Éditorial - L'ouverture de la 22e session de l’Institut des hautes études de défense nationale par le président Georges Pompidou
DEPUIS l’élection présidentielle de juin dernier et la mise en place du Gouvernement de M. Chaban-Delmas, les déclarations officielles concernant la Défense sont assez rares pour que l’on prête une particulière attention à celles que vient de faire le Président de la République en ouvrant, le 3 novembre, la 22e session de l’Institut des hautes études de défense nationale. Mais tout autant que la substance de ses propos c’est la signification même de l’acte accompli par le Président qu’il convient de dégager d’abord.
Il est vrai que par cinq fois déjà, de 1962 à 1967 (1), le célèbre établissement civil et militaire menant des études de Défense au plus haut niveau avait eu l’honneur de voir sa rentrée annuelle présidée par le Premier ministre qu’était alors M. Pompidou. En y venant cette fois comme chef de l’État, assisté du Premier ministre, M. Chaban-Delmas, du ministre d’État chargé de la Défense nationale, M. Debré, et de trois secrétaires d’État, MM. Fanton, Billecocq et Léo Hamon, le Président de la République a tenu à marquer — et il l’a dit sans équivoque dans son allocution — sa détermination d’exercer les responsabilités éminentes dont il porte le poids en matière de Défense de par les institutions : on sait en effet que la Constitution l’établit comme « le garant de l’indépendance nationale et de l’intégrité du territoire », qu’il est « le chef des Armées », qu’il préside — aux termes de l’ordonnance du 7 janvier 1959 sur l’organisation générale de la Défense — les Conseils de Défense et qu’enfin, depuis le décret du 14 janvier 1964, il a la charge redoutable de donner l’ordre d’engagement des forces nucléaires stratégiques. L’édifice institutionnel de la Défense, tel qu’il a été bâti au cours de la première décennie de la Ve République demeure donc stable et résolument tenu. Il n’était peut-être pas inutile de le souligner.
Aux cent treize auditeurs groupés de l’IHEDN et du Centre des hautes études de l’armement qui proviennent en parties égales du secteur public — civil et militaire — et du secteur privé et qui sont appelés à être, suivant l’expression du général G. Buis, nouveau Directeur de l’Institut « les courroies de transmission entre la détermination gouvernementale et le patriotisme du citoyen », le Président allait demander d’apporter leur contribution à l’effort de réflexion nécessaire devant les exigences nouvelles de la Défense, d’en faire comprendre la nature et d’en être, chacun dans leur sphère de responsabilité, les acteurs convaincus.
C’est qu’en effet l’apparition des techniques nouvelles et surtout des armes nucléaires a exercé en ce domaine de la Défense une véritable révolution. C’en est fini de la conception ancienne et simpliste suivant laquelle la Défense était essentiellement une affaire militaire et son objet la conquête territoriale ou l’opposition à un envahisseur auquel des armées de masse devaient faire face, abritant le reste de la nation mobilisée (les citations de M. G. Pompidou sont en italique).
« La Défense nationale apparaît comme fondée dorénavant sur la dissuasion. Cette notion que le général de Gaulle et la France ont mise en valeur lorsque nous avons créé notre propre force atomique, est aujourd’hui admise par tous et est à la base même de la politique militaire de toutes les puissances atomiques. »
Suivant une méthode familière aux stratèges, le Président analyse alors la menace qui pèse sur la Défense nationale d’une puissance comme la France depuis que la dissuasion a fait reculer l’éventualité d’un affrontement par les armes ou du moins en a élevé le seuil critique. C’est une menace complexe et multiforme, à caractère global en ce sens que si elle atteint l’un des objectifs qu’elle vise elle peut aller jusqu’à priver le pays de sa puissance et même de sa personnalité.
Et cependant c’est une menace parfois subtile et dont le danger peut ne pas être immédiatement perçu : c’est le cas par exemple lorsqu’il s’agit de l’économie dont la santé est la condition même d’une Défense efficace. L’envahissement du marché par une concurrence qui, à la longue, peut devenir pour certaines puissances européennes insurmontable, les contraintes résultant d’un système monétaire obligeant un État à aligner sa monnaie sur celle d’une puissance exerçant une hégémonie financière, l’implantation d’entreprises étrangères au-delà d’une certaine limite où l’équilibre est rompu en sorte qu’elles peuvent faire régner leur loi sur telle ou telle partie essentielle de notre marché et de notre production, autant de manifestations d’un impérialisme à l’égard duquel la France doit se défendre si elle ne veut pas se voir progressivement mais sûrement submergée au point que son indépendance soit mise en péril.
Pour n’être pas délibérément hostile ni même agressive c’est une menace subtile mais tout aussi grave, à laquelle nous sommes confrontés dans le domaine culturel et scientifique où « tel ou tel pays, par l’influence intellectuelle qu’il acquiert, peut imposer progressivement ses formes de pensée, sa conception même de la vie et jusqu’à sa langue ».
C’est aussi une menace idéologique qui pèse sur notre société et qui fait que des doctrines étrangères « peuvent tour à tour s’appuyer sur telle ou telle classe sociale », nous divisant dans nos efforts, « attisant les conflits de génération » et abusant certains jusqu’à leur faire partager l’utopie suivant laquelle la destruction des fondements de notre société et le rejet des valeurs qui lui sont inhérentes seraient le prix de sa rénovation.
Menace militaire enfin qui pourrait s’appliquer aux moindres risques pour l’adversaire si elle venait finalement concrétiser la menace globale contre un pays qui aurait été progressivement dépossédé de tous les éléments de sa puissance et qui en prendrait conscience trop tard.
C’est une menace de ce type qui s’est appliquée contre certains pays dépourvus de toute force de dissuasion. Dans le cas de la France il ne saurait en être ainsi : notre Défense nationale s’appuie et continuera de s’appuyer sur une stratégie de dissuasion que la possession d’une force nucléaire stratégique, dont la capacité s’accroît chaque année et dont l’environnement se perfectionne, rend possible. Elle constitue l’argument essentiel autour duquel est bâtie toute notre Défense militaire et elle en est « l’ultima ratio ».
Mais la possession de cette force nucléaire qui permet de faire face à la menace militaire directe ne suffit pas à nous prémunir contre tous les dangers qui viennent d’être évoqués.
Bien plus, même l’efficacité de notre stratégie de dissuasion est fonction de notre effort pour surmonter les difficultés et les obstacles dressés devant notre économie, elle dépend de notre courage à affronter l’avenir et de notre résolution de le maîtriser.
Les propos du Président de la République ne visaient nullement à définir devant les auditeurs de l’IHEDN un nouveau concept de Défense mais à les inviter à réfléchir à la dimension économique, entre autres, de la Défense ainsi qu’à la volonté nationale dont elle est une expression.
« Ainsi, devait conclure le Président de la République, la Défense aujourd’hui, loin d’être spécifiquement militaire, ni bornée à la seule perspective d’un conflit armé, s’exerce, à tout moment, et s’applique à tous les domaines. Elle traduit la capacité physique et militaire d’une nation à résister aux pressions qui, de l’extérieur, ne cessent de peser sur son indépendance, c’est-à-dire sur son existence. De même qu’un organisme humain vigoureux secrète en lui-même les armes contre ce que la médecine moderne appelle, précisément, « les agressions », qui risquent à tout moment de porter atteinte à la santé, de même un peuple fort s’assure les moyens de détourner les périls qui guettent en permanence les nations, et c’est à la possession de ces moyens qu’on juge de sa vitalité, et, en quelque sorte, de sa santé.
Ces moyens sont de tous ordres, y compris bien sûr, et en dernière extrémité, militaires. Leur valeur dépend de la puissance du pays en tous domaines, et implique au plus haut point la détermination à la tête de l’État.
Mais, ni la puissance ne s’octroie, ni la détermination n’est garantie par les textes. Il y faut le support de l’approbation populaire massive, profonde, elle-même expression d’une volonté, et comme d’un instinct vital. Toute défense nationale dépend du ressort moral, de la résolution de la volonté de vivre, qui animent un peuple. Comme un malade dont on dit qu’il a mauvais moral, une nation qui s’abandonne est condamnée.
Puisse la France indépendante, enfin ressurgie, reconnaître dans sa défense nationale l’instrument de sa survie et le témoignage de sa dignité. »
G. V.
(1) Exception faite de 1963 où ce fut M. Messmer qui, par délégation du Premier ministre, présida cette ouverture de l’IHEDN.