Aéronautique - L'exercice Datex - Les variations de la doctrine stratégique américaine - L'affaire de l'avion américain abattu par des chasseurs nord-coréens
L’exercice Datex
On sait que des manœuvres nationales se sont déroulées du 13 au 20 mai 1969. Intitulées Manat 69, elles comportaient principalement deux exercices : Exnat 69, organisé au niveau interarmées, était un exercice à simple action (1) qui avait pour but de vérifier les structures de commandement, en faisant jouer de façon réelle postes de commandement et transmissions, mais de façon fictive le reste des forces ; Datex était au contraire un exercice réel de défense aérienne, s’étendant du 17 au 20 mai dans le cadre fixé par le thème d’Exnat : une situation de crise intérieure, s’acheminant peu à peu vers une guerre extérieure.
Il ne faut d’ailleurs pas, en règle générale, attacher une importance trop grande dans les manœuvres à un thème choisi le plus souvent en raison des possibilités qu’il offre de faire fonctionner tous les rouages de l’organisation militaire et de déceler ainsi les éventuelles incompatibilités entre les actions complexes des diverses forces.
Pour la défense aérienne, en tout cas, il s’agissait de jouer comme chaque année un exercice global, au cours duquel on vérifie le fonctionnement du dispositif et mesure son efficacité.
Un jeu fictif à simple action n’aurait pas suffi : il fallait non seulement que les avions volent réellement à un rythme proche de ce qu’il serait en temps de guerre, mais encore que les itinéraires de l’ennemi ne puissent être d’avance connus. Aussi ce dernier était-il figuré par un plastron formé d’appareils relevant d’un autre grand commandement de l’Armée de l’air, la Force aérienne tactique ; et aussi de la Marine et de pays alliés (Belgique, Allemagne fédérale, Italie) ; les deux premiers jours – 17 et 18 mai – ce plastron devait seulement effectuer des missions de reconnaissance, tandis que les 19 et 20 mai, se succéderaient les attaques contre les zones sensibles, civiles et militaires, du territoire.
L’autre intérêt d’une manœuvre globale de la défense aérienne est de lui permettre d’expérimenter son rôle interarmées. En effet, aux termes du décret de 1964 qui a créé son commandement, le général placé à la tête de la défense aérienne est le représentant du ministre des Armées à la Commission interministérielle de défense aérienne, ce qui le conduit à établir des relations étroites avec les hauts fonctionnaires responsables des mesures de défense dans les divers ministères, et il assure, non seulement le commandement des moyens de l’Armée de l’air qui lui sont affectés, mais l’emploi des moyens de l’Armée de terre et de la Marine, ainsi que, à un certain stade de la mobilisation, de moyens civils mis alors à sa disposition.
Étant donné enfin l’importance de la défense aérienne pendant la période précédant un conflit – elle doit évaluer et diffuser en permanence l’estimation de la menace qui pèse sur les bases de la force stratégique – elle se voit même affecter provisoirement une grande part des chasseurs d’attaque ou d’appui de l’Armée de l’air.
On conçoit donc l’importance et le nombre des actions aériennes, des transferts provisoires de commandement, des changements d’autorité d’emploi, qui se produiraient pendant ces quelques jours au cours desquels était précisément censé se dérouler l’exercice Datex. Tous ces mouvements, toutes ces modifications de hiérarchie sont, bien entendu, planifiés en détail dans un ordre d’opérations, qu’on s’est efforcé de suivre au plus près.
La manœuvre a donc fait intervenir, en ce qui concerne les moyens organiques de la défense aérienne, les escadres de Mirage IIIC, de Supermystère B-2 et de Vautour N, ainsi que le Centre d’opérations de Taverny, équipé depuis peu du système de traitement des données STRIDA 2, et toute la chaîne de radars dont il reçoit les informations. Mais, en outre, des escadrons de Mirage IIIE sont passés provisoirement sous la coupe de la défense aérienne, et ont été redéployés sur d’autres terrains, en même temps que des détachements aériens et certains radars de surveillance des terrains relevant en temps normal d’autres commandements.
Aux forces terrestres antiaériennes (canons) implantées à demeure sur certaines bases de l’Armée de l’air, sont venus s’ajouter des moyens de renfort comprenant des batteries montées sur véhicules chenilles et des engins sol-air Hawk.
La Marine, enfin, concédait à la défense aérienne, en Méditerranée des « crédits de mission » sur les Étendard IV de la Flottille 17F et dans l’Atlantique l’emploi de la Flottille 14F, équipée de Crusader. En outre, deux navires « piquets radars » se reliaient en Méditerranée à la chaîne des moyens de détection proprement « air ».
Pour coordonner l’action de ces moyens nombreux et divers il n’était pas trop, outre l’état-major et le Centre d’opérations de Taverny, des trois commandements des « zones de défense aérienne » de Metz, Romilly et Aix-en-Provence.
Il est, bien entendu, trop tôt pour tirer des conclusions valables de cet exercice. On en attend des enseignements dans un grand nombre de domaines, dont la liste comprend parmi beaucoup d’autres éléments : les conditions d’ouverture du feu, en temps de crise ; l’intérêt et la possibilité d’assurer un guet aérien à vue avec des appareils de faibles performances afin de pallier les insuffisances de la détection à très basse altitude ; l’organisation de la circulation aérienne en temps de crise ; la validité de la nouvelle Instruction sur la coopération Air-Marine…
Mais on peut déjà affirmer que Datex a constitué une étape de plus dans l’instruction des équipages comme des contrôleurs et des officiers d’état-major de la Défense aérienne : en leur faisant jouer les actions qu’ils auraient à accomplir réellement en temps de crise, il leur a permis de se familiariser avec elles, d’en mesurer les difficultés et en général de trouver les moyens d’y remédier. Les résultats : environ 1 600 avions « ennemis » qu’on peut considérer comme « abattus », dont plus de 400 par les forces terrestres antiaériennes, montrent à la fois l’activité intense qui a régné pendant ces quatre jours, et la qualité de l’entraînement des pilotes de l’Armée de l’air et de la Marine aussi bien que des artilleurs de l’Armée de terre. Quels que soient les autres enseignements tirés de l’exercice à des niveaux plus élevés, on peut donc dire que pour les exécutants des trois armes, son déroulement a été très satisfaisant et les résultats espérés pleinement atteints.
Les variations de la doctrine stratégique américaine
Si l’on en croit les experts militaires et civils des États-Unis, les Russes sont en train d’augmenter considérablement le nombre de leurs engins sol-sol stratégiques et s’apprêtent même à dépasser les Américains dans ce domaine. Que cette information soit absolument exacte ou qu’elle le soit seulement dans une certaine mesure, voilà qui importe à vrai dire fort peu : on peut être assuré qu’elle aura une grande influence sur l’orientation des programmes américains d’armements (voir en outre, sur ce sujet, les commentaires de Pierre Laurent dans la chronique militaire).
Sans doute, la politique suivie par les Russes ne sous-entend-elle pas forcément des intentions agressives, car elle peut très bien s’expliquer par le désir de conserver, après une attaque une capacité de riposte suffisante, autrement dit de renforcer la dissuasion ; mais si l’on se place au point de vue adverse, il devient clair que les États-Unis se trouvent alors en situation de craindre que l’accroissement des moyens stratégiques de leur ennemi potentiel ne leur retire précisément cette capacité de riposte, s’ils étaient attaqués les premiers. Chacun des deux rivaux doit donc, selon un tel raisonnement, tendre à conserver une certaine marge de supériorité en nombre d’engins stratégiques, puisque c’est dans cette marge seulement que réside son pouvoir de dissuasion.
À ce jeu déjà complexe des facteurs de la dissuasion dans le cas des armes offensives, les systèmes de défense contre engins, les ogives de différentes puissances, l’existence de tierces Nations dotées d’armes nucléaires, viennent encore ajouter des données aléatoires qui rendent, à vrai dire, insoluble un problème où la crainte d’un acte irrationnel de la part d’un adversaire entre en ligne de compte au même titre que les raisonnements logiques qu’on affecte de lui prêter. Aucune machine ne peut concilier des facteurs aussi subjectifs et divers, et c’est bien pourquoi la dissuasion fait fleurir une si abondante, une si contradictoire littérature, alors qu’en fait il n’existe qu’une seule certitude : la possession des armes nucléaires donne du poids à la diplomatie d’un pays et induit ses adversaires à en user avec lui d’une façon prudente.
L’impossibilité d’édifier en la matière une doctrine inattaquable a des avantages : elle permet à un dialecticien habile de prouver, par exemple, aussi bien que les Américains n’ont pas assez d’engins, ou qu’ils en ont trop, qu’il faut déployer le système de défense contre engins autour des villes ou autour des silos de lancement, que celui-ci doit être « mince » ou « épais », selon la tendance politique ou – si l’on est au pouvoir – selon la situation budgétaire, un certain décalage existant souvent entre ce que dit le rapporteur et ce qu’il pense, comme probablement entre ce qu’il pense et l’insaisissable réalité ; elle explique aussi qu’avec une égale bonne foi, deux gouvernements consécutifs puissent soutenir des politiques et des programmes fort différents.
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Ainsi le projet du système « mince » Sentinel avait-il suscité une levée de boucliers, non pas d’ailleurs au moment où la décision de le construire avait été prise, mais quand les premiers travaux entrepris aux environs de Boston en avaient fait une réalité pour l’Américain moyen. Il faut ajouter que le prix estimé en était passé de 5,8 à 9 milliards de dollars.
L’implantation d’engins atomiques dans la banlieue des grandes villes, outre la perte de valeur des terrains avoisinants, causait décidément une sensation inconfortable. Alors on est allé chercher des arguments dans tous les domaines pour prouver, soit que l’ABM (Anti Ballistic Missile) était inutile, soit que dans sa version « mince », il était très insuffisant.
N’aurait-il pas une influence néfaste sur les négociations à propos de la limitation des armements nucléaires, tout en ne constituant finalement qu’une protection illusoire ? Même si celles-ci échouaient et si les deux pays étaient voués à une course sans fin aux armements, le déploiement de l’ABM ne ferait que l’accélérer. D’autres programmes militaires, d’une efficacité moins incertaine, devraient lui être sacrifiés. Quant à ceux qui ne croyaient pas ou ne voulaient pas croire à la menace chinoise ou russe, ils parlaient du retard dans le progrès social, tandis que d’autres, convaincus pour leur part que cette menace existait bien, ne croyaient pas les villes particulièrement visées et considéraient en outre que l’ABM n’apportait dans les conditions techniques actuelles qu’une garantie de protection illusoire.
Le président Nixon, dont on a pu croire un moment qu’il renoncerait complètement au système ou en repousserait la réalisation sine die, s’est finalement rallié à une position intermédiaire : ce seraient les sites des ICBM (Intercontinental Ballistic Missiles) qui recevraient en priorité la protection rapprochée de l’ABM : deux pour commencer, dans le Montana et le Dakota du Nord, tandis que les acquisitions de terrains seraient entreprises pour une dizaine d’autres et qu’on étudierait des implantations éventuelles aux îles Hawaï et en Alaska ; la seule ville américaine protégée par une station ABM serait Washington, en tant que centre nerveux du pays.
Pour les besoins de la cause, le Sentinel était rebaptisé Safeguard. Mais on y trouve toujours les deux engins Sprint et Spartan, bien que certains commencent à observer que puisqu’il s’agit désormais de défendre des objectifs enterrés et non plus des villes, on pourrait se passer du second et simplifier le premier. Au total le Safeguard sera aussi cher que son prédécesseur mais on pourra retarder de deux ans certaines dépenses et épargner, provisoirement, un milliard de dollars. Le ministère de la Défense s’est d’ailleurs préparé des positions de repli : l’acquisition de la plupart des terrains pourrait, à la rigueur, être remise d’un ou deux ans.
C’est que la bataille est loin d’être gagnée, notamment auprès du Comité des Forces armées de la Chambre des représentants et auprès de celui du Sénat, où de nombreux membres mettent l’accent sur la vulnérabilité des radars de l’ABM américain (le Missile Site Radar – MSR – mesure 40 m de hauteur, comme son homologue russe du Galosh d’ailleurs), sur l’incapacité où se trouveraient les Russes de détruire tous les silos d’engins, toutes les bases de bombardiers, tous les sous-marins porteurs de Polaris.
Le meilleur argument des partisans du projet est sans doute que le système Safeguard, si imparfait et probablement peu efficace qu’il soit, constitue néanmoins la première étape vers la mise au point d’un dispositif valable contre les engins stratégiques ; si l’Amérique renonce à le construire, elle prend d’un coup plusieurs années de retard dans cette technique par rapport à la Russie. Plus que les raisonnements spécieux du genre de ceux évoqués ci-dessus, cette considération induira sans doute le Congrès à donner finalement son accord.
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En revanche, l’administration républicaine met un frein au programme de renforcement des silos d’engins Minuteman qui avait pour objectif de faire passer leur résistance de 20 à 200 kilogrammes par centimètre carré. Selon certaines estimations, le coût de l’opération aurait été à peu près celui du système Safeguard (5 milliards de dollars). En outre, le Safeguard et le programme de renforcement paraissent désormais faire double emploi. On réalisera donc plus lentement le second, quitte à revenir au rythme initialement prévu si le Safeguard n’était pas accepté par le Congrès.
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Un engin russe SS-9 (Scarp en code Otan), tiré le 18 avril dans le Pacifique, a parcouru une distance de 8 800 kilomètres. Cela n’est pas extraordinaire si on songe que le Minuteman I a une portée de 11 000 km et le Minuteman II une portée de 15 000 km, mais on sait maintenant qu’une version de cet engin constitue le fameux FOBS (Fractional Orbital Bombardment System). Il peut emmener une ogive de 25 mégatonnes ou trois de cinq mégatonnes, et un délai de quinze secondes seulement s’écoulerait entre le moment où l’une d’elles quitterait son orbite et celui où elle atteindrait le sol. Ce n’est pas l’arme absolue, dont on avait parlé, tant s’en faut, mais cette nouvelle menace avait conduit les Américains à envisager, voici un an, une plus grande dispersion pour leurs bombardiers. La mise en service de l’engin russe Sawfly à trajectoire basse, lancé par sous-marin, a fait entrer ce projet dans la voie des réalisations. Une trentaine de terrains supplémentaires seront utilisés, dont une partie en permanence et les autres seulement en période de tension. Il y aura le même nombre d’avions en alerte, mais répartis sur plus de terrains ; la vulnérabilité globale des escadres sera diminuée et les décollages rapides et massifs seront facilités.
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Certains détracteurs du Safeguard auraient voulu qu’on rétablît l’alerte en vol des bombardiers du Strategic Air Command ; ils affirment que ce serait moins cher et plus efficace que l’ABM…
Pendant ce temps, les deux premiers escadrons équipés de bombardiers stratégiques General Dynamics FB-111 Aardvark sont en passe d’être équipés. Ils ne seront suivis que par deux autres puisque la commande prévue de 263 exemplaires a été réduite successivement à 127 par M. Clifford, puis à 76 par M. Laird.
M. Laird, Secrétaire d’État à la Défense nationale, se propose de maintenir en service les Convair B-58 Hustler (2) après 1971 et les B-52 C à F (3) au-delà de 1972, dates initialement prévues pour leur retrait. Mais, bien entendu, c’est à l’Advanced Manned Strategic Aircraft (AMSA), le bombardier de l’avenir, que M. Laird pense pour maintenir la supériorité américaine. Cent millions de dollars ont été inscrits à son profit au prochain budget et on cherche à accélérer le processus habituel conduisant à la mise au point et à la production. On sait que le SRAM (Short Range Attack Missile), destiné en principe à l’AMSA, mais surtout d’abord au B-52 et au FB-111, a déjà dépassé de quelque trente pour cent le prix initialement annoncé.
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On ne peut le nier : la guerre du Vietnam, en imposant des dépenses énormes à l’Amérique, a permis à la Russie, sinon de la dépasser, du moins de la rattraper en ce qui concerne le nombre d’engins intercontinentaux sol-sol ; il faut aussi mentionner la puissance supérieure des ogives soviétiques, mais ce fait procède d’une analyse différente des problèmes ; il est bien évident que si l’Amérique l’avait jugé nécessaire, elle aurait pu employer des ogives de plusieurs mégatonnes.
Mais si au lieu de considérer exclusivement les engins, on met en balance le nombre total d’ogives nucléaires détenues par les deux pays, on constate que la supériorité des Américains reste énorme : selon les données du mois de septembre dernier, leurs sous-marins, leurs bombardiers, leurs ICBM avaient la possibilité de lancer ou de tirer 4 200 charges nucléaires contre 1 200 pour les Russes.
Il est relativement facile à la Russie d’atteindre le niveau de l’Amérique dans un secteur limité : il lui faudrait beaucoup de « guerres du Vietnam », orientant vers l’armement classique l’effort américain, pour lui donner quelque chance d’y parvenir dans tout le domaine des armes stratégiques. Cependant les progrès, frappants s’ils se confirment, qu’elle a su réaliser dans celui des ICBM, sans que l’Amérique réagisse tout d’abord, montrent l’avantage qu’elle tire d’un conflit de cette sorte et font comprendre pourquoi elle n’est pas tellement pressée au fond de le voir se clore.
L’affaire de l’avion américain abattu par des chasseurs nord-coréens
Le 15 avril dernier, un avion de reconnaissance de la Marine américaine EC-121M – c’est-à-dire un Lockheed Super-Constellation transformé – était abattu au-dessus de la mer du Japon par deux MiG-21 nord-coréens.
En France, on s’y est intéressé quelques jours, avant de retourner à d’autres préoccupations. Mais les Américains ont fort mal pris la chose. La revue Aviation Weeks intitule son éditorial : « Le Pueblo volant », et on y sent combien l’orgueil national est blessé par cette seconde atteinte au prestige américain dans la même région à quinze mois d’intervalle. On devine combien le citoyen moyen est indigné de l’impuissance du commandement à empêcher ce nouveau drame.
Non sans quelque injustice d’ailleurs : ainsi, fulmine l’éditorialiste, la chaîne de commandement a donné la preuve une fois de plus de son manque de souplesse et de sa lenteur à réagir ; le président Nixon n’a été prévenu que bien après l’atterrissage des MiG : cela ne pose-t-il pas de nouveau la question de l’aptitude des États-Unis à répondre à une attaque par engins balistiques où les délais seraient bien moindres ? Le Commandement local en Corée du Sud disposait des éléments d’information suffisants, il avait le temps et les moyens d’intercepter et d’abattre les agresseurs, il est vrai seulement après la destruction de l’EC-121 : mais il lui manquait l’autorisation de le faire ; la disproportion des réactions des responsables militaires et civils américains est flagrante : à la suite d’une vague escarmouche navale dans le golfe du Tonkin, ils en seront venus à déployer cinq cent mille hommes et à dépenser trente-cinq milliards de dollars par an au Vietnam, mais en revanche un navire américain est victime d’un acte de piraterie, un avion est abattu, l’un et l’autre sur les eaux internationales, et ces mêmes responsables ne réagissent pas.
Aussi, le même article n’est-il pas tendre pour le président Nixon qui avait fondé une partie de sa campagne électorale sur l’affaire du Pueblo et déclaré imprudemment que lorsqu’une puissance de quatrième ordre se permettait d’arraisonner un navire américain, montrant à quoi était réduit le prestige des États-Unis dans le monde, il était grand temps de changer de gouvernement.
En fait, il est facile de répondre à certains de ces arguments : il est bien évident qu’un système de commandement, de détection et de transmission capable de réagir de façon adéquate et rapide à une attaque de bombardiers ou d’engins stratégiques, se trouve pris de court par une petite menace limitée.
On conçoit aisément que les responsables n’aient pas osé déranger le président des États-Unis pour deux MiG se dirigeant vers un avion de reconnaissance peut-être seulement pour l’identifier, et n’aient eu, après l’événement, aucune hâte à lui avouer qu’ils s’étaient trouvés désarmés par une agression soudaine et sans précédent.
On comprend qu’ils n’aient pas été préparés à cette manifestation de quelque obscure logique marxiste, dont les spécialistes cherchent à démêler maintenant l’enchaînement : désir d’émouvoir l’opinion publique au Japon ou tentative pour distraire du Vietnam une partie des forces américaines.
Selon le président Nixon, l’EC-121M, qui avait décollé d’une base japonaise, effectuait une mission de reconnaissance électronique de routine pareille aux cent quatre-vingt-dix qui avaient eu lieu dans les mêmes conditions depuis le début de l’année sans aucun incident et à toutes celles qui se déroulaient depuis la fin de la guerre de Corée. L’appareil ne s’était jamais trouvé à moins de quarante milles marins des côtes de la Corée du Nord qui ne revendique d’ailleurs pour ses eaux territoriales qu’une largeur de douze milles. Il n’était accompagné d’aucun chasseur d’escorte. Des radars implantés en Corée du Sud avaient détecté les deux MiG-21 peu après leur décollage et les contrôleurs avaient assez rapidement pressenti leurs intentions puisque l’EC-121 avait reçu l’ordre d’interrompre sa mission. Un quart d’heure après, vers minuit, heure locale, il était abattu à 160 km au large de la Corée. Une heure s’écoulait encore avant que le président Nixon ne soit prévenu. Des avions de la Marine, escortés pour le coup de chasseurs, étaient envoyés sur les lieux sans succès, tandis qu’on s’en souvient, l’Amérique demandait l’assistance des navires russes pour recueillir d’éventuels naufragés. L’emplacement de ceux-ci ou celui des débris devaient prouver au monde, par l’intermédiaire des Russes, que l’avion abattu l’avait été en violation évidente du droit international.
On sait l’usage que la propagande coréenne a fait des termes d’« avion espion », justifiant presque par cette appellation le fait qu’il ait été abattu et dissimulant sous les apparences d’un acte de justice une sorte d’assassinat délibéré, car si un avion de reconnaissance électronique, en écoutant les émissions de radio et de radar, cherche effectivement des renseignements sur la technique et les performances du matériel, ainsi que sur l’emplacement des unités ou le contenu des messages qu’elles échangent, comment qualifier les chalutiers soviétiques qui se trouvent si opportunément au milieu des zones de manœuvre alliées ou les avions patrouilleurs qui survolent, à basse altitude, les bâtiments de la flotte américaine ? Qu’on pense un instant à l’indignation de l’« opinion mondiale », si on s’avisait un jour de couler ou d’abattre les uns ou les autres. La proximité relative des côtes de Corée du Nord permet sans doute d’entretenir une équivoque : après tout l’avion pourrait avoir dévié de sa route. Mais en réalité cela ne changerait rien au fait qu’un appareil désarmé a été froidement abattu, pour obéir aux impératifs d’une politique complètement indifférente aux aspects humains ou inhumains de son action. Seuls des esprits romantiques pourraient imaginer en effet que l’EC-121 aurait recueilli des informations que le gouvernement ou les militaires coréens auraient tenu absolument à cacher.
Quoi qu’il en soit, si les Américains se sont laissé surprendre, ils sont désormais sur leurs gardes. Une flotte comprenant quatre porte-avions, trois croiseurs et vingt-deux escorteurs a été dirigée vers la mer du Japon. Les porte-avions, dont l’Enterprise qui avait été endommagé récemment par des explosions accidentelles, mettent en œuvre des unités de Phantom qui seront chargées à l’avenir d’accompagner les avions de reconnaissance dans leurs missions au-dessus des eaux internationales et de répondre à toute menace. On pense que les avions de cette « Task force n° 71 » ont reçu l’autorisation de tirer en cas d’attaque.
Le caractère voyant de cette mesure montre qu’elle est destinée à calmer l’opinion publique autant et plus peut-être qu’à impressionner la Corée du Nord. Toutefois, la charge imposée à la flotte de porte-avions « d’attaque » américaine est lourde. Ceux-ci sont au nombre de 16, mais il est question de les réduire à 15, alors qu’il leur faut satisfaire aux besoins du Vietnam, de la 4e Flotte en Méditerranée et maintenant de la Task Force 71. Mais il est probable que le gouvernement américain a voulu à tout prix éviter qu’un chasseur basé au Japon ne soit amené à participer à un combat aérien contre un avion coréen, l’avenir du traité avec le Japon risquant de s’en trouver compromis. ♦
(1) C’est-à-dire sans « plastron » figurant des forces ennemies agissant de façon indépendante. Il faut dans ce cas que la Direction de la manœuvre injecte des incidents pour animer l’exercice.
(2) Quadriréacteur de bombardement stratégique équipé de turboréacteurs General Electric de 4,5 tonnes de poussée, 7 avec postcombustion. Classe des 2 Mach ; trois membres d’équipage ; masse : 75 t.
(3) Premières versions du Boeing B-52 Stratcfortress, octoréacteur subsonique d’une masse de 200 t, dont il existe aussi les versions G et H qui resteront en service au moins jusqu’en 1978.