Pourquoi Dien Bien Phu ?
Le titre est restrictif et couvre mal la matière contenue dans l’ouvrage, qui est un récit détaillé de la bataille de Dien Bien Phu considérée essentiellement sous son aspect militaire. Pierre Rocolle, en écrivant cette thèse de doctorat, y a apporté le souci d’être clair, objectif, complet. Il étaye chaque alinéa, ou presque, d’une note justificative, indiquant ses sources et appréciant la valeur de chacune. Les cartes, réunies en un fascicule joint au volume, sont nettes comme celles d’un thème tactique ; elles aident particulièrement bien la lecture et la compréhension du texte. Ce livre, qui se lit d’une traite, en raison de l’intérêt du sujet, de la façon dont il est présenté et du « crescendo » de l’action, est pourtant et surtout un document d’étude, que tout officier aura le plus grand souci de lire et de méditer.
Ayant consulté les sources écrites actuellement disponibles, ayant aussi interrogé de nombreux acteurs français du drame, l’auteur s’est gardé de critiquer et de prendre position de façon abrupte sur les sujets toujours controversés. Mais il n’a pas pu dissimuler les fautes commises : l’insuffisance manœuvrière de l’infanterie, le manque de cadres dans la plupart des bataillons, la méconnaissance des règles de l’organisation du terrain, l’extrême prudence des aviateurs de l’Armée de l’air, l’erreur fondamentale des artilleurs dans l’appréciation des possibilités de l’artillerie vietminh, les paniques qu’ont connues plusieurs unités. Le sujet était délicat et Pierre Rocolle l’a traité de façon objective, en donnant, nous semble-t-il, une note juste dans l’ensemble si, sur certains points particuliers, la contestation reste évidemment possible. Ce faisant, il a véritablement « démonté », analysé les conditions tactiques de la bataille, avec une précision qui ne doit pas étonner d’un ancien instructeur à l’École supérieure de Guerre (ESG).
Portant un jugement général, il estime que sur le plan stratégique, le choix de Dien Bien Phu et la façon dont la bataille a été conduite aux plus hauts échelons sont justifiées. En ce domaine, son argumentation nous paraît moins démonstrative. Nous savons en effet ce qui s’est passé ; nous reconnaissons que Dien Bien Phu a fixé le corps de bataille vietminh pendant 6 mois et lui a infligé de très fortes pertes ; nous admettons que le Laos a été effectivement garanti contre une action adverse de grande envergure ; nous pouvons croire – surtout à l’expérience des bombardements américains dans l’actuelle guerre du Viet Nam (dans le cas de Ke Sanh notamment) – qu’une intervention massive de l’aviation américaine aurait pu entraîner des conséquences capitales et favorables pour nous si elle s’était produite dans les conditions où elle avait été préparée. Mais nous ignorons à l’évidence ce qui se serait passé si la bataille de Dien Bien Phu n’avait pas eu lieu, ou n’avait pas été volontairement transformée en bataille décisive ; en la matière, nous ne pouvons faire que des hypothèses dont rien ne dit qu’elles se seraient vérifiées.
À la conception stratégique du général commandant en chef, inspirée de la stratégie la plus classique, s’en opposait une autre, inspirée des conditions de la guerre en surface. C’est le heurt de ces conceptions différentes qui a opposé le général Navarre et le général Cogny. Comme les auteurs qui ont traité de la bataille de Dien Bien Phu avant lui, Pierre Rocolle ne souligne sans doute pas assez que, pendant que la garnison de Dien Bien Phu succombait héroïquement, mais infailliblement, les troupes du delta tonkinois gagnaient la bataille des communications et des grands arrières. Nous reconnaissons volontiers que ce n’est pas là un argument décisif, car cette bataille n’était engagée par les Vietminh dans les conditions où elle l’aurait été s’ils avaient disposé de leur corps de bataille pour l’alimenter. Les discussions sur ce point capital sont sans issue puisqu’elles ne peuvent opposer que des suppositions à la réalité historique des faits.
Mais ce qui reste hors de toute contestation, c’est le fait que la victoire ne peut sourire qu’à celui qui « fait la guerre ». Or la France ne « faisait pas la guerre » en Indochine, théâtre d’opérations lointain, si souvent oublié. Il serait facile de transposer l’exemple de la garnison de Dien Bien Phu, perdue dans les montagnes et hors de toute possibilité de secours efficace, à l’ensemble du corps expéditionnaire, mal soutenu et parfois abandonné par la métropole. Il est hors de doute que l’échec de Dien Bien Phu a abattu le moral des dirigeants et les a incités à conclure un armistice que rien n’obligeait à admettre si vite et dans des conditions si défavorables, qui pourtant parurent à beaucoup, à l’époque, presque avantageuses.
Dien Bien Phu a été un échec parce que la guerre était perdue d’avance. Si Dien Bien Phu avait été une victoire française, qu’en serait-il résulté ? Tout laisse croire que les Vietminh auraient encaissé le choc, patiemment, et reconstitué leur potentiel militaire à longueur de mois ou d’années, en profitant d’une aide accrue des pays communistes ; mais tout laisse croire aussi que le gouvernement français n’aurait pas exploité sa victoire.
Pierre Rocolle a été sage de limiter son étude à son objet propre, car ses développements l’auraient conduit fort loin. Nous ne pouvons que recommander vivement la lecture de ce livre dont l’aspect technique doit satisfaire les militaires et ne doit pas rebuter ceux qui ne sont pas professionnellement intéressés par la tactique.