Institutions internationales - L'OCDE et l'expansion de l'agriculture - L'ONU et la paix - La Communauté européenne et la crise française - Mort d'Euratom ?
Si la crise monétaire et le refus opposé par la France à l’apparente fatalité de la dévaluation n’avaient pas posé un problème concernant la Communauté européenne, l’activité des institutions internationales au cours des dernières semaines n’aurait guère retenu l’attention, à l’exception de celle de l’Organisation de coopération et de développement économique. Aussi bien, avant de rappeler comment la politique française a mis en lumière certaines insuffisances de la Communauté européenne (insuffisances qui confirment la thèse selon laquelle il convient de renforcer la CEE, comme le prévoyait le Traité de Rome, avant d’envisager son éventuelle extension) faut-il analyser les positions définies lors de la réunion des ministres de l’agriculture des pays membres de l’OCDE.
L’OCDE et l’expansion de l’agriculture
Les ministres de l’agriculture des pays membres de l’OCDE, réunis les 5 et 6 décembre 1968 à Paris, sous la présidence de M. Hoecherl (Allemagne) ont été plus loin qu’on ne le pensait généralement. Ils ont en effet souscrit à l’idée d’une limitation de la production agricole en fonction des besoins, lancée par M. Kristensen, le Danois secrétaire général de l’Organisation. L’acceptation par des hommes chargés de responsabilités dans leurs pays respectifs de l’évidence, depuis longtemps reconnue par les experts, selon laquelle le problème de la surproduction ne saurait être réglé que par un changement radical des politiques actuelles fondées sur la liberté de production et la garantie de prix artificiellement élevés, est importante politiquement. Mais il ne faut guère se faire d’illusions : le passage des principes aux décisions concrètes promet d’être long, étant donné les intérêts considérables qui sont en jeu.
Dans leur communiqué, les ministres font remarquer que « l’augmentation de la production au-delà des besoins du marché n’est pas due exclusivement au progrès technologique. Elle est aussi une conséquence du soutien des prix à un niveau relativement élevé accordé indistinctement à tous les producteurs… La situation actuelle n’est pas due à des facteurs temporaires, mais elle est, au contraire, la manifestation de tendances fondamentales… Si des mesures appropriées ne sont pas prises dans un proche avenir, les déséquilibres risquent de s’aggraver dans une proportion telle que les problèmes seront encore plus difficiles à résoudre dans les cinq ou dix prochaines années… Les gouvernements auraient intérêt à intensifier plutôt leurs dépenses consacrées à l’amélioration des structures, ce qui permettrait de réduire progressivement l’importance du soutien des prix… Mais l’ajustement de la production n’en sera pas facilité de manière significative dans le proche avenir… Des mesures telles que la mise en réserve de terres, la limitation des garanties de prix à des quantités déterminées ou la limitation directe des quantités fournies ont déjà été mises en œuvre dans certains cas. Des mesures similaires ou d’autres mesures s’imposent. Pour que ces politiques réussissent… il est important que les pays n’agissent pas isolément ».
Comme il fallait s’y attendre, la réunion du château de la Muette a fourni à M. Orville Freeman l’occasion de laisser une sorte de testament moral et de faire le bilan de son passage à la tête des affaires paysannes du seul pays qui, avec la Suède, ait osé ces derniers temps aborder de front le problème de la limitation de la production agricole. Le secrétaire américain à l’agriculture, qui abandonnera en même temps que M. Johnson la vie politique pour entrer dans le secteur privé, a fait part de ses inquiétudes au cours d’une conférence de presse. Il lui semble en effet que la spirale surproduction-protectionnisme accélère dangereusement sa rotation et qu’il existe maintenant une sorte de « contagion » de la sécurité, qui pousse les agriculteurs américains eux-mêmes à solliciter la protection de la puissance publique contre les importations gênantes.
« Le monde, a dit M. Freeman, est aujourd’hui à la croisée des chemins. Les courants protectionnistes gagnent en force. Que pouvons-nous répondre à nos fermiers quand ils nous font remarquer que le prélèvement protecteur frappant leurs céréales à leur entrée dans la Communauté est plus important que le prix qui leur est versé en rémunération de leur acte de production ? Les problèmes d’amélioration des revenus des paysans et de surproduction sont des problèmes que les pays riches n’ont pas le droit d’exporter par le dumping. Il faut qu’ils les résolvent eux-mêmes. Produire à prix élevé avec la perspective de vendre à l’étranger à bas prix ne saurait être qu’un palliatif, en aucun cas un remède ».
M. Freeman pense que l’on peut brosser aujourd’hui une sorte de « portrait-robot » de ce que devrait être la politique agricole des pays industrialisés. Il a suggéré au comité de l’agriculture de l’OCDE de faire un recensement systématique de toutes les mesures prises par les pays membres et de leur efficacité. Ainsi pourrait être définie une sorte de politique-type à laquelle les gouvernements nationaux pourraient se référer, et qui servirait sinon de cadre, du moins d’axe à leur action concertée.
Cette idée d’une action concertée a d’ailleurs été développée par plusieurs ministres, et notamment par le représentant de la France, M. Boulin. De son côté, M. Hoecherl a déclaré, au cours de la conférence de presse officielle de clôture de la réunion, qu’« aucun pays n’avait jamais réussi à résoudre seul ses problèmes agricoles ». Au cours d’un entretien de caractère plus confidentiel, le ministre allemand devait préciser qu’à son avis le cadre de l’Europe des Six était un peu étroit pour une telle concertation, et que, pour sa part, sans renier le moins du monde le traité de Rome, il était favorable à la recherche d’une solution au problème paysan dans le cadre, plus large, de fa zone OCDE.
« Ainsi, a-t-il indiqué pour illustrer sa pensée, il nous semble que la solution à la surproduction de l’agriculture française pourrait utilement être recherchée sur les marchés de la Grande-Bretagne, qui sont déficitaires. » Une suggestion, évidemment, qui aurait semblé incongrue en 1961, à l’époque où, pour convaincre la France de hâter son désarmement industriel, l’Allemagne lui vantait les larges possibilités d’importation de ses marchés agricoles…
En conclusion de sa déclaration d’ouverture, le secrétaire général de l’OCDE, M. Thorkil Kristensen insistait sur la nécessité d’une étroite concertation entre les pays membres, en même temps que sur celle d’une prise de conscience des exigences de la solidarité. Il déclarait : « Il est évident que si un pays était le seul à prendre des mesures pour réduire la croissance de sa production, il abandonnerait ainsi une partie de ses positions sur le marché des produits considérés, au cas où d’autres pays ne prendraient pas en même temps des mesures analogues. En conséquence, il ne faut pas s’attendre à ce que les pays prennent des mesures courageuses dans ce domaine, à moins d’être assurés dans une certaine mesure que d’autres en feront autant ». Il évoquait un précédent, celui de la libération des échanges européens après la guerre. « Il serait dangereux qu’un pays soit le seul à libérer ses échanges car alors ses importations augmenteraient tandis que sa balance des paiements risquerait de connaître des difficultés. Cependant, comme l’OCDE avait décidé que la libération se ferait en même temps dans tous les pays membres, ce danger a été atténué ; en effet, grâce à cette mesure, les importations d’un pays déterminé devraient augmenter en même temps que ses exportations du fait que les autres pays libéreraient leurs importations ».
Ce sont des méthodes identiques dont le Secrétaire général de l’OCDE prône l’adoption pour les problèmes agricoles. Mais c’est alors qu’apparaît une nouvelle fois l’une des difficultés majeures auxquelles sont affrontées toutes les institutions internationales : la nécessité d’une politique commune est reconnue par tous, mais la défense des intérêts nationaux est un impératif pour chaque gouvernement. Ce qui se passe à l’OCDE pour la surproduction agricole n’est à cet égard que la répétition de ce qui s’est passé, en d’autres domaines, dans d’autres institutions.
L’ONU et la paix
Les problèmes auxquels l’OCDE s’efforce d’apporter des éléments de solution sont de ceux qui préoccupent immédiatement les populations. Ceux dont se préoccupe l’ONU ont – et l’on ne peut que le regretter – un caractère abstrait. Certains de ceux-ci – par exemple la discrimination raciale en Afrique du Sud ou l’indépendance des colonies portugaises – ne sont pas susceptibles de passionner l’opinion. D’autres, par exemple l’« escalade » nouvelle de la violence au Moyen-Orient, sont considérés comme intéressant d’une part les protagonistes de cette « escalade », d’autre part les États-Unis et l’Union soviétique, sans que l’ONU puisse aller au-delà de protestations platoniques.
Les débats de l’ONU n’en présentent pas moins un intérêt certain. C’est ainsi que, devant la Commission politique, M. Edmond Michelet a précisé la position de la France sur le désarmement.
Le gouvernement français « est prêt à participer à toute initiative qui tendrait à donner une suite concrète » aux suggestions contenues dans le mémorandum soviétique de juillet 1968, a notamment déclaré M. Michelet. Ce mémorandum concerne des pourparlers entre toutes les puissances nucléaires pour l’étude des moyens les plus propres à assurer l’élimination de l’arme nucléaire, y compris l’étude du problème des vecteurs.
M. Michelet a ajouté « qu’il ne pourrait naturellement y avoir de négociation pouvant aboutir s’il n’y avait au départ une volonté commune d’accepter un contrôle strict de l’exécution des décisions prises ». Pour la délégation française, « la même obligation impérieuse d’un contrôle précis et efficace s’applique au désarmement conventionnel profond qui devrait accompagner le désarmement nucléaire. Et les mesures d’interdiction et de contrôle doivent s’étendre aux armes biologiques et chimiques ».
En énonçant le principe fondamental selon lequel « l’entreprise du désarmement exige que les puissances nucléaires se concertent et s’accordent, ce qui suppose de leur part à la fois la volonté d’y parvenir et une modification profonde de leurs rapports, l’établissement d’une détente profonde et durable étant une nécessité ultime mais impérative ».
M. Michelet a rappelé les constantes de la politique française en matière de désarmement : ce désarmement doit d’abord porter sur les arsenaux nucléaires existants, en commençant par les véhicules de l’arme nucléaire, et porter aussi bien sur les interdictions de fabriquer que sur la destruction des stocks. En vertu de ces principes, le gouvernement français, s’il est résolu pour sa part à éviter la dissémination des armes nucléaires, n’estime pas que le traité de non-prolifération constitue un acte réel de désarmement. Il en est de même des mesures partielles « dont le seul effet serait de confirmer le monopole nucléaire de quelques États et de faire dépendre la sécurité du monde d’un fragile équilibre ou d’accords sur la limitation de la croissance des armements passés entre des puissances déjà surarmées ». M. Michelet s’est ainsi référé à d’éventuelles négociations américano-soviétiques sur la limitation des vecteurs stratégiques. « De tels accords, a-t-il dit, constitueraient un geste politique utile à la détente… mais on ne saurait, à ce stade, apprécier du point de vue du désarmement véritable pareille initiative, appelée d’ailleurs pour le moment à revêtir un caractère purement bilatéral ».
Le vrai problème, a souligné M. Michelet, « c’est de répondre aux besoins de sécurité et d’abord de garantie de sécurité contre l’arme nucléaire qu’exprime de toutes ses forces la grande masse de l’humanité ». À cet égard, la France a suivi avec un très grand intérêt les travaux de la conférence des États non nucléaires et a pris bonne note de leurs préoccupations, « qui reflètent, pour l’essentiel, ce que l’entreprise du désarmement, telle qu’elle est actuellement poursuivie, a d’insuffisant, sinon de trompeur ».
Intervenant le même jour devant la Commission politique, le général Burns (Canada) a conseillé aux autres États non nucléaires de porter de nouveau devant le Conseil de Sécurité la question des garanties nécessaires à leur protection en cas d’attaque atomique et a suggéré la conclusion d’un nouveau traité international qui compléterait, sur ce point, le traité de non-prolifération des armes nucléaires.
La Communauté européenne et la crise française
La crise monétaire française a, bien entendu, suscité de vives inquiétudes au sein des organismes européens. C’est qu’en effet, pour ne citer que cet exemple, une dévaluation du franc aurait obligé les « Six » à rétablir les frontières pour les produits agricoles. Dans un communiqué, la Commission des Communautés a « déploré » que les « Six » n’aient pas pris en considération les recommandations qu’elle avait formulées, notamment depuis le début de 1968, sur l’opportunité d’instaurer entre eux des « mécanismes de coopération financière » et de mieux coordonner leurs politiques économiques. La Commission s’est montrée fort déçue de la façon dont les mécanismes de concertation ont joué pendant la crise : c’est en effet elle qui prit, à quelques heures de la réunion du groupe des Dix à Bonn, l’initiative de provoquer une « table ronde » à six, qui ne s’était pas tenue auparavant, même pas à l’occasion de l’assemblée, à Bâle, des gouverneurs des banques centrales.
À l’occasion de cette crise monétaire, certains ont, une nouvelle fois, déploré que les « Six » n’aient pas sérieusement, depuis la création du Marché commun, mis en chantier le problème d’une monnaie européenne. Mais une réponse a été donnée par M. Deniau, membre de la Commission des Communautés : « Vouloir régler les problèmes monétaires entre les Six par la création d’une monnaie européenne ou l’institution d’une communauté des réserves de change ne constitue pas une démarche réaliste ». M. Deniau a poursuivi : « Aucun pays n’accepterait en effet que ses propres réserves servent à payer le déficit de la balance des paiements d’un autre pays sans exiger parallèlement un droit de regard sur la politique intérieure de cet État. Une monnaie européenne ne saurait donc être le moyen, mais la conséquence d’une unité politique. Du moins serait-il souhaitable de prévoir une concertation et une action plus efficaces des six États du Marché commun pour freiner les mouvements spéculatifs tels que ceux auxquels on vient d’assister ».
En fait, le Marché commun a été le grand absent de la crise. Une coopération monétaire réelle et efficace existait du temps de l’Union européenne des paiements (UEP), créée dans le cadre du Plan Marshall en septembre 1950. Son rôle était essentiellement d’assurer la compensation des créances et crédits réciproques, et d’apporter des crédits à court terme pour aider les pays débiteurs à rétablir l’équilibre de leur balance extérieure. Mais elle se révéla un instrument efficace pour lutter contre les fluctuations économiques, en 1952 pour la Grande-Bretagne, en 1957 pour la France. Elle disparut en 1958, après le retour à la libre convertibilité des monnaies. Elle laissa la place à l’Accord monétaire européen qui, tout en ayant les mêmes fonctions, hérita de pouvoirs beaucoup plus limités et dont le rôle fut des plus effacés.
Plusieurs experts suggèrent aujourd’hui que, faute d’aller vers une monnaie européenne (ce qui pourrait se faire en deux temps : 1) phase de monnaies européennes parallèles, concertation généralisée, mouvement harmonisé des réserves ; 2) formation d’un système fédéral de réserves avec constitution d’une monnaie commune) il faudrait recréer un organisme inspiré de l’Union européenne des paiements, qui était en quelque sorte l’amorce d’une banque centrale européenne. Au-delà de cette question monétaire apparaît la donnée majeure du problème des Communautés européennes : réduite à « quelque chose » qui n’est guère plus qu’un simple traité de commerce, la CEE ne peut prévenir les maux susceptibles d’atteindre ses membres – elle ne pourrait jouer ce rôle que si elle disposait d’un pouvoir politique, ce qui met en cause la conception et les structures politiques de l’Europe des « Six ».
Mort d’Euratom ?
Si, malgré tout, la CEE poursuit son développement, il n’en va pas de même d’une autre Communauté, l’Euratom. Depuis sa création, l’Euratom n’a pas cessé d’éprouver une certaine difficulté d’être… Soutenue par les uns mais sans qu’ils puissent lui fixer un programme d’avenir qui justifie son existence, critiquée par les autres mais sans qu’on se résolve à mettre un terme à ses activités, la Communauté atomique européenne est allée de crise en crise. Celle qu’elle traverse actuellement paraît la plus sérieuse de toutes. À l’origine des difficultés présentes se trouve sans doute l’impuissance dont la Commission de la Communauté européenne a fait preuve. Alors que nul n’ignorait l’étendue des périls qui guettaient l’Euratom, un temps précieux fut perdu à rédiger des rapports sans lien réel avec les véritables problèmes…
Mais, inutile pour les techniciens, dispendieuse pour les financiers, l’Euratom n’en avait pas moins le mérite d’instituer un contrôle collectif sur l’utilisation des combustibles nucléaires et de constituer une première incarnation d’un idéal européen de coopération scientifique et technique. La logique aurait voulu que, sans refuser d’aménager un type d’action commune qui éprouve tant de difficultés à faire ses preuves, on cherche à exprimer dans d’autres voies cette volonté de coopération sans laquelle le vieux continent ne pourra affronter la concurrence des géants. Les sujets ne manquent pas. Dans le domaine nucléaire, par exemple, il serait possible d’éviter que pour l’étude des surgénérateurs l’Europe des « Six » se divise en deux blocs rivaux, ou que, devant le difficile problème que pose l’éventuelle construction d’une usine d’enrichissement de l’uranium, les « Six » s’écartèlent. Reste aussi le très vaste domaine de la coopération technologique.
En d’autres termes, qu’il s’agisse de l’évolution du Marché commun ou d’une communauté spécialisée comme l’Euratom, l’Europe communautaire traverse une crise extrêmement grave. La France a demandé une « révision déchirante » des programmes d’Euratom. Cette position n’est pas seulement due à la politique d’économies qui est la sienne. Elle aurait certainement été la même il y a quelques semaines, car on ne pouvait plus continuer à accepter des gaspillages d’efforts et d’argent pour sacrifier à un esprit communautaire qui s’est révélé jusqu’ici impuissant à rien bâtir de solide. Telle est peut-être la cause majeure et la principale signification – politiques l’une et l’autre – de la crise présente. ♦