Institutions internationales - L'impuissance de l'ONU - Le Pacte de Varsovie - L'Europe des travailleurs
L’été 1968 paraissait devoir être dominé par la persistance de la tension au Moyen-Orient, par la poursuite de la guerre du Vietnam et par des discussions techniques au sein des organisations européennes. Aucun de ces problèmes ne devait introduire un élément nouveau dans l’activité des institutions internationales, notamment des Nations unies, qui avaient démontré leur impuissance face aussi bien à la crise chronique du Moyen-Orient qu’à la poursuite de la guerre du Vietnam. Certes, l’affaire du Biafra commençait à émouvoir l’opinion publique, mais on imaginait mal comment les Nations unies pourraient y apporter une solution. En d’autres termes, les milieux politiques se préoccupaient moins de ce qui pouvait survenir durant l’été que de la « rentrée », avec l’affrontement de l’économie française aux conséquences de la crise de mai-juin, les nouvelles difficultés que devra surmonter le Premier ministre britannique (M. Harold Wilson), les élections présidentielles américaines, etc.
Or l’intervention militaire en Tchécoslovaquie de cinq pays du Pacte de Varsovie a brutalement remis en pleine lumière les causes de l’impuissance des Nations unies en même temps qu’elle attirait l’attention sur une organisation peu connue, le Pacte de Varsovie.
L’impuissance de l’ONU
Chaque incident grave au Moyen-Orient donne lieu à une prise de position des Nations unies, qui condamnent son responsable, lequel, chaque fois, néglige cette condamnation (au demeurant platonique) en prétendant qu’il s’est contenté de répondre à une « provocation » ou qu’il a agi pour préserver sa sécurité. Il en sera ainsi aussi longtemps que les « Grands » n’auront pas eux-mêmes élaboré une solution et obtenu pour sa mise en application l’accord des Nations unies. On s’en est encore rendu compte début août, lorsqu’un sérieux incident opposa l’armée israélienne à des commandos palestiniens en territoire jordanien. Une fois de plus, le Conseil de sécurité a été incapable de briser le cercle de la violence. Le délégué de la France, M. Claude Chayet, a tenu à replacer les discussions dans leur cadre moral et juridique, en s’élevant contre « la notion même de représailles », d’ailleurs condamnées par la Charte des Nations unies et le Conseil de Sécurité lui-même – et ces représailles, loin d’être efficaces, obstruent « la voie de la paix » ouverte par M. Jarring.
Certains mots de M. Chayet méritent d’être notés ici, car ils se situent au-delà des incidents du 4 août. « De telles opérations ne sauraient être justifiées par des considérations de légitime défense alors qu’elles sont en fait l’exercice de représailles. La notion même de représailles militaires ne nous a jamais paru acceptable… Quels que soient les incidents qui ont pu les provoquer, les représailles entraînent inéluctablement un cycle tragique de réactions et de répressions qui ne peut engendrer que haine et ressentiment, et risque de conduire à la reprise des hostilités ».
Puis M. Chayet définit ce qui, selon le gouvernement français pourrait constituer la base du règlement au Moyen-Orient :
« C’est dans la voie opposée, celle qui mène à une solution pacifique, qu’il convient au contraire de s’engager. Cette voie a été ouverte par la résolution 242 du 22 novembre 1967. Mon gouvernement estime que ce texte, qu’il a voté, doit constituer la base du règlement au Proche-Orient et que tous les principes qui y sont inscrits doivent recevoir une application effective »…
Le prestige des Nations unies s’est trouvé sérieusement atteint, dans le même temps, par la tragédie du Biafra. Certes, la cause fédérale est loin d’être mauvaise, et chaque État a le droit, voire le devoir, de lutter pour la défense de son intégrité territoriale. Le major général Gowon avait donc normalement la charge d’empêcher que des forces centrifuges ne désintègrent la Fédération du Nigeria telle qu’elle existait en octobre 1960, lors de son accession à l’indépendance. Ceci ne conduit pas à oublier que si les Biafrais en sont venus, sept ans après la proclamation de la souveraineté du Nigeria, à vouloir ériger leur pays en république indépendante, c’est parce que l’attitude du gouvernement fédéral à leur égard les avait réduits à l’état de citoyens de « seconde zone ». Mais l’ampleur du drame incite à reporter à plus tard l’examen des responsabilités profondes dans la rupture intervenue en juin 1967 entre le major général Gowon et le lieutenant-colonel Ojukwu. Ni l’Organisation de l’Unité africaine, ni les Nations unies ne sont parvenues à imposer un cessez-le-feu, et elles sont restées impuissantes devant ce qui est devenu un véritable génocide. Les secondes auraient-elles pu participer à cette entreprise de médiation, alors que la Grande-Bretagne et l’Union soviétique soutiennent militairement le gouvernement de Lagos ? Toujours est-il qu’elles auraient pu prendre l’initiative d’organiser l’acheminement de secours en vivres et en médicaments, d’aider au maximum, par leurs moyens propres et par leur autorité, les efforts tentés par la Croix-Rouge Internationale et par l’UNICEF (Fonds des Nations unies pour l’enfance). Elles se fussent honorées en intervenant « humainement » dans le drame le plus sanglant qu’ait connu l’Afrique noire au XXe siècle.
Reste l’affaire tchécoslovaque. Le Conseil de sécurité ne pouvait pas ne pas se réunir, mais il ne pouvait pas ne pas limiter ses travaux à l’exposé de thèses contradictoires, sans que rien de positif ne sortît de cette confrontation de monologues. Dès l’instant où le représentant soviétique, M. Malik, déclarait que les troupes du Pacte de Varsovie étaient intervenues sur appel tchécoslovaque, il rejetait toute allusion à une quelque « ingérence » dans les affaires intérieures de la Tchécoslovaquie et plus encore toute « agression ». Le Conseil était bloqué par le veto soviétique. Pourtant ses réunions n’ont pas été inutiles. Que M. Hajek, ministre tchécoslovaque des Affaires étrangères, ait pu s’asseoir à la table du Conseil, à quelques mètres seulement du représentant de l’URSS, et qu’il ait pu déclarer qu’aucune autorité constitutionnelle de son pays (ni le président de la République, ni le gouvernement, ni l’Assemblée nationale) n’avait demandé l’intervention des troupes russes, cela a prouvé que, malgré leurs faiblesses et leurs échecs, les Nations unies servaient à quelque chose. Cette réunion du Conseil de sécurité, a en outre permis à M. Armand Bérard, représentant permanent de la France, de rappeler la position française à l’égard de l’Allemagne de l’Est et la valeur que Paris accorde toujours aux principes moraux de la Charte. Le ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne de l’Est, M. Otto Winzer, avait demandé à venir à New York et à prononcer un discours devant le Conseil. M. Bérard s’y opposa dans les termes suivants : « Le prétendu gouvernement de la République sémocratique allemande [RDA] n’est qu’une administration émanant des autorités de l’occupation soviétique. La France ne reconnaît pas ce pays ni son gouvernement ni le droit que s’arroge ce dernier de parler au nom de l’Allemagne tout entière… La participation à une invasion ne donne pas droit à un passeport pour les Nations unies »…
L’aboutissement de cette affaire tchécoslovaque a, évidemment, ôté aux Nations unies tout prétexte et toute raison juridique pour intervenir. Dès l’instant où les autorités de Prague ont accepté la solution de Moscou, et quelles qu’aient été les conditions morales et politiques dans lesquelles cette acceptation a été obtenue, toute intervention eût été une ingérence dans les affaires intérieures d’un État membre, donc une violation de l’article 2 de la Charte de San Francisco, qui déclare qu’aucune disposition de la Charte n’autorise les Nations unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ni n’oblige les membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la Charte. Les Nations unies n’ont donc pu qu’enregistrer ce que l’on a pu appeler « le diktat de Moscou ».
Le Pacte de Varsovie
Cette intervention militaire a été certes décidée par l’Union soviétique, mais elle a été réalisée par des troupes appartenant à cinq États membres du Pacte de Varsovie, ce qui a attiré l’attention de l’opinion sur cet organisme mal connu. Le Pacte de Varsovie n’a pas été, de la part de l’URSS et de ses satellites, une réponse à la signature du Traité de Washington par lequel, le 4 avril 1949, fut créée l’Otan. Bien entendu, le gouvernement soviétique éleva les protestations les plus vives contre l’extension atlantique du Traité de Bruxelles du 17 mai 1948 (signé à la suite du premier « coup de Prague »), mais alors qu’il avait réagi contre ce Traité de Bruxelles en organisant le blocus de Berlin, il se contenta, à l’encontre de celui de Washington, de protestations verbales. Le Pacte de Varsovie fut en fait une réponse soviétique à une initiative occidentale : la ratification des Accords de Paris du 23 octobre 1954. Ces Accords cherchaient à donner une solution aux problèmes de la sécurité européenne après l’échec du projet de communauté européenne de défense. Ils furent approuvés par les Parlements des États signataires, le dernier à les ratifier ayant été celui des Pays-Bas, le 26 avril 1955.
À peine les instruments de ratification étaient-ils déposés que le gouvernement soviétique engagea une action pour bâtir un système militaire est-européen. Le 20 avril, M. Khrouchtchev, alors secrétaire général du PC, prenant la parole à Varsovie, annonça l’institution prochaine d’un commandement unifié des forces de l’URSS et des démocraties populaires d’Europe, « pour répondre à la renaissance du militarisme allemand ». Le même jour à Moscou, deux dirigeants polonais, MM. Cyrankiewicz et Biérut, lancèrent un appel en faveur de ce commandement unifié. Le 11 mai s’ouvrit à Varsovie la conférence qui devait, le 14, aboutir à la conclusion d’un « traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle » entre l’Albanie, la Bulgarie, la Hongrie, la RDA, la Pologne, la Roumanie, l’URSS et la Tchécoslovaquie. La chronologie des événements est intéressante à rappeler :
– Le 25 février 1948, la Tchécoslovaquie est à son tour submergée par l’impérialisme soviétique ;
– Le 17 mars 1948, la Belgique, la France, la Grande-Bretagne, le Luxembourg et les Pays-Bas signent à Bruxelles un traité qui établit le premier système européen de sécurité collective ;
– Le 4 avril 1949 à Washington, la Belgique, le Canada, le Danemark, les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas et le Portugal signent le Traité de l’Atlantique-Nord, d’où devait « sortir » l’Otan, extension atlantique du système de sécurité collective établi à Bruxelles ;
– Le 15 septembre 1950, M. Dean Acheson annonce que les États-Unis souhaitent la participation de la République fédérale allemande (RFA) à la défense commune ;
– Le 20 février 1952 à Lisbonne, le Conseil Atlantique décide une réorganisation des organismes civils de l’Otan, créant notamment un Secrétariat international et faisant des organismes militaires le simple élément d’une institution beaucoup plus vaste ;
– Le 23 octobre 1954, les Accords de Paris consacrent l’entrée de la RFA dans le système de défense commune par son adhésion à l’Otan et créent l’« Union de l’Europe occidentale » qui groupe les « 5 » du Traité de Bruxelles, la RFA et l’Italie ;
– Le 14 mai 1955, le Traité de Varsovie établit un commandement unique des forces de l’URSS et de ses satellites, et le maréchal Koniev est désigné pour assurer ce commandement, dont le siège est fixé à Moscou.
Ainsi donc, le Pacte de Varsovie a été conclu plus de six ans après la création de l’Otan, plus de trois ans après la réforme capitale décidée à Lisbonne. Jusqu’aux Accords de Paris, l’Union soviétique s’est contentée de protestations verbales ; dès la ratification de ces Accords, elle a donné une forme différente à sa réaction. On peut se demander pourquoi l’Union soviétique a attendu mai 1955 pour rendre publique l’organisation militaire de son glacis européen. Deux séries de causes peuvent être envisagées. Tout d’abord, les dirigeants soviétiques ont toujours cherché à utiliser à leur profit les souvenirs pénibles accumulés par la guerre, et à faire croire que le réarmement de la RFA constituait à la fois un défi et un nouveau danger. Or si ce réarmement se trouvait officialisé par les Accords de Paris, il n’était pas, en soi, un fait nouveau, puisqu’il était inscrit dans la logique diplomatique et stratégique depuis la déclaration de M. Dean Acheson du 15 septembre 1950. La manœuvre était essentiellement psychologique. Elle l’était d’autant plus que Moscou devait des compensations à ses évolutions tactiques, plus exactement au développement de son action en direction du Tiers-Monde. En d’autres termes, on peut considérer la signature du Pacte de Varsovie comme l’un des aspects importants de la réaction soviétique à la situation créée par la conférence de Bandoeng des 18-24 avril 1955. L’Union soviétique ne participa pas à cette conférence, dominée par MM. Nehru (Premier ministre de l’Inude) et Chou-En Laï (Premier ministre de la Chine), mais elle chercha à en tirer les bénéfices, en se présentant comme la seule puissance capable de faire triompher les aspirations afro-asiatiques. Sa rivalité avec Pékin ne pouvait que s’en trouver déjà aggravée. Par sa référence au « danger allemand », par son appel aux « pays pacifiques », le Traité de Varsovie était destiné, en premier lieu, aux démocraties populaires, qui eussent risqué d’être déconcertées et ébranlées par un tel changement (politique, stratégique et doctrinal) si celui-ci n’avait pas eu une compensation de type classique.
L’Europe des travailleurs
Au cours de cet été lourd de déceptions et de périls, un fait positif a pu être enregistré. Avec près d’un an et demi d’avance sur le calendrier de Rome, comme pour l’union douanière, l’Europe des travailleurs a été mise en place. À Bruxelles, le 29 juillet, les « 6 » ont fait sauter les derniers obstacles qui entravaient la libre circulation des salariés dans le Marché commun : le plus tenace était celui de la « priorité nationale », chaque pays ayant le droit de faire passer ses ressortissants avant ceux des autres États membres dans l’accès à l’emploi. Désormais, les uns et les autres seront à égalité, et c’est seulement en cas de crise grave et selon une procédure communautaire que des exceptions à cette règle pourront être autorisées.
Pratiquement, l’accord du 29 juillet ne changera pas grand-chose à la situation antérieure. Les Alsaciens n’avaient pas attendu cet accord pour aller travailler en Allemagne, ni les Italiens pour s’embaucher sur les chantiers de la RFA ou de la France. Dès 1964, l’essentiel avait été fait pour faciliter les migrations de main-d’œuvre, et bien avant cette date, des mesures avaient été prises pour garantir la sécurité de ces travailleurs.
Cet accord ne signifie pas non plus que le droit au travail dans les pays voisins sera accordé aux architectes, aux médecins, aux avocats, aux ingénieurs. On est en effet encore loin de la liberté d’établissement, et les professions libérales seront sans doute les dernières à bénéficier du Marché commun. C’est toute la question de l’équivalence des diplômes qui est en jeu, et l’on imagine sans peine que la grande mutation des Universités n’est pas de nature à faciliter l’élaboration de directives qui auraient précisément pour but de fixer des règles communes. En outre, deux exigences parfois contradictoires doivent être mariées : éviter le nivellement « par le bas », ne pas allonger la durée des études.
Les salariés, qui peuvent maintenant exercer leur métier dans un autre pays de la Communauté, utiliseront-ils largement les possibilités qui leur sont offertes ? On ne peut répondre par l’affirmative. Les barrières de la langue, du climat, des habitudes, etc. sont au moins aussi fortes que celles du droit. L’ouvrier européen n’a pas la mentalité de son collègue américain : il « tient en place », et l’on peut penser que la mobilité de la main-d’œuvre en Europe diminuera à mesure qu’augmentera son niveau de vie. C’est là un obstacle psychologique devant lequel les dirigeants politiques demeureront impuissants. Il faudrait vraiment atteindre un seuil de récession grave pour qu’un phénomène de mouvement de main-d’œuvre de grande ampleur soit enregistré. Mais l’idée des « 6 » est précisément d’éviter d’en arriver là, et de veiller au contraire à prévenir les à-coups conjoncturels. C’est à quoi tendra notamment la conférence (prévue pour l’automne) où, pour la première fois, sont invités des représentants des syndicats. Il est normal que les « partenaires sociaux », comme on dit à Bruxelles, soient consultés sur les sujets qui les intéressent au premier chef, comme celui de l’emploi, dont les variations dépendent plus de la politique conjoncturelle que des transformations des structures industrielles. Cette conférence abordera-t-elle le problème de la « participation » ? Ce n’est pas exclu. Il est en effet difficile d’imaginer qu’un membre des « 6 » puisse prendre des décisions en ce domaine sans que les autres en fassent autant, afin d’éviter des distorsions à l’intérieur de la Communauté, dont les membres seraient alors tentés de reporter aux calendes grecques la formation de ces « sociétés européennes » qui ont fait l’objet de travaux déjà très avancés.
Cet accord du 29 juillet, s’il ne résout pas tous les problèmes, en règle certains, et cette volonté communautaire exprimée par les « 6 » témoigne d’une volonté qui restera comme un éclat de soleil dans ce triste été 1968.