Institutions internationales - Vers des difficultés entre les « Six » et la Grande-Bretagne ? - L'effort commun des « Six » - La réunion du Fonds monétaire international (FMI) - Vers un renforcement du COMECON
La mort du président Nasser (28 septembre 1970) a ouvert une nouvelle phase dans l’évolution de la crise du Moyen-Orient, et, au lendemain de sa disparition, on ne peut que formuler des hypothèses quant à l’avenir de cette région et, pour le thème de la présente chronique, quant au sort que les semaines qui viennent réserveront aux projets élaborés plus ou moins directement sous l’égide des Nations unies. Aussi bien est-il plus rationnel de laisser délibérément de côté ce problème du Moyen-Orient, d’autant que si les aspects dramatiques qu’il a pris ont pu cristalliser sur lui l’attention des milieux politiques, des institutions internationales ont, depuis la mi-septembre, tenu des réunions ou pris des décisions qui gagnent à être analysées. Qu’il s’agisse de l’Europe, du Fonds monétaire international (FMI) ou du COMECON (Conseil d'assistance économique mutuelle ou CEAM), l’actualité a été riche.
Vers des difficultés entre les « Six » et la Grande-Bretagne ?
Les négociations entre les « Six » et la Grande-Bretagne ont repris le 17 septembre 1970 au niveau des suppléants des ministres des Affaires étrangères, et le représentant britannique, M. O’Neil, a présenté des suggestions qui ne concordent pas avec la « position commune » adoptée par les membres du Marché commun avant l’ouverture des négociations, le 30 juin 1970. Londres voudrait qu’une « phase d’initiation » d’un an fasse suite à l’entrée en vigueur du traité d’adhésion. Dans l’esprit des Anglais, cette « phase d’initiation » serait caractérisée par le statu quo en matière tarifaire, et permettrait de poursuivre la négociation sur des points secondaires ou sur des textes d’application. Or les « Six » redoutent que cette période mal définie entre l’autonomie et la vie commune ne soit une ère de contestation, de remise en cause de solutions que l’on pouvait croire acquises, ceci à un moment où, le traité étant signé et ratifié par les Parlements, il serait politiquement et psychologiquement difficile pour le camp ayant le sentiment d’être dupé de faire machine arrière, autrement dit d’envisager la rupture des pourparlers. Au surplus, revenant sur ce qui avait été entendu, M. O’Neil demande que la mise en place de l’union douanière ne progresse pas au même rythme dans les secteurs agricole et industriel. Selon le nouveau calendrier britannique, il ne se passerait rien en matière tarifaire durant la « phase d’initiation ». À l’expiration de celle-ci, les droits de douane perçus dans les échanges entre les « Six » et la Grande-Bretagne seraient réduits de 40 %. En ce qui concerne les échanges avec les pays tiers, le rapprochement du tarif anglais vers le tarif douanier commun serait également de 40 %. Un second mouvement de 30 % aurait lieu à la fin de la seconde année. Enfin, au terme de la troisième année, les droits subsistant dans les échanges entre les deux parties seraient totalement éliminés, et la Grande-Bretagne appliquerait alors le tarif extérieur commun. Les « Six », eux, persistent à penser que la première démobilisation des droits de douane doit s’accompagner d’un premier rapprochement des prix agricoles anglais vers les prix communs.
Cette divergence de vues, née le 17 septembre, pose un problème psychologique et politique. Dans une partie d’échecs, lorsqu’un joueur s’attarde trop, son adversaire, s’il parle anglais, lui dit : « your move » – « à vous de bouger ». C’est à peu près ce que le porte-parole des « Six », l’ambassadeur d’Allemagne, a dit à M. O’Neil lors de la réunion du 1er octobre. Comme on l’a vu plus haut, le problème apparaît simple. Les « Six » estiment qu’il doit y avoir un parallélisme entre les périodes de transition industrielle et agricole, et qu’il n’est pas concevable que, sous le titre d’« initiation », les Britanniques fassent pendant un an partie du Marché commun sans en appliquer les règles. Certes, la position de M. Heath est délicate. Les élections, le changement de gouvernement, le décès de M. McLeod, qui a contraint à remplacer comme négociateur M. Barber par M. Rippon, les controverses « européennes » au sein des deux partis, etc. n’ont pas créé une situation de tout repos. Pourtant, il semble qu’il s’agisse plutôt de tactique. Les Britanniques préfèrent le « facts finding », c’est-à-dire des groupes de recherche sur les points délicats au sein desquels membres de la Communauté et candidats définiraient ensemble les problèmes avant de trouver ensemble les solutions. Mais les « Six » ne veulent pas de cette méthode. Elle consisterait à rouvrir le débat entre eux sur des problèmes souvent résolus à grand-peine, les Britanniques renforçant la position des mécontents. Cela conduirait très vite à de graves divisions internes, donc à l’échec de la négociation, puisque celle-ci ne peut se conclure qu’à l’unanimité. Mais donner, comme le demandent les « Six », une liste limitative des problèmes posés est politiquement délicat pour M. Heath. S’il demande beaucoup et n’obtient que peu, il semblera avoir échoué. S’il réclame peu, les adversaires du Marché commun le lui reprocheront. En formulant ses vœux, il sera amené à s’opposer à ceux des autres candidats qui ne veulent ni longue période de transition agricole, ni trop d’exceptions industrielles.
C’est qu’en effet, les autres candidats sont loin de faire bloc avec Londres. Sur plusieurs points essentiels, les Danois et les Irlandais paraissent disposés à se ranger du côté des « Six ». Les Norvégiens donnent l’impression de n’être les alliés de personne, empêtrés qu’ils sont dans une situation qui, cela devient de jour en jour plus évident, rendra bien ardue l’organisation pratique de leur entrée dans la Communauté. Plus encore que l’Irlande, le Danemark apparaît aux yeux des « Six » comme le candidat idéal. Le gouvernement de Copenhague est disposé à signer, et à appliquer dès demain, les traités de Rome et de Paris. Son vœu le plus cher est de compter aussi vite que possible parmi les membres à part entière de cette « Europe verte » qui, depuis huit ans, lui a causé tant d’inquiétude. Il se passerait volontiers d’une période de transition. Mais c’est impossible, dans la mesure où son sort se trouve lié à celui des autres candidats. Aussi désire-t-il que la période de transition soit aussi brève que possible, de durée égale pour les produits agricoles et industriels, et enfin que les effets de l’adhésion (autrement dit l’élimination des obstacles tarifaires entre les anciens et les nouveaux membres, ainsi que l’alignement des prix agricoles de ces derniers sur les prix communs) se fassent sentir dès l’entrée en vigueur des traités. C’est là une position très voisine de celle défendue par la Communauté (et l’Irlande) mais qui s’écarte sensiblement des suggestions présentées par Londres.
L’effort commun des « Six »
L’engagement des négociations avec les candidats à l’adhésion n’a pas affecté les conditions dans lesquelles avait été prévue la « rentrée » européenne. Le dossier agricole était à l’ordre du jour de cette « rentrée ».
En plaidant la cause de catégories de producteurs dont la situation apparaît aujourd’hui comme particulièrement difficile, M. Jacques Duhamel a donné le coup d’envoi au grand débat auquel les « Six », après trois années d’atermoiements, ne semblent plus pouvoir se soustraire. Quelles orientations donner à la Politique agricole commune (PAC) ? Quels moyens mettre en œuvre pour atteindre les objectifs inscrits à l’article 39 du traité de Rome, autrement dit pour améliorer le revenu des paysans ? Les questions résultent du fait que la soudaine disparition des surplus de beurre, de blé et de poudre de lait peut conduire les « Six » à renoncer au programme de réformes hardies qui se trouvait consigné dans le « plan Mansholt », dont on sait de quelles controverses il avait été l’objet. Quelques mots du « discours d’investiture » prononcé le 15 septembre par M. Franco Maria Malfati devant le Parlement européen ont pourtant confirmé les positions antérieures du collège bruxellois. Le nouveau président de la Commission des communautés européennes (CCE) a en effet assuré que, dans son esprit, « la politique des prix et des marchés était inséparable d’une politique sociale moderne et d’une politique cohérente et encourageante des structures » – ce qui n’était qu’une paraphrase de M. Mansholt (Vice-président de la Commission européenne chargé de l’Agriculture depuis 1958), qui prônait le blocage des prix et un plan de modernisation des campagnes. Aujourd’hui, M. Mansholt est convaincu que l’on ne peut maintenir le blocage des revenus imposé à un grand nombre d’agriculteurs, et qu’il faut donc assouplir la politique des prix. Mais, au-delà du problème des prix, celui des structures reste posé, et l’effort paraît encore plus nécessaire au moment où la perspective de l’adhésion, c’est-à-dire de l’arrivée, de clients importants, mais aussi de concurrents dynamiques, s’inscrit dans l’avenir.
Lors du séjour qu’il a effectué à Paris, M. Malfati n’a pas abordé ces problèmes. Il entendait se limiter aux questions politiques. Les gouvernements disposent du « rapport Davignon », établi par les directeurs des affaires politiques des ministères des Affaires étrangères, et cautionné par les ministres, en application d’une des décisions de la conférence de La Haye de décembre 1969. Ce rapport établit une « triple constatation » :
– il faut « donner forme à la volonté d’union politique » ;
– « la mise en œuvre des politiques communes… postule que des développements leur correspondent dans l’ordre proprement politique » ;
– la « concertation des politiques étrangères » est nécessaire « pour manifester aux yeux de tous que l’Europe a une vocation politique ».
Partant de cette « triple constatation », le rapport Davignon définit les objectifs de la coopération :
– par l’information et la consultation, arriver à « une meilleure compréhension mutuelle sur les grands problèmes de politique internationale » ;
– « favoriser une harmonisation des points de vue, la concertation des attitudes et, lorsque cela apparaîtra possible et souhaitable, des actions communes ».
Les procédures établissent des réunions des ministres des Affaires étrangères et des directeurs des affaires politiques des ministères des Affaires étrangères. Ceci paraîtra insuffisant aux maximalistes, mais à partir du moment où l’on rejette l’intégration politique en tant que concept même, on ne peut aller au-delà d’une coopération fondée sur la concertation et visant à l’harmonisation. M. Malfati l’a admis, puisqu’il a tenu à déclarer que la Commission n’est pas un « super-gouvernement ».
Le président de la République Georges Pompidou et M. Schumann (ministre des Affaires étrangères) sont d’accord pour que, si les problèmes en cause l’exigent, la Commission soit, en tant que telle, consultée lors des réunions ministérielles prévues par le rapport Davignon. Ils le sont également pour maintenir la cohésion et la « position commune » des « Six » face à l’évolution de la position britannique.
La réunion du Fonds monétaire international (FMI)
L’Europe n’a pas été absente de la réunion, à Copenhague, du FMI. Voilà une organisation dont on parle peu, et qui joue un rôle important. Alors même que la Seconde Guerre mondiale n’était pas terminée, les dirigeants alliés recherchaient les bases et les procédures d’une coopération monétaire susceptible d’assurer la stabilité des échanges internationaux. On ne pouvait envisager de revenir aux nationalismes monétaires et aux accords de compensation, qui ne sont qu’une forme moderne du troc. Aussi, tandis qu’à San Francisco les diplomates mettaient au point la Charte des Nations unies, qui devait assurer la paix par la soumission des États à une loi internationale, les financiers, réunis à Bretton Woods, élaboraient des mécanismes destinés à imposer une discipline collective aux politiques monétaires nationales. Le Fonds monétaire international était né. Dans l’esprit de ses promoteurs il devait, comme l’ONU, être ouvert à tous les États. Mais, dès la conférence de Bretton Woods, les considérations idéologiques intervinrent. Considérant que le principe de la libre circulation des capitaux et des biens se situait dans le droit fil du capitalisme, l’URSS et les États qui lui étaient déjà soumis (sauf la Pologne) refusèrent leur participation. Pour des raisons tenant à ses traditions de politique monétaire et craignant pour sa neutralité, la Suisse la refusa également (comme elle refusa d’adhérer à l’ONU, jugeant incompatibles avec sa neutralité les obligations imposées aux États membres dans le cas d’une intervention collective). 44 États y adhérèrent. Compte tenu, d’une part des nouvelles adhésions, d’autre part du retrait de la Pologne en 1950 et de Cuba en 1964, et de l’exclusion de la Tchécoslovaquie en 1954, ce sont aujourd’hui 116 pays qui sont membres du FMI.
Depuis la conférence de Vienne de 1961 pour le principe, depuis 1963 pour les faits, un organisme sans existence institutionnelle joue un rôle de premier plan au sein du FMI, le « groupe des Dix », constitué par les représentants des pays les plus industrialisés du monde occidental et de l’Asie : États-Unis, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas, Suède, Canada et Japon. C’est à ce « directoire » qu’il appartient, sinon en droit, du moins en fait, de fixer les orientations majeures de la coopération monétaire internationale. Les membres de ce « groupe des Dix » se sont en outre engagés à accorder, en cas de besoin, les prêts qui seraient nécessaires au Fonds pour faire face aux demandes de crédits présentées par des États-membres en difficulté.
Il ne saurait être question d’analyser ici, dans le détail, les structures, le fonctionnement, les ressources du FMI. En tant que tribunal, il doit faire respecter le bon ordre des transactions de change, tant pour les taux de change que pour les restrictions de paiements. Il est en quelque sorte le surveillant du « Code de bonne conduite » monétaire. C’est ainsi que tout changement de parité ne peut s’effectuer que dans son cadre et sous sa surveillance. Si un pays veut modifier sa parité monétaire (c’est-à-dire, en fait, procéder à une dévaluation), il doit en demander l’autorisation au Fonds et, en vertu des statuts de celui-ci, s’il veut bénéficier de son aide, s’engager à remédier aux déséquilibres qui ont rendu l’opération monétaire nécessaire.
Il a toutefois dû assouplir l’application de ce principe. C’est ainsi que, bon gré mal gré, il a accepté les taux de change multiples, un pays pouvant, par cette procédure, encourager ses exportations. C’est ainsi qu’en ce qui concerne les taux de change flottants, fixés en fonction de la simple loi de l’offre et de la demande, il a dû se montrer conciliant à l’égard de pays comme le Chili, l’Argentine et le Paraguay.
Il est aussi un organe d’assistance. Il n’est pas une banque. Son rôle est de fournir aux pays membres qui lui en font la demande la monnaie d’autres pays membres en échange d’or ou de monnaie nationale du pays demandeur. Ce dernier doit donc procéder auprès du Fonds à des achats (tirages) de devises étrangères, qu’il paie avec sa monnaie nationale, tandis qu’à terme il s’engage à racheter un montant équivalent de sa monnaie nationale au moyen d’or ou de devises convertibles. À l’origine, les pays membres disposaient d’un droit de tirage automatique égal chaque année à 25 % de leur quota. Depuis 1952, ces mêmes pays pouvaient obtenir, en cas de besoin, un même tirage pendant une période de six à douze mois. Ces « accords de confirmation » sont devenus l’une des pièces maîtresses de la coopération monétaire internationale, ne fût-ce que parce qu’ils permettent à un pays en difficulté de ne pas être soumis à la loi implacable de la dévaluation.
Depuis le 1er janvier 1970, les pays membres peuvent bénéficier des « droits de tirage spéciaux », ces DTS qui ont suscité tant de controverses. Ils n’ont à effectuer aucun dépôt en or ou en devises. La procédure repose sur un jeu d’écritures dont le but est de répondre au besoin croissant de liquidités internationales. Elle ne vise pas à remédier aux déficits des balances des paiements, et le général de Gaulle avait pu ainsi la qualifier de « cautère sur une jambe de bois » : elle ne règle pas le problème monétaire international. Elle vise à la création simultanée de réserves qui peuvent être utilisées comme de l’or et se trouvent d’ailleurs exprimées en poids d’or. Ces réserves sont allouées au prorata des quotas de chaque pays au FMI. Le 3 octobre 1969, le FMI avait décidé qu’au titre des DTS, 9,5 milliards de dollars pourraient être tirés sur les trois exercices 1970-1972. Le 1er janvier 1970, 16,8 % des quotas avaient été tirés, soit 3 414 millions de dollars, les sommes mises à la disposition des pays variant de 867 M $ au profit des États-Unis à 504 000 $ pour de petits quotas. Du 1er janvier au 30 juin 1970, 46 pays ont utilisé 549 M $ : 287 M au profit de 26 pays pour traiter avec d’autres membres, 206 par 22 pays qui devaient effectuer des rachats en ayant recours au Fonds, 56 par 25 pays pour se libérer de leurs dettes envers le Fonds.
On ne pouvait attendre de la réunion de Copenhague d’autre décision que celle qu’elle a prise : en dehors d’un changement de parité constituant une dévaluation (ou une réévaluation) la « flexibilité » des parités est limitée à 1 %. Mais l’essentiel s’est sans doute situé ailleurs, dans le domaine des efforts menés vers la création d’une monnaie européenne. La « royauté du dollar » a, dans ses causes, la division de l’Europe. Individuellement, les pays d’Europe sont tous plus faibles que les États-Unis, alors que globalement l’Europe est une plus forte puissance financière qu’eux. Ses réserves monétaires s’élèvent, Angleterre comprise, à 23,2 Md $ contre 16,8. Son commerce extérieur est plus élevé. L’Angleterre mise à part, son expansion est plus rapide. Si le dollar impose sa loi – avec des inconvénients et des risques maintes fois dénoncés – c’est parce que l’Europe reste divisée. M. Anthony Barber, hier chargé des négociations entre Londres et les « Six », Chancelier de l’Échiquier depuis la mort de M. McLeod, a fait à cet égard une déclaration d’une portée considérable : si l’Angleterre est admise dans la Communauté, elle s’engage à accepter le système monétaire que celle-ci aura mis sur pied. Jusqu’ici, l’Angleterre suivait docilement le sillage des États-Unis. La déclaration de M. Barber a la valeur d’un engagement en faveur du Marché commun, et d’une incitation en faveur d’une monnaie européenne.
Vers un renforcement du COMECON
Dans le temps où les « Six » renforcent leur coopération, des décisions se préparent au sein du COMECON – le « Conseil d’assistance économique mutuelle » (CEAM) créé le 25 janvier 1949 par l’Union soviétique après son refus d’être bénéficiaire du Plan Marshall et de devenir membre de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). Ses premiers indices d’activité n’apparurent qu’après la mort de Staline en 1953, et surtout à partir de 1956, où l’on commença à parler de coordination de développement et de planification à long terme. La prochaine réforme du rouble attire aujourd’hui l’attention sur cette institution.
La doctrine soviétique de la « souveraineté limitée », qui consiste à imposer aux pays du bloc communiste le respect de l’« internationalisme prolétarien », c’est-à-dire des intérêts de l’URSS, vaut pour le domaine économique comme pour le domaine politique. Le COMECON peut à cet égard être considéré comme l’homologue du Pacte de Varsovie. Et l’une des raisons majeures qui poussent les dirigeants soviétiques à s’efforcer de consolider l’intégration économique de l’Europe de l’Est tient sans nul doute à leur souci d’éviter le renouvellement des événements dont la Tchécoslovaquie fut le théâtre en 1968. En même temps qu’elle tente de resserrer l’unité du COMECON, l’URSS cherche à y renforcer son leadership. Dans cette perspective, la stratégie soviétique a consisté d’abord à obtenir une nouvelle répartition des tâches productives à l’intérieur du COMECON, puis à faire adopter en mai 1970 le principe d’investissements multilatéraux, qui s’est traduit aussitôt par la création d’une « Banque internationale d’investissements », au capital d’un milliard de roubles, pièce maîtresse du nouveau système.
En 1958, Khrouchtchev avait essayé de forger un ensemble cohérent susceptible de rivaliser avec les modèles occidentaux. Au cours des années suivantes, une division internationale du travail entre pays membres fut progressivement entreprise. L’URSS chercha à rationaliser la production du bloc en spécialisant chaque pays dans les tâches qu’il semble le plus apte à accomplir. Le COMECON devint ainsi un organisme supranational chargé de répartir le travail entre ses membres. Mais le projet se heurta à l’hostilité des Roumains, peu disposés à abandonner leur industrialisation pour se cantonner dans le rôle de fournisseurs de matières premières et de produits agricoles, qui leur était assigné. De leur côté, la Tchécoslovaquie, la République démocratique d’Allemagne (RDA), puis la Hongrie, la Bulgarie et la Pologne s’engagèrent dans des réformes économiques aux méthodes et aux objectifs variés, qui les empêchaient de coordonner efficacement leurs plans de production, comme l’exigeaient les nouvelles règles du COMECON. Enfin, tous ces pays étaient en train, chacun pour son compte, d’intensifier leurs échanges commerciaux avec l’Ouest, et ils ne montraient nul empressement à en partager les avantages. Ces forces centrifuges provoquèrent un affaiblissement du COMECON, que les Soviétiques ne sont pas encore parvenus à surmonter totalement… Les promoteurs de la réforme économique tchécoslovaque furent cloués au pilori. La rébellion roumaine perdit de sa force. À peu près rétablie dans son leadership, l’URSS a obtenu d’importantes concessions de ses partenaires. La division du travail à l’intérieur du COMECON répond désormais au désir des Soviétiques de concentrer sur leur territoire, et tout particulièrement à l’est de l’Oural et en Sibérie, les implantations d’entreprises nouvelles, notamment celles qui relèvent des technologies avancées et de l’industrie lourde. Un tel choix n’a pu se faire qu’au détriment de la RDA et de la Tchécoslovaquie qui, disposant d’une longue tradition industrielle et d’une main-d’œuvre qualifiée, auraient pu prétendre en bénéficier. Les industries des partenaires socialistes se trouvent ainsi contraintes à produire surtout des biens de consommation industriels (moteurs électriques, machines à calculer, véhicules, etc.) et risquent ainsi de voir s’accroître leur dépendance à l’égard de l’URSS, en particulier dans le domaine des techniques nouvelles.
L’industrialisation massive de la Sibérie coûte cher. Les membres du COMECON doivent y participer. La « Banque internationale d’investissements » a précisément pour but de fixer les modalités de cette « coopération » ou, plus exactement, de ces transferts. L’Europe de l’Est ne disposant que de capacités marginales très faibles, l’effort qui lui est demandé entraînera fatalement un affaiblissement de son potentiel industriel. La réforme monétaire en préparation constituera un autre moyen de prélever la substance économique des partenaires socialistes au profit des grands projets soviétiques. Alors que tous les gouvernements d’Europe de l’Est souhaitaient depuis longtemps sortir du ghetto où les confine l’inconvertibilité de leurs monnaies, le nouveau « rouble transférable » dont veut se doter le COMECON ne pourra servir qu’à régler les échanges multilatéraux entre pays membres. Un fonds spécial, alimenté en « roubles transférables » par l’excédent de la balance commerciale de certains pays du COMECON (la Hongrie par exemple) donnera à l’URSS des possibilités accrues pour faire travailler, directement ou indirectement, les industries de ses partenaires socialistes au bénéfice de ses grands projets sibériens. Cette conception monétaire, élaborée en fonction d’une organisation autarcique de la zone économique du COMECON, peut paraître étrange au moment où celui-ci s’efforce de rationaliser sa production et ses échanges extérieurs. Elle surprend moins si on la rapporte à la volonté des dirigeants soviétiques de donner la priorité à des objectifs résolument « nationalistes », fût-ce au prix d’un désavantage commercial certain dans les relations du bloc communiste avec l’Ouest. ♦