Conférence donnée à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) et consacrée aux mutations aussi bien technologiques qu'industrielles et intellectuelles impliquées par la politique océane de la France et par le programme « Océan » du Centre national pour l'exploitation des océans (Cnexo).
« L’Océan, une incitation à la mutation »
UNE mutation, pour un biologiste, est un phénomène qui s’inscrit, en dépit de la soudaineté de son apparition, dans un lent enchaînement de causes. Un observateur de nos sociétés — qui aurait par exemple assisté aux débats poursuivis par l’Assemblée Nationale le 1er décembre 1966 lors de la discussion et de l’adoption de la loi créant le C.N.E.X.O. — y verrait peut-être davantage l’effet d’une catalyse : lorsque les conditions objectives de la réaction chimique sont réunies, il suffit qu’un élément mette en jeu, par sa seule présence, des affinités qui sans lui resteraient inactives. La création du C.N.E.X.O. résulte en effet de la volonté gouvernementale d’accroître les efforts entrepris pour la connaissance océanique, d’articuler ces efforts selon un programme déterminé, et de les orienter vers l’exploitation des ressources de la mer. Désormais l’océan devient domaine d’élection d’un grand effort national, porteur d’avenir, au même titre que l’atome, l’espace et l’informatique, et dans une mesure appelée à croître rapidement.
Le C.N.E.X.O. se définit en quelque sorte comme le catalyseur d’une évolution, à la fois économique, industrielle, psychologique, intellectuelle, politique. Exploiter les océans, cela signifie en effet que la mer n’est plus considérée seulement comme la simple limite des terres habitées, « l’ultime Thulé », comme un espace de transit intéressant pour sa surface ou, à la rigueur, pour les quelques premiers mètres de sa profondeur, ni comme une possibilité marginale d’accroissement des ressources alimentaires par des techniques artisanales dans le cadre d’une économie de cueillette, ni enfin comme un espace stratégique de communication.
Il y a la mer éternelle des poètes. Nous avons tous à l’esprit l’apostrophe de Baudelaire : « Homme libre, toujours tu chériras la mer », ou le contemplatif « stable trésor, temple simple à Minerve, masse de calme et visible réserve, ô récompense, après une pensée, qu’un long regard sur le calme des dieux… ». Contemplatif, Valéry ? Mais réaliste déjà : « stable trésor, visible réserve », c’est bien ce que nous pensons aussi. Désormais, pour l’avenir de notre société, l’océan est le « magasin » de toutes les matières premières, la « réserve biologique » de notre nourriture, l’espace économique d’une « nouvelle frontière », un champ d’action industrielle et un espace stratégique aux dimensions du globe.
Nous voudrions tenter ici de dégager l’apport, qui sera peut-être décisif, du C.N.E.X.O. à l’évolution en cours, et souligner que les résultats immédiats économiques de son action — si considérables que nous les souhaitions — sont sans doute d’une importance moins marquante que les effets que pourrait avoir, sur nos structures et sur nos méthodes de travail, la conception que le C.N.E.X.O. se fait de sa mission.
Après avoir rappelé brièvement ce qu’on peut entendre par « nouvelle frontière », nous nous proposons d’évoquer la mutation intellectuelle provoquée par les apports récents de la connaissance des océans, la mutation technologique que l’intervention de l’homme sous la mer suscite, la mutation industrielle qu’entraîne l’exploitation des océans.
Enfin, nous nous poserons la question : quelles implications ces diverses mutations ont-elles quant à la modification du comportement psychologique de ces terriens de Français que nous sommes ?
Une « nouvelle frontière » ?
Une telle notion recouvre un potentiel affectif d’espoir considérable. Si l’on considère qu’elle peut s’appliquer à l’océan, c’est que celui-ci présente toutes les caractéristiques d’un territoire neuf, et qu’on peut espérer y trouver matières premières et ressources alimentaires, parfois sous des formes plus intéressantes à exploiter qu’à terre. Certes, son devenir économique est encore difficile à évaluer. Du moins, pour reprendre les termes de M. Giraud, Directeur des carburants au Ministère de l’Industrie, et Administrateur du C.N.E.X.O., « peut-on essayer de l’entrevoir par intuition, par comparaison, en mêlant quelques faits établis à des extrapolations hardies, sinon aventureuses, d’où la foi ne peut être absente ».
La conquête de cette « nouvelle frontière » nous est, nous sera, de plus en plus imposée par la nécessité. Ainsi les besoins en pétrole de la société industrielle ont-ils depuis longtemps déjà incité les pétroliers à conquérir les gisements du plateau continental, et à envisager à long terme l’exploitation des gisements reconnus depuis peu par très grands fonds. Quelques chiffres suffisent à indiquer cette perspective : 1 750 MT de pétrole extraits dans le monde en 1967. Réserves terrestres connues : 59 MMT. Réserves probables off-shore : 100 à 200 MMT.
Par ailleurs, l’extension des chantiers de travaux publics rend nécessaire à court terme l’exploitation des importantes accumulations de sables et de graviers sur le plateau continental.
Les besoins en eau douce des industries et la pollution des cours d’eau qu’entraîne le développement de la civilisation urbaine, rendent nécessaire, à assez court terme également, le dessalement de l’eau de mer.
Sans évoquer même le dramatique problème de la faim dans le monde, que l’élaboration de concentrés protéiques à partir de poissons non commercialisables pourrait atténuer dans certaines limites, nos besoins en nourriture rendent nécessaire le passage des pêches maritimes à une véritable économie d’exploitation, devant déboucher rapidement vers l’élevage des animaux marins, ou mariculture. L’économie des pêches atteint en Union Soviétique un niveau de développement impressionnant. Au Japon, des résultats importants sont déjà obtenus en mariculture. Il ne faut pas oublier qu’en 1967, le monde entier a extrait de la mer 50 millions de tonnes de poissons, soit vingt fois moins que de céréales produites sur la terre ferme. Cette production alimentaire venue de la mer ne représentait (en dépit des trois dimensions du milieu d’origine), que 2 à 3 % de l’alimentation du monde. On voit que même si les habitudes alimentaires des habitants des pays industrialisés d’Occident changent fort lentement, un champ d’activité et un marché immense s’ouvrent aux plus entreprenants.
Le plateau continental est évidemment le terrain d’élection des recherches minières sous-marines. Sur le plateau français — dont il convient de souligner qu’il représente un tiers supplémentaire de notre territoire national — un effort systématique de reconnaissance et de cartographie est entrepris. Si les résultats de ces recherches s’avéraient décevants, du moins aurions-nous acquis une expérience technique précieuse ainsi que la mise au point de méthodes de prospection et d’exploitation transposables sur le plateau continental de nos territoires d’outre-mer, ou sur ceux de pays auxquels nous lient des accords de coopération, ou qui nous accorderont des permis. Là encore, une « nouvelle frontière » s’offre aux plus entreprenants.
Sa conquête, unanimement reconnue désormais comme inéluctable sous la pression de la nécessité économique, dans sa faim perpétuelle d’espaces nouveaux, se développera dans les conditions d’une concurrence internationale redoutable, compliquée par la politique des grands États en matière de défense.
L’océan est devenu, depuis l’avènement opérationnel du vecteur dissuasif le plus efficace actuellement en service — le sous-marin nucléaire lanceur d’engins à tête thermo-nucléaire — l’espace stratégique « numéro un ». Aux missions traditionnelles des Marines de guerre : sécurité des communications maritimes, mise en œuvre de forces d’intervention sur des théâtres d’opérations éloignés, s’ajoute désormais une mission stratégique aux dimensions mondiales.
Cet aspect des questions océaniques — que le C.N.E.X.O. n’est évidemment pas de taille à traiter seul — est complexe en raison de ses trois dimensions physiques, de la nature hétérogène d’un milieu où la mise en œuvre des moyens de transmission est difficile, en raison de l’inexistence des frontières.
Certains auteurs américains ont récemment manifesté leur appréhension devant le déplacement d’engins aussi coûteux et compliqués que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins dans ce qu’ils appellent « the depths of ignorance ». La perte du « Thresher », puis celle du « Scorpion », ont donné lieu à la manifestation publique de cette appréhension. On peut penser que celle-ci ne traduit pas autre chose que la difficulté de l’adaptation intellectuelle à des problèmes stratégiques globaux. À l’échelle du monde, un sous-marin en opération dans ce milieu hostile et mal connu qu’est la mer est un microcosme isolé et fragile. On conçoit aisément qu’un « vertige pascalien » saisisse l’esprit de celui qui compare la redoutable puissance détenue par chacun de ces sous-marins, avec l’immensité océanique dans laquelle ce sous-marin n’est en définitive qu’un infiniment petit.
L’augmentation du nombre de ces sous-marins, ainsi que du nombre des pays qui en possèdent ou en posséderont, les problèmes techniques que posent leur emploi, leur navigation, leur « guidage », leur détection, exigent un développement considérable de la connaissance du milieu et des fonds marins. On sait que les 3/5 du budget océanologique des États-Unis (qui est de l’ordre de 2 milliards et demi de francs) sont financés par les crédits de la Marine.
Enfin, le rôle stratégique de l’espace océanique va être développé par la mise en œuvre de nouveaux engins militaires, propulsés soit dans la masse des eaux, soit sur les fonds eux-mêmes. L’idée d’installer, dans ce milieu océanique si favorable à la dissimulation au regard des avions et des satellites, des bases peu repérables et peu vulnérables, des « villes sous la mer » abritant des postes de commandement d’opérations, des stockages d’armes, des silos de lancement de fusées, n’est certainement pas absente des préoccupations des états-majors.
Les impératifs stratégiques se combinent ainsi à la nécessité économique, pour accélérer le développement de la civilisation industrielle dans la masse des océans, sur le sol ou dans leur sous-sol. Cette évolution a pour corollaire une rivalité entre pays qui s’affirme dans le cadre des rapports internationaux, et conditionne une véritable mutation du droit.
Les problèmes de souveraineté deviennent de plus en plus difficiles du fait de cette rivalité, même si elle n’est pas encore trop apparente. Si le droit international établit désormais la quasi-souveraineté des États sur leur plateau continental, il ne fait qu’aborder avec une extrême prudence la question de la souveraineté sur les fonds océaniques. En quelques années l’évolution aura été rapide, puisque l’on est passé de la définition des eaux territoriales fondée naguère sur la portée du canon, aux premières discussions portant sur les plaines abyssales (1).
L’enjeu stratégique est évident. L’enjeu économique à terme, l’est aussi. Ne devons-nous pas déjà penser à l’exploitation du pétrole des grands fonds ? et nous mettre en mesure de conquérir notre « nouvelle frontière », en occupant les espaces océaniques que nous pourrons utiliser et exploiter, si l’hypothèse séduisante de l’internationalisation des fonds marins devait rester dans le domaine des chimères ?
Richelieu écrivait : « La mer est, de tous les héritages, celui sur lequel les souverains prétendent plus de part, et cependant c’est celui sur lequel les droits d’un chacun sont moins éclaircis. Les vrais titres de cette domination sont la force, et non la raison ». Plût au ciel qu’à propos du droit des océans, la raison triomphe de la force ! Un droit international de l’espace est né, mais il était plus facile à établir.
Ainsi donc, s’il y a nouvelles dimensions, nouvelles richesses, nouvel espace, nouveau monde, il n’y a peut-être pas — et certainement pas dans l’immédiat — « nouvelle frontière », avec tout ce que ce mot comporte de restriction et d’interdiction. C’est l’océan « global », et non une frange, un plateau, un talus, qui est devant nous et nous incite donc à une action dont le monde est le théâtre.
* * *
La création du C.N.E.X.O. était une impérieuse nécessité, car les structures antérieures à cette naissance n’auraient pas permis de franchir la nouvelle étape à couvrir. Tous ceux, et d’abord les experts, qui se sont alors penchés sur la question ont été unanimes à affirmer que ces structures étaient désuètes et inadaptées. On recensait plus de cent laboratoires, huit ministères étaient concernés par le problème, et il y avait une quantité impressionnante de doubles emplois.
Les solutions proposées de 1960 à 1966 allaient du maintien du statu quo à une intégration autoritariste, jugée à bon droit utopique. Entre ces deux extrêmes on a choisi une solution certes délicate, difficile et progressive, mais seule capable, a-t-on pensé, de guider tout en harmonisant et d’orienter avec une souplesse et un « coefficient temps » suffisants.
Devant cette « mécanique en pièces détachées » qu’était alors l’océanographie française, où le meilleur côtoyait le pire, on ne pouvait s’empêcher de penser à cette phrase de M. J. Rueff : « Le vrai problème est toujours d’apprécier la dose de passé que l’on peut tolérer dans le présent et la dose de présent que l’on doit laisser subsister dans l’avenir ».
Il est demandé au C.N.E.X.O. de « développer la connaissance des océans et les études et recherches tendant à l’exploitation des ressources contenues dans leur masse, leur sol et leur sous-sol », ce sont là les termes mêmes du texte qui fixe sa mission et qui fait de lui le promoteur du développement de cette exploitation. À ce titre il dispose de moyens propres lui permettant de faire exécuter les éléments prioritaires d’un programme national et d’exercer une incitation industrielle.
Le C.N.E.X.O. est le coordonnateur de l’effort général du pays dans le domaine océanique, il est en somme le « bras séculier » de la volonté gouvernementale. Chargé de réaliser cette unité de conception, qui s’impose en raison de l’importance de l’enjeu économique futur et de la compétition internationale, il doit aller plus avant dans la coordination, dans la réorientation d’objectifs anciens et la fixation d’objectifs nouveaux et enfin dans l’accélération de la phase industrielle d’exploitation des ressources, tout cela dans une attitude générale plus volontariste que par le passé.
La coordination dont il s’agit ici consiste à mettre de l’ordre et à exercer des choix. Les décisions que cette action implique sont préparées avec le plus grand concours possible de compétences, mais la décision ne peut être, bien entendu, que le fait d’un seul. Rien de plus vrai que le proverbe turc qui dit : « Si tu mets deux capitaines sur le même navire, tu le coules ».
Le premier résultat de la mission d’impulsion, de cohérence et d’unification du C.N.E.X.O. s’est traduit par la proposition au Gouvernement d’un « programme d’orientation océan » publié sous la forme d’un « livre bleu ». Ce programme a été établi en tenant compte, d’une part de l’acquis scientifique et du potentiel français en moyens humains et techniques, d’autre part des incidences économiques — dans la mesure où on peut commencer à les apprécier — d’une exploitation rationnelle des ressources de l’océan.
Le programme présenté le 25 septembre 1968 cherche à établir les communications les plus efficaces entre la recherche et les techniques industrielles, afin d’atteindre des objectifs qui sont à plus ou moins long terme économiques, et s’inscrivent dans les nécessités du développement de notre société. L’accent a été donc mis d’emblée sur de telles finalités. Mais, compte tenu des possibilités financières et de la complexité du contexte devant lequel il se trouve, le C.N.E.X.O. a reçu du Gouvernement la consigne de se montrer sélectif et, plutôt que de tout entreprendre simultanément, il a été amené à déterminer la priorité de certains objectifs. Aussi le programme « Océan » s’articule-t-il autour de cinq grands thèmes orienteurs, rappelés ici pour mémoire : exploitation de la matière vivante ; exploitation des matières minérales et fossiles ; aménagement et reconnaissance du plateau continental ; lutte contre la pollution ; étude des interactions « océan-atmosphère ».
À l’égard de chacun de ces thèmes, les opérations prévues permettent d’avancer chaque fois vers la réalisation d’un objectif concret.
Le C.N.E.X.O. s’est fixé à l’intérieur de ces thèmes très généraux un certain nombre d’« opérations » à faire réaliser : l’« opération » est une action limitée dans le temps, dotée d’un budget précis, et dont il est attendu un résultat précis. Nous en détaillons 88 dans notre document, le livre bleu « Océan ».
Enfin, le programme « Océan » se propose de développer la coopération internationale. L’océanologie s’y prête par essence, mais nous voudrions voir aboutir deux ou trois opérations bilatérales solides et efficaces, voir prendre forme une coopération de la Communauté européenne, et éviter la prolifération d’organisations mondiales lourdes et lentes.
Une mutation intellectuelle ?
De l’action entreprise pour la mise en œuvre de ce programme « Océan », nous attendons en premier lieu une mutation intellectuelle, mutation qui concerne d’abord nos équipes scientifiques : un des premiers effets de l’action du C.N.E.X.O. est, sur le plan de la recherche, de rassembler en un même lieu et pour des opérations combinées d’intérêt commun, des moyens humains et matériels suffisants pour atteindre « la masse critique » génératrice d’efficacité. L’habitude du travail en voisinage, l’apport réciproque de disciplines différentes permettent le plus souvent, tout en évitant les doubles emplois, de féconder intellectuellement des travaux qui pourraient risquer d’être soit sans portée réelle, soit inexploités.
Le développement des connaissances océaniques a permis en quelques années de modifier radicalement certaines conceptions de la nature de notre globe, ou des formes de vie qui peuvent s’y manifester.
Il y a quelques années encore, certains pouvaient ne commenter que par des sarcasmes polis la théorie de Wegener sur la dérive des continents. L’exploration des mers et la vérification des thèmes de géophysiciens à l’esprit audacieux par la reconnaissance des chaînes « mid-océaniques », qu’ont pu populariser les très belles cartes des fonds marins de Heezen, ont récemment montré comment l’explication des mouvements des continents, celle de la formation géologique du globe, et peut-être même la prévision des séismes, étaient à rechercher au fond des mers. Une discipline globale s’impose dorénavant, celle de la géophysique, physique du globe, qui dépasse toutes les particularités des phénomènes pour s’attacher à leurs causes essentielles et aux lois qui les régissent.
De même la vie dans les grandes profondeurs paraissait être des plus problématiques, loin de la lumière et des sources de nourriture organique. Les travaux de biologie océanique, que nous pouvons en France reprendre progressivement grâce aux moyens dont dispose le navire océanographique « Jean Charcot » après l’interruption de plus de trente années qui a suivi le naufrage du « Pourquoi Pas ? », nous montrent que des formes de vie, répondant à des lois que nous ignorons, peuvent exister dans les profondeurs marines. Nous ne pouvons encore mesurer le bouleversement de nos connaissances que peuvent engendrer ces travaux, mais dès à présent nous trouvons, à notre portée, des stimulants intellectuels sans doute plus concrets et plus riches de signification que telle ou telle hypothèse portant sur la vie à la surface des planètes.
De même, la prévision de la connaissance du temps, des climats, montre à l’évidence le rôle essentiel de la machine thermique globale océan-atmosphère.
Le rôle d’un Centre polyvalent, groupant des spécialistes de diverses disciplines et dépassant les ésotérismes de chapelles, les susceptibilités d’individus et les particularismes régionaux, est de permettre une approche globale d’une réalité qui n’est pas dissociable. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’importance fondamentale que nous attachons au Centre de recherches océanologiques de Bretagne, ainsi qu’au regroupement souhaitable d’activités méditerranéennes.
Lorsqu’en décembre l’année dernière les biologistes marins de France se retrouvèrent à Roscoff pour la première fois — nombre d’entre eux auparavant ne se connaissaient pas — on s’aperçut qu’ils venaient de vingt-deux laboratoires ou organismes différents. L’exemple vaut également pour d’autres disciplines. Sans aller jusqu’à dire qu’il n’en faudra plus qu’un seul, on ne peut nier qu’apparaissent, à l’évidence, la nécessité de souder ensemble des équipes complémentaires et celle de réunir des équipes numériquement insuffisantes avec des équipes d’autres disciplines. Il se trouve que l’idée fait rapidement son chemin et qu’il y a là un espoir de mutation : on a compris que l’on travaillait sur le même océan…
Une mutation technologique ?
La seconde mutation que nous pouvons déceler, en liaison avec le développement du programme « Océan », est d’ordre technologique.
De même qu’en matière nucléaire ou spatiale, l’homme affronte ici un milieu hostile. Il doit donc mettre au point des méthodes de travail et d’intervention qui permettent d’échapper aux nombreuses sujétions qui font que l’homme n’est pas un animal marin. Comme l’ont souligné avec talent le Commandant Cousteau et M. Giraud, aucun problème technologique majeur posé par l’exploration et l’exploitation du milieu hostile qu’est l’océan n’est insoluble. Les thèmes traités par eux, notamment les trois approches du milieu : adaptation directe de l’homme au milieu (plongée), protection de l’homme placé dans le milieu mais dans son atmosphère habituelle (sous-marin, soucoupe), emploi généralisé d’appareils automatiques téléguidés (robots), font prendre conscience de l’importance, pour le travail dans ce milieu hostile caractéristique, de la notion d’environnement.
Certes, l’environnement joue un rôle prépondérant pour les techniques spatiales, et dans une certaine mesure pour les techniques nucléaires. La notion de fiabilité, qui lui est liée, c’est-à-dire de probabilité de fonctionnement d’un composant, d’un système ou d’un ensemble placé dans le milieu où il doit travailler, est inséparable du contexte industriel nucléaire et spatial.
La technologie océanique ne pourra progresser en l’absence d’un effort qui soit, dans son domaine, analogue à celui assumé par les technologies spatiale et nucléaire.
Peut-on donc avancer, en ce qui concerne le domaine océanique, qu’il s’agit là d’une mutation technologique ?
La réponse est positive, et la France est bien placée en ce domaine. Nous n’avons pas de cosmonautes, et donc nous connaissons très mal et très peu les fantastiques problèmes d’environnement qui leur sont posés. Mais nous avons les premiers océanautes du monde.
Nous sommes incontestablement mieux outillés pour réussir dans ce domaine que dans d’autres, et nous sommes ici certains de réaliser effectivement une mutation technologique caractéristique de notre temps.
Nous avons conquis, en matière de technologie océanique, une place de tout premier rang, notamment grâce aux équipes animées par le Commandant Cousteau. Nous disposons d’une certaine avance technique. Nous n’avons pas à craindre, selon l’expression de Cousteau, un « défi technologique », mais bien un « défi financier », constitué par la puissance des budgets spécialisés américains ou soviétiques.
Il paraît cependant possible de relever même ce défi financier, car en matière océanique la notion de relativité joue. Si, en effet, les bonds dans l’espace supposent le franchissement de seuils financiers que nous ne pouvons sauter, il n’apparaît pas qu’il en soit de même pour la pénétration dans l’océan.
Cette mutation technologique entraîne logiquement une mutation industrielle.
Une mutation industrielle ?
C’est en matière de relations industrielles que l’approche tentée par le C.N.E.X.O. semble assez spécifique et, il faut l’espérer, promise à certains résultats pouvant avoir valeur d’exemple.
À la différence des activités nucléaires et spatiales la notion de dimension de l’entreprise industrielle ne paraît pas jouer ici un rôle aussi capital. On a pu parler de la « dimension nucléaire » qui, seule, pouvait permettre à une firme d’accéder à la « qualité nucléaire ». La dimension du marché doit, bien entendu, être proportionnée à la dimension de la firme. Il en va de même de l’industrie aérospatiale. D’importants programmes d’État constituent, en France, les conditions mêmes de l’existence d’une telle industrie.
Or, à l’heure actuelle, si l’on fait exception d’activités traditionnelles comme les constructions navales et les conserveries des produits de la pêche, il n’existe guère que les activités océanologiques, liées à l’adaptation des forages pétroliers aux conditions océaniques, qui aient la « dimension industrielle ». Les engins d’exploration sont des prototypes, les équipements de mesure ne constituent pas des séries. L’effet quantitatif que peut avoir, pour la création d’une industrie spécifique, un important budget d’État, ne peut être obtenu, compte tenu d’une part de l’impact limité que peut avoir initialement le budget du C.N.E.X.O. (32 MF en 1968 ; 58 MF en 1969), et d’autre part de la politique qu’il entend suivre.
Il serait en effet néfaste, à notre sens, que l’industrie océanologique française se donne comme but des réalisations sur le plateau continental français qui soient financées par le budget de l’État, alors que les ressources de l’océan sont réparties de par le monde entier, et que les marchés à venir seront géographiquement répartis et conquis par les plus entreprenants.
L’industrie doit donc considérer que le développement à venir sera pour elle lié à la création de nouveaux marchés de par le monde, et que pour la conquête de ces marchés elle peut s’appuyer sur l’expérience du C.N.E.X.O. Le C.N.E.X.O. ne sera ni un « arsenal d’État », ni une garantie de rente pour industriels. Mais il veut jouer un rôle d’incitateur, d’éveilleur, de trouveur d’idées nouvelles à partir desquelles il fera les expériences, assurera les préalables et apportera la preuve de la possibilité de réalisation. L’industrie devra alors, à partir des préalables réalisés par le C.N.E.X.O., assumer un comportement dynamique, agressif et responsable.
Une telle politique est intéressante dès maintenant, sous l’aspect promotion, pour l’industrie de l’équipement, qui met au point les matériels servant aux expériences de démonstration entreprises par le C.N.E.X.O., matériels dont le C.N.E.X.O. contrôlera les spécifications afin d’assurer la garantie et la fiabilité.
Elle est intéressante en second lieu pour les industries d’« engineering » et de services qui, sur les chantiers sous-marins du monde entier, pourront développer les méthodes de travail, les techniques et les appareils dont le C.N.E.X.O. aura assuré ou soutenu la mise au point et les essais.
Elle est intéressante enfin pour les industries d’exploitation proprement dites, telles que celles des pêches et du pétrole, car le rôle du C.N.E.X.O. doit être, pensons-nous, celui-ci : dans tous les cas où une industrie a les moyens de procéder à l’anticipation qui lui est propre, pour une exploitation définie à court terme, le C.N.E.X.O. n’a pas à intervenir. Ainsi l’industrie pétrolière est-elle en passe de maîtriser tous les aspects de l’exploitation de gisements de pétrole par 100 m, bientôt 200 m, puis 300 m de fond. Le C.N.E.X.O. n’a en la matière aucun préalable à assurer, aucune preuve expérimentale à apporter. En revanche, son rôle est d’anticiper à long terme, et de proposer aux pétroliers le rendez-vous ultérieur des forages profonds, ou aux pêcheurs tel système de navire de pêche automatisé ou tels renseignements scientifiques sur des réserves d’espèces comestibles.
La démonstration une fois faite ou les connaissances une fois acquises, il appartient aux industries d’exploitation de développer les possibilités ainsi dégagées.
Une telle conception des relations avec l’industrie donne au C.N.E.X.O. une certaine responsabilité de veilleur, et de conseilleur. Il faut en effet être conscient que l’enjeu de la compétition mondiale qui s’engage ne se situe pas à l’intérieur de nos frontières, même étendues aux limites de notre plateau continental. La partie ne se jouera pas entre État client et industriels fournisseurs privilégiés, mais aussi bien en mer de Timor que sur les plaines abyssales du golfe de Guinée ou sur le croissant caraïbe.
À ce titre, la mutation que nous proposons d’effectuer, dans notre secteur pour l’instant modeste, en ce qui concerne les rapports de l’émanation de l’État et de l’Industrie, contribuera-t-elle à redéfinir nos rapports structurels nationaux ?
Nous voici bien ambitieux.
En réalité, plutôt que de tenter d’assumer la gestion complète et directe d’un secteur en expansion, le C.N.E.X.O. veut avant tout rester un état-major central restreint, une structure administrative légère, comportant les meilleures compétences possibles dans les domaines de son ressort, qui sache rester très uni, très ouvert intellectuellement, très pragmatique dans sa démarche.
La méthode qui a permis d’élaborer le programme « Océan » témoigne de cet état d’esprit. Ce programme, en effet, a été préparé avec l’aide de huit groupes de travail réunissant sans exclusive toutes les compétences scientifiques et techniques là où elles se trouvaient, groupes dont les travaux ont été revus, corrigés par le Comité Scientifique et Technique du C.N.E.X.O. qui réunit les chefs de file des différentes disciplines. Or, le climat de coopération qui a permis de mener à bien cette tentative — tentative qui, sauf erreur, doit être unique en France, d’harmonisation de disciplines et de techniques de toutes sortes — nous a tous fort heureusement surpris, nous qui connaissons bien l’esprit d’indépendance qui caractérise les Français.
Le C.N.E.X.O. qui, rappelons-le, se définit avant tout comme coordonnateur, veut limiter son action dans le temps et dans l’espace en fonction de la notion d’opération. L’opération faite, la voie ouverte, le C.N.E.X.O. laisse le champ libre à l’industrie d’exploitation ; il est lui-même libéré pour entreprendre une démonstration nouvelle, avec les moyens rendus disponibles, une fois le relais assuré par des sociétés en mesure de développer une action autonome et rentable. Il prendra d’éventuelles participations dans lesdites sociétés.
Un pari est pris quant à la réussite de cette coordination et de cette impulsion. La séduction des avantages de l’effort mis en commun de façon souple et de la transmission par relais, l’emportera-t-elle sur les forces centrifuges de certains organismes, sur le souci des prérogatives et des domaines réservés, qui contribuent souvent à gripper nos systèmes ?
* * *
Sans vouloir développer une « Défense et Illustration du C.N.E.X.O. », il me semble que sa réussite (ou son échec) risque d’avoir une réelle importance ayant un peu valeur de test, pour faire pénétrer dans tout notre pays, du haut en bas de l’échelle des responsabilités, « une certaine idée de l’Océan » et de ce que la France doit y faire.
À travers cent organismes, nous touchons très directement à une partie du monde de la science qui s’attache à connaître et à comprendre les phénomènes du milieu marin ; du monde des pêches, aux mobiles économiques d’où ne sont pas exclues les préoccupations politico-humanitaires des gouvernements, du monde du pétrole et des mines, aux moyens puissants et aux finalités commerciales ; du monde de la Défense Nationale qu’aucun « azimut » ne laisse indifférent ; et enfin, partiellement, mais de façon non négligeable, du monde médical, de celui des sports et loisirs, etc.
Du fait que, pour pouvoir coordonner et jouer notre rôle, nous avons établi des « règles du jeu » avec tous nos partenaires, nous tenons fermement et quotidiennement des contacts par lesquels passent nos conceptions, nos idées, notre information, nos convictions.
Pour étendre cette prise de conscience globale, il n’est pas indifférent que nous prenions nos bâtons de pèlerins pour exposer les idées d’aujourd’hui, les besoins de demain, l’ampleur des efforts des autres pays.
Il n’est pas indifférent qu’associé à l’Aménagement du Territoire, le C.N.E.X.O. entame une grande décentralisation des équipes scientifiques et techniques continentales (notamment parisiennes) vers les côtes, où l’environnement humain est beaucoup plus sensibilisé aux problèmes océaniques.
Il n’est pas indifférent que nous développions l’information qui par la presse, la télévision et des expositions itinérantes, va peu à peu toucher une opinion publique déjà plus familiarisée avec la mer qu’elle ne le fût jamais.
Il n’est pas indifférent que nous nous intéressions à l’enseignement en faculté et dans les grandes écoles des divers aspects de l’océanologie, et que nous songions à la formation de ces ingénieurs en génie océanique dont le pays aura besoin demain.
Il n’est donc pas indifférent, je le crois sans modestie, que le C.N.E.X.O. et sa force de persuasion tiennent leurs paris ou les perdent.
Il semble bien que quelque chose soit sérieusement ébranlé et en marche chez nous. Les signes s’en font jour depuis cinq à six ans, et c’est heureux car une formidable « course à la mer » s’engage. L’essentiel est de bien comprendre, d’expliquer, et de faire dire que les temps sont venus de regarder la position géographique privilégiée de la France et de ses Territoires et Départements d’Outre-Mer, qui sont grands ouverts sur un océan sans frontières et de savoir que nous sommes en tête et que nous pouvons le rester en ce qui concerne les moyens de pénétration de l’homme sous la mer, point de passage forcé de l’exploitation des richesses. Il faut enfin que nous nous sentions tous concernés par une affaire nationale dont le champ d’action a les dimensions du globe. ♦
(1) V. article du Commissaire de la Marine Voelckel dans la Revue de Défense Nationale de mai 1969 : « La mutation juridique du milieu marin ».