétence et de l’information de l’individu moyen.
La démocratie — du moins telle que nous l’entendions — était un régime dont le cadre idéal était — si vous voulez — le canton rural suisse, dont Rousseau avait été le théoricien. Que signifie donc la démocratie dans une société où l’individu moyen, l’homme de la rue, est consulté sur des problèmes — et doit être consulté en vertu même de la règle démocratique — sur des problèmes tels que l’utilisation d’une part considérable du budget, c’est-à-dire des impôts qu’il paye, à la défense tous azimuts ou à l’équipement électronique, à l’équipement en ordinateurs d’une nation ? Est-il sûr qu’il soit en état de répondre, et qu’il se sente lui-même en état de répondre, sur ces points-là, de l’efficacité plus grande d’une solution plutôt que d’une autre, et de sa compétence pour en décider ?
En réalité il y a peut-être une sorte de contradiction, peut-être même une contradiction totale — je n’affirme pas, je pose la question — entre la technocratie moderne et la démocratie de type traditionnel ; démocratie dont la théorie et le rêve avaient été formulés à l’ère pré-industrielle. Bien sûr, nous possédons des moyens de parade et nous en posséderons de plus en plus, car si le progrès crée de nouveaux problèmes, il est entendu aussi qu’il crée en même temps de nouveaux moyens de résoudre ces nouveaux problèmes ; mais l’intervention de ces nouveaux moyens crée à son tour de nouveaux problèmes et ainsi de nouveaux périls… et ainsi — pourrais-je dire — indéfiniment, c’est une spirale sans fin.
Il est bien certain que devant certains de ces problèmes, tels qu’ils se posent dès maintenant à nous, c’est-à-dire en face du problème de la démographie galopante des pays sous-développés, nous cherchons des solutions, nous tâtonnons, et nous ne sommes pas sûrs encore de les trouver. Le contrôle des naissances lui-même, qui est la solution provisoire acceptée — et par ailleurs pas mis en œuvre de façon réellement efficace jusqu’à présent, car le problème est trop vaste — est-il la solution à la sous-alimentation chronique du Tiers-Monde ? Ce n’est pas absolument certain, et des économistes très sérieux ont établi, chiffres en mains — chiffres peut-être discutables comme tous les chiffres — que la restriction trop systématique des naissances dans les pays à démographie galopante aboutit à l’élévation de l’âge moyen de la population, par conséquent à la diminution de l’efficacité économique de chaque individu dans des pays où l’autoconsommation agricole est encore la règle, et pourrait, non pas diminuer la famine, mais au contraire l’aggraver. Je ne dis pas que de tels économistes aient raison, je dis seulement que le seul fait que le problème puisse être posé prouve que les solutions ne sont pas simples.
Prenons encore un exemple plus spectaculaire : les savants soviétiques, notamment, qui ont affaire à un pays qui dispose déjà de ressources gigantesques, et qui disposerait de ressources bien plus grandes encore (du point de vue agricole notamment) si les immenses espaces de forêts et de toundras subarctiques et arctiques pouvaient être livrés à la production agricole par des moyens artificiels de réchauffement du climat, les savants soviétiques, donc, envisagent ces possibilités de réchauffement du climat (que la maîtrise des techniques atomiques leur donnera peut-être en effet dans un proche avenir). Nous savons — car il n’est pas difficile de le savoir — que ce réchauffement systématique des régions arctiques de la planète entraînerait la fonte de la calotte glaciaire, et surtout de la carapace glaciaire de l’Inlandsis groenlandais qui a 3 000 mètres d’épaisseur ; et que cette fonte massive des glaces arctiques, même si elle n’entraînait pas (ce que certains considèrent comme possible) le basculement de la Terre sur son axe, c’est-à-dire un changement radical des climats et la destruction peut-être totale de l’espèce humaine par quelque chose qui serait — dans les conséquences de souffle par exemple — une explosion nucléaire multipliée par un milliard, entraînerait en tout cas une élévation du niveau moyen des mers qui serait de l’ordre de 45 mètres et qui submergerait les trois quarts de l’Europe Occidentale, et notamment ce Paris que nous habitons.
J’espère que vous n’attendez pas de moi que je vous donne des solutions ; il n’y a pas d’ailleurs de solution générale : un illustre philosophe qui était Bergson, avait deviné déjà quelques-uns des périls dont je parle ici, et avait dit qu’au supplément de pouvoir donné par la science à l’homme moderne il fallait répondre par ce qu’il appelait — d’une très belle formule — un supplément d’âme. Nous ne saurions lui donner tort ; cette formule a d’ailleurs été utilisée des milliers de fois depuis Bergson, elle a eu une très grande fortune ; je ne voudrais pas faire devant vous un acte d’irrévérence à l’égard d’une des plus grandes figures de la pensée contemporaine, mais le « supplément d’âme », disons les choses comme elles sont, c’est un peu un vœu pieux. Nous le souhaitons tous, et il est probablement nécessaire, mais le vrai problème c’est : comment l’obtenir, ce supplément d’âme ? Et c’est ce problème-là qui n’est pas simple.
À certains égards, d’ailleurs, la technique nous donne des moyens de culture — puisque le supplément d’âme nous amène à la culture — des moyens de culture nouveaux. Je ne suis pas de ceux qui sont terrifiés par le règne de l’ordinateur ; après tout, l’ordinateur ne fait que créer une nouvelle révolution analogue, dans son domaine, à la révolution de la machine ; la machine a libéré le corps humain et les muscles humains d’un certain nombre de tâches pour les prendre à son compte et ce n’était pas un mal ; l’ordinateur libère l’esprit humain d’un certain nombre de tâches, et de tâches qui comportaient une grande part d’automatisme, ce n’est pas un mal non plus, c’est même au contraire un grand bien et il est certain qu’il donne, lui aussi, de vertigineuses possibilités.
Tellement vertigineuses que vous me permettrez à l’instant de conclure, de vous conter une charmante histoire américaine :
Un ingénieur électronicien montre le dernier modèle d’ordinateur à une jeune femme du monde et lui dit : « C’est le modèle d’ordinateur le plus perfectionné, il répond à toutes les questions, posez-lui la question que vous voudrez et il vous répondra ». La jeune femme pose la question — une question qui nous intéresse tous d’ailleurs — : « Dieu existe-t-il ? » Les voyants s’allument, la machine se met en marche et l’ordinateur donne la réponse : « Il existe maintenant ».
Les dangers que je vous ai signalés ne sont donc pas — et je ne voudrais pas que vous croyiez que je les considère moi-même comme tels — des dangers inévitables ; il y a des moyens de parade, le progrès nous donne des moyens de parade contre lui-même. Je ne crois pas à une fatalité historique, même pas à celle qui serait créée par le progrès ; il y a un sens de l’Histoire car nous ne pouvons pas faire que demain soit hier et que hier soit demain, il est certain que tout le poids de nos acquisitions antérieures, tout le poids de notre Histoire antérieure pèse sur nous et nous pousse dans un certain sens, mais ce sens de l’Histoire n’est fait que de la totalité des actions humaines et des volontés humaines, ce n’est pas une divinité supérieure que l’Histoire, et en divinisant l’Histoire nous ne faisons que diviniser nos propres pouvoirs. C’est l’homme qui fait l’Histoire, c’est l’homme qui continuera à la faire, et c’est précisément parce qu’il a besoin de conquérir le contrôle de l’Histoire qu’il a besoin d’abord de conquérir le contrôle de lui-même, car la tâche des temps à venir c’est celle-là. Des philosophes de l’Histoire de notre temps ont attiré notre attention sur ce qui est évident d’ailleurs — ce qui est évident encore de nos jours — ce que les grandes convulsions de notre temps nous montrent : c’est que les hommes font l’Histoire, mais qu’ils ne savent pas quelle Histoire ils font et qu’ils ne savent pas où cette Histoire les mène…
Il me paraît certain que l’humanité va à de très grands dangers si elle ne parvient pas à conquérir le contrôle de sa propre Histoire, c’est-à-dire à définir à l’avance, à distinguer à l’avance et à préparer à l’avance, la parade pour les dangers qu’elle crée de ses propres mains.
Je vous disais en commençant combien l’Histoire humaine était brève, comparée à la Préhistoire de l’espèce (500 000 ans) et cette Préhistoire elle-même, que représente-t-elle à côté de la durée du règne des grands reptiles de l’ère secondaire, dont on suppose qu’avec cette ère elle-même ils régnèrent sur la Terre pendant cent millions d’années, jusqu’au jour où un changement général des conditions climatiques entraîna des transformations auxquelles ils ne surent pas s’adapter. Pendant cent millions d’années ces animaux gigantesques avaient réussi à vivre et à se reproduire, en accord avec les conditions d’existence que leur faisait alors la planète. Le jour où la planète leur refusa ces conditions d’existence ils n’avaient plus qu’à disparaître ; il est vrai qu’ils avaient un très petit cerveau, mais c’est peut-être à certains égards à ce très petit cerveau et à l’impossibilité où ils étaient de modifier le monde autour d’eux qu’ils durent de durer si longtemps. À certains égards, le petit cerveau était peut-être un avantage, car l’espèce humaine a été entraînée, elle, par son propre génie, dans un rythme de transformation de plus en plus rapide du monde autour d’elle, qui la conduit à des transformations imprévisibles de sa propre nature.
Cette aventure, si nous n’y prenions garde, pourrait bien ne pas durer aussi longtemps que celle des reptiles de l’ère secondaire. ♦